Comme ils ont raison de le rappeler dans une tribune signée d’un commun accord dans le journal Libération (1), les artistes Tiago Rodrigues et Boris Charmatz, respectivement Directeur-metteur en scène portugais du Festival d’Avignon et Directeur-chorégraphe au Tanztheater Pina Bausch à Wuppertal en Allemagne, sont des exemples de ce que l’Europe sait faciliter le mieux : la libre circulation des talents humains et des œuvres. Mais c’est à peu près tout, si on en juge, comme ils en dressent le pénible constat, puisque, à l’heure d’élections essentielles, la question des arts et de la culture est savamment écartée de tous les débats politiques, chez tous les candidats.
Et de rappeler : «Les candidats démocrates de ces élections ont peut-être estimé que l'utilisation des mots «culture» ou «arts» pouvait heurter un certain électorat, séduit par les mensonges des populistes antidémocratiques qui opposent la culture populaire à une culture prétendument élitiste. Ce silence est peut-être une stratégie électorale. Si c'est le cas, c'est une grossière erreur ; une censure préalable qui cède du terrain dans un débat d'idées qui ne fait que commencer. »
En France, pour n’évoquer que ce qui concerne le Théâtre et la littérature dramatique, l’intérêt pour des textes étrangers à lire, à créer, à échanger, à traduire, surtout, semble s’amenuiser. Inutile de revenir sur cet autre constat qui observe qu’au programme des grandes institutions comme des plus modestes, la mode n’est plus à la partition textuelle cautionnée par des éditeurs ou des créateurs qui leur préfèrent de plus en plus souvent des adaptations plus ou moins probantes d’oeuvres romanesques, de « dramaturgies de plateaux » c’est à dire des spectacles conçus à partir d’improvisations ou de matériaux non dramatiques issus de divers médias. L’usage de plus en plus fréquent et forcené de la vidéographie, voire du cinéma venant rajouter un filtre pourtant contradictoire avec l’art scénique et le processus de la représentation théâtrale, opacifiant ainsi davantage la validité des points de vue.
Mais quand, de surcroît, certaines maisons d’édition ayant jusqu’ici accompli un travail remarquable de défrichage d’oeuvres littéraires et éminemment théâtrales conçues hors de nos frontières, en viennent à envisager de mettre un terme à leurs missions fondamentales, il est plus que temps de s’inquiéter et de sonner l’alerte.
En France, en dehors des maisons d’édition traditionnelles qui publient tant bien que mal des pièces du monde entier traduites plutôt selon les circonstances de programmations assurées par les Théâtres, existent deux associations qui militent activement pour faire connaître, le plus souvent par le biais de tapuscrits ou de publications classiques, les répertoires d’ailleurs.
-Le Centre International de la Traduction théâtrale (plus couramment dénommée « Maison Antoine Vitez »)
-La Maison d’Europe et d’Orient qui chapeaute les éditions L’Espace d’un instant et coordonne le réseau européen de traduction théâtrale Eurodram.
Au prétexte qu’elle aide déjà la première, la Direction Générale de la Création Artistique du Ministère de la Culture se refuse de soutenir la seconde. Lequel, de surcroît, vient de faire savoir, en mai 2024, par l’entremise de sa Sous-direction des affaires européennes et internationales, qu’on lui retirait toute subvention.
Dominique Dolmieu, fondateur historique, avec Céline Barcq des éditions « L’espace d’un Instant » a aussitôt réagi en faisant parvenir un communiqué auprès de diverses instances de créations théâtrales, d’Universités et de partenaires :
« Pour être tout à fait clair, nous ne comprenons pas pourquoi la Maison d'Europe et d'Orient devrait être financée par la SDAEI, et la Maison Antoine-Vitez par la DGCA. Cette différence de traitement laisse entendre à tout observateur attentif que le théâtre anglo-saxon relève des affaires théâtrales, et que celui des barbares de l'Est sauvage relève des affaires internationales.
Depuis plus de 20 ans, on nous oppose l'impossibilité pour la DGCA de soutenir la MEO, au motif qu'elle soutient déjà la MAV. Nous ne comprenons pas ce point de vue : c'est comme si la DGCA refusait de soutenir le moindre théâtre en France, au motif qu'elle soutient déjà la Comédie-Française.
Nous sommes convaincus que les activités de la MAV et de la MEO peuvent être complémentaires, et que si l'on souhaite donner à la MAV une sorte de monopole de la traduction théâtrale en France, il faut également lui donner un cadre, comme celui d'un établissement public, par exemple, avec certaines règles de fonctionnement.
Nous ne demandons à la DGCA qu'un examen véritable et équitable. Nous n'avons aucun problème sur le fait qu'un projet soit privilégié par rapport à un autre, ce sont des choix qui lui reviennent. Mais l'écart, tant sur le travail que sur le budget, est vertigineux : le soutien annuel du ministère à la MAV avoisine les 300.000 €, alors que nous ne recevons plus le moindre centime.
A titre d'exemple, depuis 30 ans la MAV a traduit plusieurs centaines de pièces anglaise ou allemande… pour une seule pièce ukrainienne. Pour cette langue, notre travail a commencé bien avant les évènements en cours, nous avons plus d'une dizaine d'auteurs au catalogue, les textes ont été présentés par Lucie Berelowitsch à l'Odéon et à Etonnants voyageurs, par Marcel Bozonnet au Palais des Papes, par le Royal Court au Musée Calvet avec l'ADAMI, notre travail à ce sujet a été présenté sur France inter et sur France Culture... Sans parler de la seule oeuvre littéraire, tous genres confondus, traduite du tatar de Crimée... »
Agrandissement : Illustration 1
Dominique Dolmieu a raison de souligner ce manque criant de considération de la part des instances publiques pour un travail remarquable effectué en faveur des littératures dramatiques dépassant les seuls intérêts d’un monde occidental renfermé sur ses seules valeurs et intérêts.
Malgré le travail lui aussi fort appréciable de la Maison Antoine Vitez, depuis 30 ans, on peut aussi légitimement lui reprocher d’avoir, plus souvent qu’à son tour, privilégié (et obtenu) des aides enviables tant pour son fonctionnement que dans le cadre des commissions d’attribution de prix et d’encouragements pour la création de certaines œuvres pour lesquelles elle fut à l’initiative de leur adaptation en langue française.
D’une année l’autre, elle a toujours remporté en effet l’un d’entre eux ou bénéficié de visibilité forte auprès de certaines institutions. Michel Bataillon, Président successeur, dès 1998 de Jacques Nichet, metteur en scène à l’initiative de la création du Centre International de la Traduction Théâtrale, a longtemps fait partie des jurys d’attribution des Aides à la Création à la DGCA du Ministère de la Culture. Et Laurent Muhleisen, actuel Directeur de ce même Centre, depuis 25 ans, également.
Sans compter que ce dernier cumule cette fonction avec celle de Conseiller littéraire à la Comédie-Française. Laquelle n’hésite pas à mettre au programme de ses lectures trimestrielles au Vieux-Colombier, plus d’un manuscrit labellisé « Maison Antoine Vitez ». Il va de soi que ces positions assez hégémoniques sont également bien pratiques pour persuader des éditeurs traditionnels de publier de préférence des traductions puisées dans ce même vivier et parfois signées aussi du Directeur de la MAV. Ce qui évite à celle-ci d’avoir à assurer le travail engendré par les publications, contrairement à L’Espace d’un Instant qui assume ses choix jusqu’à la fabrication des ouvrages.
Bref, on l’aura compris : dans ce domaine aussi, on préfère souvent prêter aux déjà nantis. Sans commune mesure avec les moyens bien plus artisanaux et discrets puisque plus respectueux du partage et de l’objectivité des talents présumés par des complicités réelles et non pas seulement mues par des réseaux d’ententes et de tractations pré-établies. Qui, si elles sont inévitables, gagneraient à être parfois moins voyantes, moins systématiques. Et que, surtout, elles ne gênent en rien, en parallèles libres, sinon à ses côtés, les activités d’une autre association oeuvant pareillement en faveur de vraies, sincères et belles missions.
Pour soutenir l’Espace d’un Instant, adressez vos courriels à :
Dominique Dolmieu <agence@parlatges.org>
Il sera, n’en doutez pas, sensible, à vos témoignages et à toute proposition d’aide.
N’hésitez pas à consulter le catalogue en suivant ce lien :
https://parlatges.org/boutique/
MAISON D'EUROPE ET D'ORIENT 3 passage Hannel - 75012 PARIS - métros: lignes 1, 14 (station Gare de Lyon) 8 (Reuilly Diderot).
Note:
(1) : journal Libération, extrait de la tribune: «Européennes 2024: exclure la culture du débat politique est une trahison, par Tiago Rodrigues et Boris Charmatz», 2 juin 2024.
Annexe : présentation de la Maison d’Europe et d’Orient
La Maison d’Europe et d’Orient anime les éditions l’Espace d’un instant et coordonne le réseau européen de traduction théâtrale Eurodram.
Depuis 1989 elle sort de l’invisibilité nombre de cultures largement méconnues, particulièrement dans le domaine du livre et du spectacle vivant.
Un grand nombre de personnalités ont croisé ses activités : Irina Bokova, Vaclav Havel, Danielle Mitterrand, Jack Ralite, Edi Rama, Jorge Semprun, Salomé Zourabichvili, les Pussy Riot… Sous son toit se sont côtoyés l’ambassadeur d’Azerbaïdjan et le représentant de l’Artsakh en France, d’anciens officiers de l’UCK et la diaspora serbe, des artistes de RTCN et la diaspora chypriote grecque.
Elle a été la première maison d’édition française, tous genres littéraires confondus, à bénéficier de l’aide à la traduction littéraire de l’Union européenne, avec un ratio de 98% et la mention « rather unique in Europe ».
A son catalogue des textes traduits depuis plus de 30 langues : albanais, allemand, anglais, arabe, arménien, azéri, biélorussien, bosniaque/croate/serbe, bulgare, corse, dari, estonien, géorgien, grec, hébreu, hongrois, islandais, kurde, macédonien, persan, polonais, roumain, rromani, russe, slovène, tchétchène, tchèque, turc, ukrainien… Et également la seule œuvre, tous genres littéraires confondus, traduite du tatar de Crimée en français. Parmi ses dernières publications, le texte lauréat du Masque d’Or 2022, dont l’autrice, Svetlana Petriïtchouk, est incarcérée à Moscou depuis mai 2023 pour “apologie du terrorisme”.
Ces textes ont été présentés dans les lieux les plus prestigieux, l’Opéra Bastille, le Palais des Papes, la Comédie-Française et tous les théâtres nationaux français, le Grand Palais de l’UNESCO, sur France Culture, au festival d’Avignon et aux Etonnants voyageurs, et jusqu’à l’assemblée générale des Nations unies pour Les Monologues de Gaza. En 2023 et 2024 ils ont remporté les deux principaux prix concernant la traduction théâtrale en France, dont celui du PEN Club pour sa première édition, avec deux textes différents du même auteur, le kosovar Jeton Neziraj, représentés au Vidy à Lausanne, à la Volksbühne à Berlin, au Piccolo à Milan, à la MaMa à New York, et la semaine prochaine au TNP Villeurbanne.
Toutes ces activités relèvent très largement du militantisme, et ne peuvent exister sans un solide soutien de la puissance publique. Nous avons ainsi été soutenus par différents dispositifs du ministère de la Culture depuis 1998. Mais, depuis 2017, celui-ci a progressivement réduit son soutien à notre maison pour en arriver, il y a quelques jours, à supprimer le dernier qui restait, celui de la sous-direction aux affaires européennes et internationales (SDAEI).
Cette décision, si elle restait sans alternative, nous condamnerait à la cessation de nos activités. C’est une situation récurrente, à deux reprises déjà nous avons reçu le soutien de la réserve ministérielle, signifiant à la fois la reconnaissance de notre travail et la difficulté du ministère à le soutenir de manière raisonnée. La disparition de notre maison serait, nous semble-t-il, un dommage substantiel à la visibilité de tout un pan de la diversité culturelle européenne, et un bien triste signal à trois semaines des élections européennes.
Nous sollicitons à nouveau, de manière urgente, le soutien de la direction générale de la création artistique (DGCA) à nos activités.