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Billet de blog 7 mars 2014

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Les belles demeures provisoires de Heiner GOEBBELS

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Épatante, décidément, l'idée de ce cycle consacré à l'inventeur scénique et musicien qu'est Heiner GOEBBELS, à l'initiative de la Biennale Musiques en scène de LYON. Au premier rang duquel, la reprise de I went to the house but did not enter, au TnP de Villeurbanne, spectacle produit comme souvent par le Théâtre de Vidy-Lausanne, constitue une excellente approche pour se familiariser avec une esthétique et une philosophie uniques en Europe. Une fête pour les sens et l'intelligence.

UN MUSICIEN ACCOMPLI

Loin des habitudes scéniques en vogue, la plupart du temps au théâtre ou à l'opéra, les fresques de GOEBBELS qui ne sont ni art dramatique pur, ni concert absolu, ni représentation traditionnellement opératique, conjuguent habilement ces disciplines et fascinent. On aimerait à la fois savoir et expliquer pourquoi, on le tente et y renonce presque (essayer et renoncer: c'est justement ce qui fonde le principe de I went to the house...). Parce que, comme pour toute oeuvre réellement originale, on craint de l'étriquer dans des descriptions analytiques alors que, précisément, l'artiste innove, ne rappelle rien de connu ou déjà vu. Ce qui est, admettons-le, plutôt rare. Surtout quand il sait mêler, en plus, à tout cela, des textes littéraires fondamentaux. Mais pas pour cautionner une démarche culturelle ou savante: juste parce que il semble avoir tellement saisi la pensée profonde de ces écritures, qu'il sait en retranscrire scéniquement l'essence même. GOEBBELS est issu d'une famille où la musique était prépondérante. Piano, guitare, violoncelle: il pratiqua ces instruments et eut la chance d'être conquis par l'oeuvre de Hanns EISLER, le compositeur attitré de Bertolt BRECHT (on comprend mieux pourquoi GOEBBELS a acquis une solide conception de la portée politique de l'Art).

T.S ELIOT, Maurice BLANCHOT, Franz KAFKA et Samuel BECKETT sont ainsi les bailleurs principaux de la belle demeure de I went to the house... (J'allai vers la maison mais n'y entrai pas). Les surtitrages traduisent non parfaitement tous ces textes, mais en livrent tout de même la densité. Le texte de BLANCHOT, initialement écrit en langue française, évidemment, semble le plus fluide et accessible: il prête d'ailleurs à un extrait, son titre au spectacle. 

RITUELS DÉRISOIRES ET PROSAÏSME APPARENT

Pour concevoir I went to the house..., (créé en 2008 au Festival d'Edimbourg) GOEBBELS déclare que sa rencontre avec le HILLIARD Ensemble, quatuor vocal masculin britannique spécialisé tant dans le répertoire contemporain que classique, médiéval ou issu de la Renaissance fut capitale pour inventer ce spectacle. Les chanteurs sont David James (contre-ténor), Rogers Covey-Crump (ténor), Steven Harrold (ténor) et Gordon Jones (baryton). Il n'en dit pas plus, mais si on tient à saluer cette performance vocale plutôt impeccable, on peut aussi penser que le choix de s'allier avec ce quatuor n'est pas le fruit du hasard, dramaturgiquement parlant. En effet, les 4 choristes forment un ensemble qui permet de rendre compte d'une dissociation illusoire et qu'à eux quatre, ils constituent en fait une seule personnalité morcelée. Dans le premier tableau, les quatre hommes débarrassent la pièce salon-salle à manger d'une maison: décrochent des rideaux, ôtent des couverts, un vase et ses fleurs, une nappe, un tapis, des cadres emprisonnant des tableaux, selon un rituel réglé au cordeau. A tel point qu'ils semblent interchangeables. Tous ces objets très prosaïques sont soigneusement rangés dans un grand carton blanc et emportés, tandis que le poème de T.S. ELIOT est chanté. Quelques instants plus tard, les mêmes apportent un carton blanc similaire au premier et replacent, à l'envers, toujours selon le même rituel, le simulacre de ces mêmes objets (avec quelques variantes plaisantes pour dérouter le procédé). Cette séquence est baignée dans une atmosphère de noir et blanc quasi absolu. On retrouvera, au quatrième tableau (une chambre d'hôtel), cette impression d'une seule personnalité divisée par quatre, tant les mini-actions effectuées par les chanteurs semblent là aussi obéir à des rituels prosaïques: téléphoner, admirer la vue sur un balcon, se servir une boisson dans le mini-bar, passer des diapositives...

GOEBBELS oblige à décrire ainsi l'importance que prennent les "choses", jamais accessoirisées, mais saisies avec manie ironiquement respectueuse. À lire sans doute cette tentative de description, celui qui la découvre peut s'étonner de leur banalité. C'est, précisément, la manière élégante, cocasse, audacieuse qu'a l'artiste de redonner aux objets non pas une âme, mais la sensation précise procurée par chacun d'eux. Ajoutez à cela un soin particulièrement maniaque accordé aux sons (la moindre ouverture de porte ou de réfrigérateur donne lieu à un bourdonnement musical très précis). Dès lors, on voit s'agiter (toutes proportions gardées car le rythme n'est jamais accéléré) ces quatre êtres dans des espaces habités par l'éphémère. Tout est provisoire, semble toujours dire GOEBBELS. Provisoire, archaïque et répétitif. Et il est le seul artiste à puiser dans cette ressource poétique qui consiste à représenter le monde dans l'acception de cette dichotomie. On a parfois envie de rire, mais de quoi? sans doute de nous-même, justement, qui observons ces gestes, actions si peu héroïques mais qui réussiraient presque à nous stupéfier. 

Au deuxième tableau, alors que le rideau de scène a fait mine de se baisser pour préparer un autre décor alors qu'il se relève vite et nous laisse regarder, tout autant abrutis, les techniciens à vue installer une immense maison pavillonnaire aux allures faussement naturalistes, les quatre choristes sont répartis dans différents appartements. Les uns téléphonent, les autres dînent, observent le ciel avec une paire de jumelles ou bricolent on ne sait quoi dans leur garage (le texte chanté est, cette fois, celui de BLANCHOT, La Folie du jour). Devant la façade imposante de cette maison réaliste, passent bien sûr, de temps à autre, voitures aux phares puissants, mobylette, camion de pompiers: là encore, l'anecdotique apparent  est intelligemment fourbe: il matérialise la pensée. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, apparemment chez GOEBBELS: parvenir à prouver qu'on peut captiver l'attention de tout spectateur à la fois par ce qu'il voit et qui défie l'ordinaire, mais en même temps par des réflexions ontologiques, philosophiques. Là encore, avec cet artiste, la duplicité est le maître mot de son art: une chose et son contraire apparent se marient sans état d'âmes.

AU DIABLE LA NARRATION !

Bien sûr, il ne s'agit pas de minimiser pour lui le contenu sérieux des textes exigeants qu'il propose, juste de conduire le spectateur-auditeur à s'estimer suffisamment curieux pour aller, ensuite, voir d'un peu plus près, de quoi il s'agit à propos des textes ainsi choisis. Dans un autre spectacle, Eraritjaritjaka, le comédien André WILMS, entouré d'un quatuor à cordes, énonçait des aphorismes de Elias CANETTI en procédant lui aussi à des activités très concrètes: se préparer une omelette, prendre le taxi, trier le linge pour une machine à laver, regarder la télévision... Le choc et l'impact du réel et de la pensée, avec GOEBBELS, est une manière de convoquer l'intelligence sensible, instinctive du spectateur, non son intellectualisme. Rien n'est en surplomb.

Je ne raconterai pas les deux autres tableaux restants, en détails: d'abord pour laisser le soin à ceux qui aimeraient en conserver la surprise de la découverte, de les appréhender sans qu'on lui révèle tout, ensuite parce qu'il faut préciser que, justement, avec I went to the house but did not enter, GOEBBELS, sans doute plus que pour Eraritjaritjajaka * ou Stifters Dinge, a trouvé une belle façon de nous faire persuader, avec BLANCHOT, que la priorité du récit est totalement obsolète, inutile. Que s'il y a narration, c'est avant tout dans l'imaginaire du spectateur, face à ce qu'on lui propose. Mais que le terrorisme de la nécessité réputée obligatoire du récit n'a pas forcément lieu d'être. Que celle-ci est même dangereuse. Parce qu'elle enferme et réduit, annihile la conscience. Les écrivains du Nouveau Roman nous avaient pourtant déjà prévenus - et c'est un courant d'écriture innovant pourtant français, mais il semblerait que, de nos jours, on ait régressé sur ce point -. Heureusement que GOEBBELS s'en souvient et réactive ce point de vue, en parvenant, ainsi, avec ses spectacles hors-normes, à réhabiliter ce devoir de célébrer le provisoire, l'ambivalence, l'absurdité d'une trajectoire, la dérision des occupations humaines tandis que les esprits conçoivent des pensées très élaborées. Sans rien asséner, sans rien intellectualiser (bien au contraire), il vise juste: il nous laisse volontairement sur le seuil d'une maison mentale en laquelle notre envie première serait d'entrer, tout en redoutant de le faire et donc de rebrousser chemin (combien d'événements, dans nos propres vies obéissent malencontreusement au diapason de cette contradiction?: aimer, vouloir mourir, vouloir vivre, avoir des élans et les réfréner) tout en restant captivés par l'objet d'un désir qui nous embarrasse et nous stupéfie.

Avec ce poète, le spectateur, saisi (aucun bruit, dans l'assistance des spectateurs visiblement captivés, pendant toute la représentation de I went to the house...) regarde et écoute, mi-goguenard, mi-stupéfait, l'archaïsme jouissif d'existences ou gestes banals et de pensées subtiles superposées. Rentré chez lui, l'hallucinante litanie des mots de BLANCHOT, KAFKA, T.S.ELIOT, BECKETT continue de le hanter, sournoisement mi- effrayé, mi-tranquillisé. Après que l'excitation joyeuse procurée par ces maisons malicieusement architecturées par GOEBBELS l'a persuadé de vouloir demeurer à la fois unique, seul et diablement multiple, banal... universel. Convaincu de la folie de l'absurdité sérieuse et cocasse de l'existence, la vanité de toute occupation humaine, il se remémore ces phrases de La Folie du jour de BLANCHOT: « J’ai aimé des êtres, je les ai perdus. Je suis devenu fou quand ce coup m’a frappé, car c’est un enfer » ou bien « Je ne suis ni savant ni ignorant », « J’étais instruit ! Mais je ne l’étais peut-être pas tout le temps ». A quoi fait écho le souvenir de cet aphorisme énoncé par André WILMS, en CANETTI dans le texte qui inspira Eraritjaritjaka * : "Je n'ai point de mélodie pour m'apaiser."

Sauf celle du prosaïsme léger et incompréhensible, entêtant, de la vie ?...

* Eraritjaritjaka: en langue aranda, signifie "animé du désir d'une chose qui s'est perdue"...

Les autres manifestations proposées par la Biennale MUSIQUES EN SCÈNE de LYON 2014:

http://www.bmes-lyon.fr/

avec, entre autres, Chants des guerres que j'ai vues (Célestins-Théâtre de Lyon, 11-15 mars) Stifters Dinge (TnP de Villeurbanne, 13-15 mars), Max Black au Théâtre de la Renaissance à Oullins les 21 et 22 mars. I went to the house but did not enter, lui, est présenté vendredi 7 et samedi 8 mars (TnP de Villeurbanne).

Mais aussi une conférence, un campus-étudiants, des installations, concerts, etc...

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