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Billet de blog 6 octobre 2017

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A MARSEILLE, LE THÉÂTRE MAGNÉTIQUE DE CLAUDE RÉGY VIBRE TOUJOURS AVEC GEORG TRAKL

Il l'avait annoncé comme son "ultime" spectacle. Parce qu'à 94 ans, celui qui a fait découvrir maints écrivains de théâtre (mais pas seulement) a eu conscience qu'il ne pourrait pas aller plus loin que cette expérience artistique. Heureusement, "Rêve et Folie" d'après TRAKL, est présenté par exemple au Théâtre Joliette, à Marseille, ce mois d'octobre 2017. Hypnotisant.

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Claude RÉGY raconte volontiers qu'il s'est intéressé à la prose poétique de Georg TRAKL, par l'intermédiaire (entre autres) de Jon FOSSE, cet auteur norvégien qu'il a fait découvrir, en France, avec, d'abord,  Quelqu'un va venir (1999), puis Melancholia 1 (2001), Variations sur la Mort (2003). Entre l'Archipel Jon FOSSE et le quasi "Finistère" TRAKL, il y eut l'escale et l'incursion vers les terres si peu meubles de Tarjei VESAAS découvert par RÉGY aussi grâce à J.FOSSE (Brume de Dieu, La Barque, le soir).

Vu au Théâtre de Nanterre-Amandiers, lors de sa création, dans le cadre du Festival d'Automne, en octobre 2016, Rêve et Folie reste, ainsi que l'écrivait fort bien Anne Diatkine du journal Libération, un spectacle hypnotique. Sans doute plus que les autres. Il m'était d'ailleurs difficile d'écrire quoi que ce soit à partir de ce que j'ai "vu" et entendu, l'an dernier. Je connaissais, croyais-je, bien ces textes, car Sébastien en rêve et Crépuscule et déclin (j'ignore pourquoi inconsciemment je crois toujours lire, sur la couverture des éditions Gallimard, dans la collection Poésie "Crépuscule et destin") ont été des lectures prégnantes, depuis deux décennies.

 Des bergers enfouirent le soleil dans la forêt chauve.                                                                                                                                                  Un pêcheur tira                                                                                                                                                                                                              Dans le filet de crin la lune hors de l'étang frileux. *

La scansion même des mots, comme dans l'exemple ci-dessus, est primordiale. L'écriture de TRAKL est véritablement organique: le sens seul ne fait rien. Ou, s'il obnubile le lecteur ou l'auditeur, il fige l'image qui doit rester en mouvement (le propre, selon moi, de la poésie, et je n'invente rien, sûrement).

Or, c'est précisément ce qui caractérise ce "spectacle" (on a toujours autant de mal à accoler ce mot à ce que compose REGY, tant il s'est éloigné du théâtre tel qu'on croit l'entendre ou le savoir, le reconnaître). L'acteur Yann BOUDAUD (qui fut impressionnant dans La Barque, le soir comme je tentais de le dire, dans un billet précédent, en 2013 mais aussi dans Melancholia-Théâtre) semble complètement happé, mu, saccadé par un rythme. Qu'on ne peut qualifier: ni rapide ni lent. Car rapide ET lent.  Mais exécutant comme une sorte de transe, de danse de mort, tandis qu'il crache, éructe ou murmure les mots de TRAKL comme il le ferait de cailloux, de pierres fauves et empreintes de fossiles, de lichens. 

Rien de morbide. Même si les mots énoncent des hallucinations ou consciences enfouies, tapies très profondément dans l'esprit humain.

L'expérience dure 50 minutes, environ, mais la notion de temporalité s'évanouit tout à fait, lorsqu'on écoute et regarde l'acteur se mouvoir et énoncer le texte. REGY est allé presque au bout de son désir tendant vers un absolu: faire en sorte que la mise en scène ne s'envisage pas comme un commentaire du texte, que scénographie, lumière et son, acteurs se mêlent: autant d'éléments qui se confondent au point de ne former plus qu'une seule entité globale et sans hiérarchie des uns vis à vis des autres et que l'on appréhende ou distingue (à tort), habituellement séparément pour apprécier un "spectacle". Avec Claude REGY et ses complices, on "voit" du son, du silence, on "entend" de la lumière ou de l'ombre. Le comédien est espace, l'espace est un acteur.

Et, bien sûr, Yann BOUDAUD semble, comme c'est la préoccupation majeure de REGY, écrire et inventer le texte, au fur et à mesure. A chaque spectateur, dès lors, de se sentir libre aussi d'écrire, dans son âme, ce qui est proposé (et jamais asséné).

Le Théâtre La Joliette a la bonne idée de proposer 5 représentations de Rêve et Folie, du 10 au 14 octobre prochains. Dans le cadre du Festival Act'Oral de Marseille et de Silence-s (programme national porté par le Théâtre de Chaillot et initié par Dominique Dupuy).

Rêve et Folie sera repris encore lors de la saison 2018/2019, en France mais aussi à l'étranger. 

Quiconque en aurait assez de voir l'art dramatique s'égarer et s'agiter, hurler trop souvent dans des fresques exagérant des moyens voyants voire coûteux (la vidéo, les effets spéciaux, le numérique) ou revisiter des classiques à tout-va, quiconque n'aurait jusqu'à présent jamais eu l'occasion et la chance d'éprouver sereinement une expérience des Ateliers Contemporains (nom de la Compagnie de Claude REGY) ne devrait pas hésiter une minute pour se risquer vers ces abîmes flamboyants qui vous font connaître ce Rêve et cette Folie. Là où, précisément, la Mélancolie n'est pas à fuir, mais souveraine, car forcément vécue personnellement mais aussi... universellement. 

Car Claude REGY, à l'instar d'un BECKETT, aura pris la précaution, au fur et à mesure de ses expériences et de ses si souvent notables gestes artistiques, de gommer, chaque fois davantage, ce qui s'avère souvent trop accessoire pour représenter (verbe dont il se méfie plus que tout autre) et faire énoncer, découvrir, des textes fondateurs. "Ça va être une belle catastrophe"*, s'écrie, presque incrédule mais assez auto-satisfait, un personnage qu'on devine être un metteur en scène, dans le texte Catastrophe (et autres dramaticules, de S. Beckett, éditions de Minuit).

Avec REGY les "catastrophes" ne sont pas seulement belles: elles sont indispensables. Et jamais auto-satisfaites. Accidentelles pour le spectateur, parce qu'un accident est un événement primordial et à jamais mémorable. Pour vivre, respirer et penser mieux, plus justement.  Et nous rendre vivants sans perdre de vue que l'échéance finale commune à nous tous, ne sera pas aussi renversante qu'on le redoute, le craint ou l'espère...

*: extrait de "Paix et Silence", in Sébastien en rêve, texte français: Marc Petit et Jean-Claude Schneider, NrF, Poésie-Gallimard, 1972.

*: l'origine du mot "catastrophe", en grec ancien, signifie "bouleversement, renversement". 

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Rêve et Folie, Théâtre Joliette, Marseille, 2 place Henri Verneuil - 13002 Marseille • Métro 2 - arrêt Joliette

mise en scène: Claude REGY

Assistant: Alexandre Barry
Avec : Yann Boudaud
Scénographie : Sallahdyn Khatir
Son : Philippe Cachia
Lumière : Alexandre Barry et Pierre Grasset

Administration: Bertrand Krill.

mardi 10, mercredi 11, vendredi 13 octobre à 21h, jeudi 12 octobre à 20h, samedi 14 octobre à 19h/ Bord plateau : jeudi 12 octobre à l'issue de la représentation (rencontre avec l'équipe artistique animée par Yannick Butel, professeur des universités en esthétique théâtrale, Aix-Marseille Université).

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