Après la composition d'un peu plus de 40 pièces théâtrales - et non des moindres - représentées presque partout dans le monde aussi bien en son pays natal, l'Angleterre, qu'en France, en Allemagne et ailleurs en Europe, le dramaturge Edward Bond, à la fin du siècle dernier, avait choisi de concentrer l'énergie de son art de "passeur" et de littérateur auprès des jeunes générations. En écrivant de nouvelles fables d'apparence et d'accès plus aisés mais, surtout, en allant visiter, d'une ville l'autre, des classes de collégiens ou lycéens à qui il confiait son appréhension du monde en ce qu'il contient de pièges, de dangers, de mensonges ou de trésors humains/ trop humains.
C'est alors que, plutôt que débattre de sa vie et de son oeuvre, chaque fois qu'il était invité par des institutions à évoquer son parcours, il préférait réunir autour de lui et sur les plateaux, des assemblées de jeunes gens et jeunes filles, à qui il racontait des histoires savamment ourlées de dentelles noires et d'allégories édifiantes. Pour mieux les aider à s'emparer des mystères volontairement cachés par des pouvoirs délétères et à s'en défier, s'en détacher pour être mieux armés à les combattre et à riposter et non plus en subir le joug frelaté.
"SI DIEU EXISTAIT, IL IRAIT AU THÉÂTRE"
J'ai eu la chance de le vérifier lorsque, en 2007 et parce que sa pièce Le Numéro d'équilibre était au programme des classes de français et de théâtre, cette année-là, Edward Bond vint rencontrer deux cents lycéens sur la scène des Célestins-Théâtre de Lyon, pour une masterclass mémorable à plus d'un titre.
Ayant dirigé une quarantaine d'entre eux, tout au long de l'année sur trois textes de lui (Auprès de la mer intérieure, Chaise, Les Enfants) et qu'ils ont eu le bonheur de les interpréter devant l'écrivain, j'ai pu constater à quel point la poétique et la stylistique de sa dramaturgie était en phase réelle avec leurs questionnements à la fois collectifs et personnels. Entre autres, celui de la Foi, non forcément de la religion, c'est à dire de la nécessité ou non de "croire" en quelque force ou divinité réputée supérieure qui peut ou non constituer un réel bouclier pour se prémunir contre l'adversité. Ce à quoi Bond répondait volontiers non sans malice que "Si Dieu existait, il irait au théâtre."

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Quelques années plus tôt, et cette fois à la Comédie de Valence, pour la création de Lear avec le comédien Jean-Luc Bideau dans le rôle=titre, mis en scène par Christophe Perton, un entretien avec Edward Bond, dans le cadre d' une rencontre préalable avec les publics, avait été déjà pour moi l'occasion de saisir à quel point son théâtre s'affranchissait des idées convenues, et encore plus "convenables", fustigeant déjà les abus totalitaires que bien des religions s'autorisent pour anesthésier les consciences.
C'était en 2001 et, quelques mois auparavant, il avait affirmé, à Mona Chollet et Luz, pour le journal Charlie-Hebdo, que "La religion est une pièce de théâtre qui prétend être vraie". Le 31 mai 2000.
La grande majorité des spectateurs assidus du théâtre, en France, ont forcément croisé, un soir ou une matinée, dans la pénombre des plateaux, les personnages de ses pièces. Fréquemment mis au programme par Alain Françon au Théâtre national de la Colline, fin des années 1990 et jusqu'au mitan des années 2000, il était naturellement présent aussi au Festival d'Avignon et représenté bien sûr en tournée en diverses scènes nationales. Chaise ou Les Enfants, Existence, Si ce n'est toi, Naître mais aussi Café ou Le crime du XXIè siècle, Onze débardeurs et, surtout Les pièces de guerre, sont des oeuvres qui ont compté et comptent pour bien des publics d'hier et d'aujourd'hui.
Fresques à la fois épiques et futuristes, elles ne cèdent pas à la tentation d'aucun folklore et ne divertissent pas puisque leur objectif est de dé-conditionner les esprits piégés par le règne trop fallacieux des medias, ou égarés par de faux désirs.
Pour saluer sa mémoire, je me permets d'éditer, ici, un texte que j'avais écrit, en ces occasions de rencontres, en novembre 2000, à propos de son oeuvre. Plus que jamais, par ailleurs, à l'heure où les promesses ministérielles d'encourager la pratique théâtrale dans les classes de collèges et de lycées français se multiplient, les décisionnaires seraient bien inspirés de relire ces quelques lignes rédigées par Edward Bond dans son livre La Trame cachée (1994) : il y évoquait le refus, au Royaume Uni, de donner plus de moyens et de savoir maintenir une instruction selon lui essentielle qui passe par les planches:
"Les pièces que les jeunes gens écrivent, interprètent et regardent sont les épures du monde où il leur faudra vivre. Quiconque a été obligé de travailler dans les medias pour adultes au cours de ces vingt dernières années a gâché sa vie, ou en a autorisé le gâchis. Pendant ces années-là, le théâtre, le théâtre en milieu scolaire a acquis pertinence, savoir-faire et utilité - et par là plus de valeur. La menace qui pèse à présent sur son existence est une tragédie. Aucune institution culturelle dans ce pays n'a davantage de valeur."
ENFANCES, JUSTICE ET METAMORPHOSES: LE THEATRE SALUTAIRE D'EDWARD BOND
Edward Bond est né en 1934 dans un quartier populaire de Londres. Autodidacte chevronné, il commença à écrire de bonne heure des pièces au cours de sa scolarité, et, lorsqu’il abandonne ses études, part travailler dans des usines et des bureaux.
Son origine sociale modeste, loin d’être anecdotique, l’a conduit à être assimilé à certains de ses pairs, auteurs dramatiques eux aussi issus de la classe ouvrière tels Harold Pinter, John Osborne, John Arden, David Storey, Sillicoe ou Arnold Wesker, que la critique dramatique anglaise des années 70, avait réunis et classés sous l’étiquette commode mais bien trop schématique de " jeunes gens en colère " (" angry young men "), parce que, renouvelant non seulement les canevas conventionnels de la composition dramatique jusqu’alors en vigueur, ils mettent en scène des personnages, des situations qui ont pour contextes, le plus souvent, des milieux plutôt " défavorisés " et qu’ils témoignent, aussi, d’un esprit de contestation contre les ordres et la politique établis par le premier gouvernement travailliste d’alors, qu’ils haïssaient certainement plus encore que le parti conservateur de l’époque.
Bond, quant à lui, même s’il écrit que " ses pièces ont toujours un œil ouvert sur ce qui se passe dans la rue ", récusera ardemment cette appartenance à un groupe aussi clairement authentifié. Le metteur en scène français Claude Régy, qui créa à Paris, au T.N.P. de Chaillot en 1972, l’une de ses premières pièces, Sauvés, (Saved, 1965), le confirme : " Chez Bond, le cri de révolte est poussé jusqu’à l’exaspération. Comme chez Pinter, le langage se trouve entre les mots, mais c’est bien la seule ressemblance. La litote permanente. On veut toujours dire autre chose et tout à la fois. " (1).
En France, c’est la création par Guy Lauzin de Narrow Road to the deep North (Route étroite pour le grand Nord), en 1969, qui introduisit Edward Bond et qui honora l’affiche de la première saison du Centre Dramatique National de Nice-Côte d’Azur dirigé alors par Gabriel Monnet.
Le critique dramatique français Bertrand Poirot-Delpech, dans Le Monde du 26 novembre 1969 analyse qu’avec cet ouvrage, " Edward Bond a voulu montrer que le christianisme colonisateur est aussi barbare que le rapport de forces auquel il se substitue (…) Ce refus global de tout ce qui fonde la société d’Occident s’exprime dans une parodie des formes orientales : récit, convention et rythme du Nô, hara-kiri final du moine qui n’a pas trouvé la vérité, symboles de l’enfant abandonné et de l’homme pur sauvé in extremis de la noyade… ".
Ces thématiques de l’enfant sacrifié, de la quête absolue de la vérité, s’avoueront bientôt comme les motifs essentiels et obsessionnels de la plupart de ses pièces.
C’est la création, en 1965, de sa pièce Saved, au Royal Court Theater, qui le fit connaître au grand public puisqu’elle attisa les foudres de la critique et de la censure, jusqu’à l’interruption, par la police, des représentations. Bond y décrivait entre autres la scène d’une lapidation d’un bébé dans son landau par une bande de jeunes paumés dans un parc.
Cette scène, très crue, paroxystique, valut à l’Institution un procès qui dura trois jours mais des témoins prestigieux, comme le célèbre comédien Laurence Olivier, défendant ardemment le dramaturge, contribuèrent à sa reconnaissance et le metteur en scène créateur de la pièce à Londres, William Gaskill, fut néanmoins condamné à une amende de... 50 livres !
Les ennuis de Bond avec les forces de l’ordre ne furent pas calmés pour autant, puisque, en 1968, l’annulation du spectacle Demain, la veille (Early Morning), est due à la censure qui croit que l’offense faite à l’endroit de la couronne royale mérite une interdiction pure et simple de la pièce : Bond y relatait en effet les amours licencieuses et saphiques de la Reine Victoria avec Florence Nightingale, mais, au-delà de la seule provocation gratuite qui n’intéresse nullement l’écrivain, c’est une dénonciation de l’influence de la gouverne de la Reine, jusqu’à nos jours, qu’il tentait de composer.
En France, le spectacle Sauvés, par Claude Régy, (avec Elisabeth Wienner, Hugues Quester et Gérard Depardieu dans les rôles principaux) divisa grandement les critiques et fit également grand bruit. S’il n’est pas nécessaire de retranscrire ici les propos houleux et polémiques qui accueillirent la création, il n’est pas indifférent cependant de rapporter ce qu’en écrivait Matthieu Galey dans la revue Combat, en 1972 (date de la création de la pièce en France) : " Le sacrifice de l’enfant prend alors tout son sens, c’est le crime rituel, c’est le meurtre d’un innocent qui rachète les péchés du monde, c’est le symbole de la cruauté dont nous sommes tous les responsables et les victimes, dans une société féroce qui se refuse de se voir telle qu’elle est. " (2).
Le journaliste résume assez bien la plupart des prises de position idéologique défendues par le dramaturge britannique : au mois de mai 2000, accordant une interview au magazine satirique " Charlie-Hebdo ", l’auteur de Lear réaffirmait : " … Il ne faut pas avoir une conception romantique. Le monde et l’histoire sont pleins de situations où l’on se demande : " comment des êtres humains ont-ils pu se comporter ainsi ? Sommes-nous donc des bêtes ? L’inimaginable peut très facilement se confondre avec le nécessaire. (…) : Voilà le projet humain : créer la justice. Et c’est ce dont parle le théâtre. Toutes les pièces sont une quête de la justice. Et si elles n’en sont pas, c’est qu’elles vous mentent. Ce qui est assez agréable, d’ailleurs, car cela vous donne le sentiment d’être encore un enfant. Pour obtenir la justice, ce dont on a besoin, c’est d’une description juste de la réalité. La vérité devient alors utile – ce qu’elle n’était pas pour l’enfant. Et où, dans la société, allez-vous trouver la vérité ? C’est une question. " (3)
Bond n’a donc pas dérogé à la conviction qu’il énonçait déjà en 1972 à propos de sa conception marxiste du théâtre : " L’art est la confrontation de la justice avec la loi et l’ordre ".
Toute son œuvre témoignera de cette problématique : une pièce comme Eté (Summer, 1982) mêle étroitement des intérêts et des préoccupations d’ordre à la fois publics et privés, les fameuses Pièces de guerre 1 et 2 (The War Plays, 1 & 2, 1985) énoncent le danger atomique qui menace la planète, tandis que, pour s’interroger sur l’implication civile et sociale du créateur, l’écrivain dépasse très nettement et efficacement le complexe que connaissent la plupart des auteurs britanniques contemporains, impressionnés par l’ombre tutélaire de Shakespeare, et n’hésite pas à " piller " librement l’auteur de Hamlet, jusqu’à le mettre directement en scène et en question (Bingo, 1973) ou à réécrire, à sa façon et avec ses propres obsessions, une version du célèbre Lear (1971).
Dans cette pièce, vérité et mensonge, enfance et vieillesse, humanité et animalité, mort et vie ne se distinguent pas en des lignes de partage dissociées mais, au contraire, s’amalgament: " Il n’y a personne à qui je puisse m’adresser pour demander justice. ", et " J’ai tellement souffert, j’ai commis toutes les erreurs de la terre et je paie pour chacune d’entre elles. On ne pourra pas m’oublier. Je suis dans l’esprit des gens. Pour me tuer vous devez tous les tuer. Oui, voilà ce que je suis. Ecoute, Cordelia. Vous avez deux ennemis, les mensonges et la vérité. Vous sacrifiez la vérité pour détruire les mensonges et vous sacrifiez la vie pour détruire la mort. C’est absurde. Vous prenez une pierre jusqu’à ce que votre main saigne et vous appelez cela un miracle. Je suis vieux, mais je suis aussi faible et maladroit qu’un enfant, trop lourd pour mes jambes. Mais j’ai appris ceci et vous aussi devez l’apprendre ou vous mourrez. " (4), énonce un Lear, hagard, en quête de miséricorde, pour éloigner de lui les feux brûlants de la folie, à l’issue de la pièce.
S’il y a rédemption, ce n’est qu’au prix de souffrances, de maturations et d’épreuves qui le destituent de son pouvoir et qui le font grandir, l’amènent à accéder enfin à la vie, après avoir vieilli : " Lear est plutôt comme un enfant qui grandit et qui apprend à vivre. Il est protégé par le berceau qu’est sa cour jusqu’à ce qu’il devienne un vieil homme et que soudainement il naisse.", écrivait à propos de sa pièce, Edward Bond.
On le voit, la dialectique du dramaturge, si l’on s’en réfère aux pièces que nous avons ici rapidement évoquées, se cristallise autour de cette figure de l’innocence de l’enfant sacrifié puis finalement réhabilité pour sauvegarder et maintenir un soupçon d’humanité. La dernière scène de Sauvés, silencieuse, après que tous les tableaux qui la précèdent ont froidement décrit des actes de violence, montre l’un des protagonistes de la pièce qui, de façon certes dérisoire mais appliquée," répare ", dans le living-room, au sein du cercle de famille reconstitué tant bien que mal, le barreau d’une chaise estropiée.
La fin de Lear résonne de même : " Je vois ma vie, un arbre noir au bord d’un étang. Les branches sont couvertes de larmes. La lumière fait briller les larmes. Le vent souffle les larmes vers le ciel. Et mes larmes retombent sur moi. " (4) : la compassion, comme antidote à la folie, est une émotion qui, au même titre que la rébellion salutaire contre tous les ordres établis et oppressants, témoigne du désarroi de l’homme et de son aptitude à peut-être s’émouvoir. Mais, bien plus qu’à cette simple disposition pour les larmes et pour la pitié, c’est en une possibilité de transformation de l’Homme, voire en la naissance d'une nouvelle humanité en lesquelles croyait ardemment Edward Bond.
Espérons que les nouvelles générations qui l'ont rencontré, lu, étudié, travaillé, s'en souviennent et, à leur tour, contribueront à une réalisation, même partielle, de pareilles convictions qui ont pour autre nom: vocations...
NOTES:
(1) : in Le Monde, 6 janvier 1972, propos recueillis par Martin Even.
(2) : Matthieu Galey, " Le scandale du désespoir ", in revue Combat, 14 janvier 1972
(3) : " La religion est une pièce de théâtre qui prétend être vraie. ", interview d’Edward Bond, publiée dans Charlie-Hebdo, 31 mai 2000. (propos recueillis par Mona Chollet et Luz).
(4) : Edward Bond, Lear, texte français : Georges Bas, traduction revue et adaptée, novembre 2000, © Paris,. L'Arche éditeur, 2001.
-Tout le théâtre d'Edward BOND est publié chez l'Arche Editeur.