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Billet de blog 6 déc. 2021

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Les scrupuleuses « Sentinelles » de Sivadier

Le metteur en scène plutôt bien connu des spectateurs d’opéra et de théâtre s’est attaqué à un morceau de choix : faire disserter, entre fugues et contrepoints, trois jeunes prodiges musiciens sur les affres de la gloire et… de l’amitié.

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Jean-François Sivadier n’est pas, à proprement parler, un écrivain. Il s’en défend et si cet aveu lucide l’honore, c’est parce qu’il est, avant tout, ce qu’on appelle, un « écrivain de plateau ». Autrement dit, dans le jargon théâtral, un artiste capable de puiser dans des sources littéraires, plastiques, musicales (par exemple) pour imaginer un canevas de départ, écrire ou faire improviser des comédiens autour de cette trame et composer, au final, un spectacle dont la partition sera le résultat de ce long et patient travail préalable.

Illustration 1
Vincent Guédon, Julien Romelard, Samy Zerrouki, "Sentinelles" de Jean-François Sivadier, photo: Jean-Louis Fernandez, tous droits réservés.

Jean-François Sivadier n’est pas un écrivain mais il semble, à l’instar de bien des auteurs, aimer tracer toujours un peu le même sillon, faire irriguer le sang des veines d’un texte dans le même sens: les coulisses de la création artistique. Même s’il a créé, avec la rigueur qu'on lui connaît, des pièces de Brecht, de Büchner, Beaumarchais ou Feydeau, il aime faire alterner les œuvres classiques avec des aventures plus inédites. Lorsque, en 1996, la toute première, Italienne avec Orchestre, créée au Cargo (ex MC2 de Grenoble), suscita un très fort enthousiasme du public, il ne s'est pas privé de la prolonger en 2003, l’augmentant d’un nouveau volet qui précéda celui inventé originellement, devenant ainsi Italienne avec Scène et Orchestre et qui remporta le Grand Prix du Syndicat de la Critique, tout en retrouvant l’adhésion unanime de spectateurs plus que conquis : idôlatres. Bien plus tard, Noli me tangere (2011) œuvre toutefois considérée comme un peu convalescente, sera également une reprise d’un spectacle proposé dès 1998 pour le Festival Mettre en Scène au CDN de Bretagne où Sivadier deviendra alors artiste associé. La fresque, prétexte à une ré-écriture du mythe de Salomé d’après Oscar Wilde et Flaubert entrait en collision avec une manière de Songe d’une nuit d’été shakespearienne : il est certains mélanges, comme l’huile et l’eau, qui ne parviennent jamais tout à fait à concentrer, ensemble, leurs substances et propriétés respectives et résistent à l’audace de la tentative.

PALIMPSESTE HABILE

Aujourd’hui, Sivadier a posé, au commencement de sa nouvelle épopée, sur son établi, le croquis d’une histoire d’amitié naissante, à l’ombre de celle racontée par Thomas Bernhard, dans son roman Le Naufragé : trois jeunes musiciens sont voués à des carrières fulgurantes, compte tenu de l’étendue de leurs talents, mais l’un d’entre eux parviendra à décrocher ce titre de gloire qui est d’être considéré comme un véritable génie. L’écrivain autrichien ne manquait évidemment pas, lui qui a si souvent interpellé les musiciens dans ses œuvres romanesques ou théâtrales, de convoquer l’une des plus illustres figures de l’art musical du XXè siècle en la personne de Glenn Gould.

De ce récit lu il y a une vingtaine d’années, Sivadier s’est aperçu qu’il tournait autour, inconsciemment mais, pour avancer et se dissocier de l’œuvre inspirante, et sûrement trop intimidante, choisit d’écarter toute référence directe ou indirecte à une célébrité concertée : les trois amis de sa pièce s’appellent Raphaël, Mathis et Swan.

Palimpseste de ce Naufragé, donc, plutôt qu’adaptation, Sentinelles (c’est le titre un rien surprenant, nous y reviendrons) s’envisagent comme un trio devisant sur les mérites de Mozart ou ceux de Chopin, les avantages ou inconvénients d’avoir sa propre mère musicienne comme professeur, entre moult anecdotes sur la vie de ces jeunes virtuoses qui semblent se confondre tant ils se ressemblent dans leurs manières de proférer de grandes certitudes, des engouements qui ne supportent pas la moindre réserve, des manies ou des tics communs parce qu’ils sont les prisonniers largement consentants d’une passion pour laquelle tout le reste peut bien être sacrifié : LA Musique.

Il faut saluer cette particulière habileté de Sivadier d’avoir réussi ainsi à superposer, voire apparier ces trois identités (malgré les dissemblances qui ne sont bien souvent qu’anecdotiques), au point de suivre le double mouvement d’interroger le sens d’une amitié véritable et de questionner la valeur de ce qu’on nomme « génie ».

Et, parce qu’il semble surtout apprécier l’art baroque, Sivadier ne manque pas, comme à son habitude, de mêler diverses formes de jeu : pantomime, danse, happening, mime, ni de croiser les genres : tantôt drame, tantôt comédie, quand ce n’est pas le mélodrame qui perce à peine par le bout de ses larmes ou une discrète tragédie par le biais de la mort de la mère musicienne : la succession de séquences aux tonalités ainsi variées menace, à certains moments, de diluer le propos. Tout comme la profusion des dialogues, des répliques qui fusent à vive allure, entre les protagonistes, provoque, parfois, une certaine impatience. Trop de « bons mots » avérés ou inventés, trop de références à des œuvres gâtent la consistance déjà généreuse d’un Banquet à peine volé à Platon.

Car il est, naturellement, aussi beaucoup question d’éducation artistique, au cours de ce festin qui dure pas loin de 2 heures 30. Se discutent les mérites d’un bon pédagogue mais médiocre musicien ou, au contraire, excellent soliste mais enseignant passable. De technique, de doigtés. D’académisme ou de formes révolutionnaires. D’appréciations mi sérieuses mi goguenardes au sujet des opéras « trop sucrés » de Mozart, de l’art contestataire ou révolutionnaire de Chostakovitch. De la danse classique qui bride les corps ou de Pina Bausch libérant tous les carcans (les trois larrons iront jusqu’à pasticher la gestuelle reconnaissable entre toutes de la chorégraphe allemande)… Si l’ensemble est plaisant, provoque à juste raison rires de connivence, dans le public, on aimerait que, de temps à autre, quelques silences durent plus qu’un fragment de demi soupir, tant les paroles se bousculent et finissent par s’annihiler les unes les autres. Au point, même, qu’on se demande, parfois, en cours de spectacle, où tout cela veut nous mener. D’autant plus que, sur la corde raide, Sivadier semble s’être privé, au départ, de tout dessin, même schématique, de fable, l'action s'effaçant nettement au profit des seuls dialogues, qui, même brillants, n'orientent guère le spectateur vers un univers nettement défini. D'autant moins que l'espace scénographique choisi reste la cage de scène vide et seulement encombrée de quelques accessoires ou projecteurs en berne. Evidemment, on s'amuse beaucoup, dès le départ, grâce à la feinte de Sivadier qui fait semblant de commencer son spectacle par la fin: tandis que la lumière reste allumée dans la salle, deux hommes conversent et s'échangent un micro comme lors d'un débat ou d'une rencontre après la représentation. Ce qui permet, ensuite, aux personnages de figurer des enseignants musicologues, tandis que les vrais spectateurs sont pris à parti pour un échange bravache et un rien provocateur entre les comédiens et eux, à propos des goûts de chacun en matière de musique, dans ce jeu si familier où il s'agit d'opposer des artistes de même tendance: "Queen ou Michael Jackson?", "Vivaldi ou Mozart?", "Jacques Brel ou Barbara?" "Stromae ou Orelsan?" etc. Pour un peu, l'on resterait presque extérieur à ces joutes erratiques et l'on finirait presque par s'imaginer en train d'assister, impuissants à y participer, aux conversations oiseuses et pédantes d'une bande de copains devisant de façon un peu trop surexcitée sur les atouts ou les disgrâces de quelques Maîtres et Impératrices.

Fort heureusement, l’auteur et metteur en scène offre, dans la seconde partie de sa pièce, une armature plus solide à cette histoire : le suspense d’un concours de musique à Moscou, auquel les trois amis se sont inscrits deux années plus tôt, et oriente alors le spectateur vers une destinée qu’il ne peut que constater dans toute l’étendue de la cruauté, de l’injustice, même et, surtout, du caractère très aléatoire que revêt l’esprit de compétition.

ÉCLAIRCISSEMENTS

Or, les rivalités exercées au moment de ce concours ne séparent pas les trois jeunes prodiges ; au contraire, ils se soutiennent mutuellement, disent leur admiration réciproque ou échangent des avis, conseils, évaluent les chances objectives de remporter un titre de gloire. Fraternellement.

C’est alors que le dess(e)in de Sivadier finit par s’éclairer et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est en obscurcissant les relations que cette lueur finit par poindre : la gloire est médaille maléfique car périlleuse non pas tant pour celui qui cherche à l’obtenir mais pour celui qui semble la refuser. De nos jours, Icare ne serait pas vaincu parce qu’il se montre trop volontaire à approcher le soleil, mais bien plutôt parce qu’il fait mine de s'en éloigner. De là, est née, sans doute, dans l’esprit de leur auteur, l'idée de ce titre de « Sentinelles ». À force de trop se surveiller, par excès de scrupules, ces trois-là ne découragent-ils pas les fruits (toujours à l'avance gâtés) du hasard ?

Un motif récurrent, emprunté cette fois au cinéaste Fellini, traverse aussi le spectacle et non des moindres : le chef d’œuvre (identifié en tout cas, en tant que tel)  Fellini Roma (1972) est évoqué tantôt sous forme de récit, tantôt sous forme d’images vidéographiques.

 " MATHIS. - C'est des ouvriers, des ingénieurs qui construisent le métro. (Ça se passe à Rome). Alors ils creusent. Ça dure des mois. Ils creusent des galeries souterraines. Et un jour en creusant un trou avec leur machine (une espèce de foreuse) ils découvrent derrière la paroi rocheuse un espace immense, intact, avec sur les murs des peintures des visages des fresques sublimes. Ils comprennent que c'est une ancienne villa romaine qui date de plusieurs milliers d'années. Ils sont tous émerveillés. Stupéfaits. Mais au bout de quelques minutes, au contact de l'air qui s'engouffre par le trou, les fresques commencent à s'effacer. L'air extérieur attaque la peinture, le pigment incrusté dans la pierre, vous voyez ? Tout s'évapore sous les yeux impuissants des ouvriers jusqu'à disparaître complètement. Plus rien les murs sont vides. C'est dans un film de Fellini.

Alors voilà : Tu sais qu'une œuvre d'art unique au monde et que personne n'a jamais vue se trouve derrière une porte ? Si tu ouvres la porte, l'oeuvre en quelques secondes disparaîtra pour toujours Si tu n'ouvres pas la porte l'oeuvre existera pour toujours Mais personne ne la verra jamais. Qu'est-ce que tu fais ?"  (1)

Ici, la vigilance est encore de mise, augmentée par l’irruption de nouveaux scrupules qui mènent à l’irrésolution d’une énigme. Laquelle se double de celle de la caverne (des galeries souterraines du métro) platonicienne. Un génie qui reste dans l’ombre ou que personne ne re-connaît est-il encore un génie ?

Illustration 2
"Sentinelles" de Jean-François Sivadier, photo: Jean-Louis Fernandez, tous droits réservés.

De cette épreuve, surtout, comme dans le roman de Thomas Bernhard, les trois amis finissent par laisser se flétrir leurs enviables affinités et chacun s’isole, ni vraiment triomphant, ni tout à fait abattu.

DE TROP FURTIVES ÉTREINTES

Là, réside le moment le plus troublant du spectacle. On aimerait d’ailleurs, comme écrit plus haut à propos de l’absence regrettable de silences, que des gestes plus francs laissent s’épancher la vulnérabilité des émotions, autrement que par de brèves et maladroites car trop furtives étreintes. Quand bien même la nécessaire pudeur interdit l’effusion en trop, on se surprend à repenser à cette idéale définition de Colette de ce que représente le sentiment d’amitié : « Chercher l’amitié, la donner, c’est d’abord crier : Asile ! asile ! le reste de nous est sûrement moins bien que ce cri, il est toujours assez tôt pour le montrer » (2) prévient-elle en exergue à sa Naissance du jour. Si les trois acteurs ne sont pas à mettre en cause dans ce léger manque d’éloquence et sur ce registre, c’est sans doute parce que, trop soucieux de (dé)montrer qu’un sentiment comme celui de l’amitié est cousu de fil très transparent au point d’en devenir invisible, le metteur en scène les dirige presque trop timidement. Tout un passage fait d’ailleurs disserter les trois amis autour de la notion de réciprocité : si Untel se prétend ami avec tel autre, ce dernier n’est-il pas « obligé » de se déclarer pareillement uni à Untel ? ce qui est vrai pour l’amour, se vérifie-t-il aussi dans l’amitié ? Et Platon de revenir encore rôder sur le plateau, même subrepticement…

 Virtuoses, les trois acteurs, Vincent Guédon, Julien Romelard et Samy Zerrouki, montrent leur évident plaisir à incarner ces trois jeunes hommes à l’énergie communicative. Hâbleurs et pontifiants, absolus dans leur passion, phraseurs ou sentencieux défiant tout sérieux, ils réussissent parfaitement à retranscrire ces défauts communs à une jeunesse qui brûle d'une foudroyante complicité inaliénable et fait semblant de taire des ambitions auxquelles l'étoffe prometteuse de leurs talents respectifs ne souffrira pas de tailler le moindre ourlet. Comme, à la fin de la pièce, ils n’esquivent pas à rendre compte de leur humeur partagée « mordant au citron d'or de l'idéal amer. » si cher à Mallarmé… (3)

 Reste que, par abus de scrupules, la vigilance de ces Sentinelles pèche un peu dans leur mission. Sivadier, en taillant à sens presque contraire de Bernhard qui n’est jamais aussi féroce que lorsqu’il sculpte avec radicalité, en un bloc solide et monolithique, la stature de génies tout à la fois écrasants et insuffisants, semble davantage vouloir multiplier, avec brio, les hauts-reliefs qui laissent toutefois le sentiment qu’ils resteront, certes, irrésistibles mais à jamais, figés dans leurs trop fragmentaires coups d’éclats…

Notes:

(1) Jean-François Sivadier, Sentinelles, © Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2021

(2) Colette, La Naissance du jour, © éd. Garnier Flammarion, Paris, 1928

(3) Mallarmé, Le Guignon, in Oeuvres complètes,   © La Pléiade, Paris, Gallimard, 1998 (nvlle édition)

Sentinelles - Teaser du spectacle © Théâtre National Populaire - TNP

Sentinelles de et mis en scène par Jean-François Sivadier

avec Vincent Guédon, Julien Romelard, Samy Zerrouki

scénographie Jean-François Sivadier
lumière Jean-Jacques Beaudouin
son Jean-Louis Imbert
regard chorégraphique Johanne Saunier
costumes Virginie Gervaise
assistanat à la mise en scène Rachid Zanouda

production déléguée MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
coproduction Compagnie Italienne avec Orchestre / Théâtre du Gymnase Bernardines, Marseille / Théâtre National Populaire / Théâtre Sénart – scène nationale / Le Bateau Feu – scène nationale de Dunkerque / CCAM – scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy
avec le soutien du ministère de la Culture

Sentinelles de Jean-François Sivadier est publié aux Solitaires Intempestifs (2021).

-du 3 au 19 décembre 2021, TnP de Villeurbanne - Place Lazare Goujon - 69100 Villeurbanne - 04 78 03 30 00 - tnp-villeurbanne.com

Tournée 2021-2022:

• du 6 au 8 janvier 2022, Théâtre-Sénart, scène nationale de Lieusaint

• les 13 et 14 janvier 2022, Maison des arts du Léman, Thonon-les-Bains

• du 18 au 28 janvier 2022, Théâtre des Bernardines, Marseille

• du 2 au 4 février 2022, Malakoff scène nationale – Théâtre 71

• du 8 au 27 février 2022, MC93 Bobigny — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis

• du 2 au 4 mars 2022, Comédie de Caen

• les 24 et 25 mars 2022, Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace

• du 29 au 31 mars 2022, CCAM / scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy

• du 5 au 7 avril 2022, CDN de Besançon / Franche-Comté

• du 13 au 15 avril 2022, La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale

• du 26 au 28 avril 2022, Le Bateau Feu / scène nationale Dunkerque

• les 4 et 5 mai 2022, Maison de la Culture d’Amiens

• du 11 au 13 mai 2022, Comédie de Béthune.

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