Les Nuits de Fourvière - on ne saurait le leur reprocher - en pincent régulièrement pour l’auteur Serge Valletti. Qui accordent à celui-ci, depuis plusieurs années, non pas un rond de serviette à leurs tables programmatiques, ni même, sur leurs scènes sélénites, un simple strapontin, mais l’équivalent d’un trône non usurpé. Qu’il s’agisse des pièces originales de l’écrivain ou ses adaptations cocasses revigorant le théâtre d’Aristophane données en lecture par lui-même ou en représentation, par d'autres, cet attachement et cette fidélité permettent aux publics de se familiariser avec l’un des dramaturges majeurs du théâtre français contemporain.

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SERGE VALLETTI OU LE BANQUET DE LA PAROLE
Et, s’il faut rapidement le présenter, pour les distraits qui n’auraient jamais croisé son regard dans Le jour se lève, Leopold ! ou fait, grâce à lui, connaissance avec Monsieur Armand dit Garrincha , précisons que Valletti fut un compagnon de scène de Daniel Mesguich, pour une douzaine de spectacles parmi les plus iconoclastes en apparence, dans les années 70 et 80 du siècle dernier, tout en composant à la même période des partitions sous forme de duos ou solos (un exercice stylistique qu’il apprécie tout particulièrement). Quiconque n’a jamais entendu la comédienne Monique Brun s’imprégner, sans réserve, du texte Mary’s à Minuit, ou l’acteur Gérard Morel prononcer La Conférence de Brooklyn sur les galaxies a raté des rendez-vous prégnants, au théâtre. Or, Serge Valletti a surtout eu envie d’être acteur et écrivait d’abord pour lui-même. Originaire de Marseille, le goût du spectacle lui est venu naturellement en considérant que la vie, dans cette cité souvent plus animée qu’aucune autre, savait attiser cette prédisposition. Plus tard, et sans doute parce que ses textes circulaient parmi les professionnels ou grâce aux éditions Christian Bourgois, qui furent les premières à le publier officiellement, avant L’Atalante qui prit le relais, ensuite, à Nantes, pendant de nombreuses années, entre autres et surtout, grâce à sa collection bien nommée « La Chamaille » dévolue au théâtre, d’autres metteurs en scène lui empruntèrent ses textes pour en concevoir des spectacles souvent mémorables : Chantal Morel, à Grenoble, Charles Tordjman à Thionville puis Nancy, Jacques Nichet à Montpellier… en passant par le Théâtre national de l’Odéon qui offrit à notre auteur une Scène ouverte, en 1999, pour une série de Solos, Duos, Trios et Restos, lus, mis en espace ou en scène par lui et tous les convives choisis par lui, pendant une quinzaine de jours où diverses actrices et acteurs, et non des moindres, partagèrent ce banquet de tirades, confessions et situations rocambolesques et festives, pour des spectateurs aux appétits d'histoires et dingueries féroces : Anne Alvaro, Marc Betton, Jérôme Derre, Annie Perret, Gilles Arbona, Philippe Morier-Genoud, Christian Mazzuchini, pour ne citer qu’eux. Théâtre d’acteurs et d’actrices, avant tout : l’univers de Valletti veille, tout naturellement à ce que la Parole soit primordiale. Adressée, échangée avec d’autres comparses ou taillée dans la moire des tissus délicats que sont le soliloque, le monologue et que leurs interprètes ne peuvent porter de manière inconséquente ou désinvolte, tant les fils cardés, tirés, assemblés les uns aux autres, taillent, de manière précise et seulement en apparence de façon relâchée, des trames qui enchevêtrent, à dessein, des considérations hallucinées sur le monde.
Nerveuse, haletante, faussement déroutée par des digressions qui ouvrent mais semblent toujours, comme nous le faisons souvent tous, oublier de fermer les parenthèses, cette Parole, qui paraît couler de source pourtant souvent inconnue, est aussi capable de charrier des limons insoupçonnés. Inquiétants, sombres, voire énigmatiques. Tant il est vrai que lorsque vous prêtez attention aux confessions de quelqu’un-e, votre écoute est parfois embarrassée par l’ombre d’aveux en demi teintes, non dits, trop pudiques allusions qui masquent à demi un malaise, une souffrance morale mal digérée.
POÉTIQUE DU DOUBLE
Cette voix, cette stylistique particulières se reconnaissent dans ce John a-dreams, monologue écrit pour le comédien Patrick Pineau qui avait, il y a un peu plus de dix ans, passé commande auprès de Valletti, d’une partition rôdant autour du spectre d’Hamlet. Valletti, avec Shakespeare, est en terrain conquis : n’a-t-il pas déjà imaginé une Ophélie rêvant que le fameux Prince du Danemark se noie avant elle ? (Just Hamlet, 1977), et il n’est pas interdit de voir en Papa (1991), une fantaisie folle évoquant le roi Lear, tandis qu' A plein gaz (2010) vous fait plonger dans le moteur de tout ce qui rend Richard III si survolté et sanguin, etc… Mais, comme ne manque pas de le préciser l’écrivain, ce sont souvent les défroques des personnages, leurs fantômes qui l’intéressent, surtout avec Shakespeare. C’est pourquoi, plutôt que décliner par variations une nouvelle version mettant en jeu directement Hamlet, a-t-il choisi, pour répondre à la commande de Patrick Pineau, un personnage de la pièce très secondaire, le plus secondaire qui puisse, a priori se présenter, en la figure presque tout juste invoquée de « John a-dreams », sorte de mauvais allié, mauvais conseiller du prince danois et dont les exploits, les rodomontades virent tous au fiasco. Partant de cette péripétie pourtant si ténue, on comprend alors vite, en lisant le texte, que ce John-a-dreams est, ni plus ni moins, une sorte de double d’Hamlet. Mais un double pernicieux, qui représenterait tous les démons, toutes les tentatives suicidaires, les échecs de ce monarque déjà lui-même si torturé et accablé par les responsabilités du Pouvoir.
Le comédien Patrick Pineau, c’est peu de le consigner ainsi, s’empare alors de ce monologue comme s’il en était l’auteur. Tant il parvient à contrôler, maîtriser les divers virages qui entrecoupent la route d’un texte qui démarre ma non troppo, accélère puis décélère, par moments successifs, simule le chapeau-de-roue pour ensuite, peu à peu ralentir et feindre la balade tranquille, tandis que l’aiguillonnent de sourdes angoisses, d’indéfinissables remords, ou le sauvage objectif de la Vengeance. Vengeance contre qui et dans quel but ? bien malin qui pourrait le dire, puisque l’intéressé lui-même, s’il balbutie quelques confidences, semble surtout s’avouer bredouille, dans cette quête, par la Parole, d’un semblant d’identité ayant échoué à rassembler tous les éléments forcément épars qui la forment, pour, en guise de bilan, déterminer ses lignes de force.
Sacrée gageure, que de mettre en scène pareil texte qui avance en alternant, serrées comme dans un feuilleté, les unes sur les autres, ses différentes strates. Car Valletti, en guise d’indications et de didascalies se montre, comme à son habitude, fort chiche, pour ne pas dire complètement taiseux. Non par goût du mystère ou par sadisme à l’égard des praticiens de la scène, mais bien plutôt pour les inviter à être libres de situer précisément ou de manière au contraire totalement ouverte, les enjeux de la partition. Puisque, pour l’auteur, comme déjà précisé, prime le Verbe. Sa foi envers le Théâtre est absolue : seuls les mots (ou presque) constituent le Personnage ou le cadre, le contexte. Mais, parce qu’il use d’un langage flamboyant, imagé, prolixe, à la fois très oral et très écrit, évocateur de plusieurs réalités se tuilant les unes aux autres, parfois jusqu’au carambolage, toutes ses œuvres dramatiques (ses romans, également) donnent cependant l’impression de dessiner des fresques à la fois simples et complexes, peuplées de nombreux personnages, lieux, temps et fables : avec Valletti, la règle des trois unités qui n’a pourtant plus cours depuis fort longtemps dans le théâtre et sans doute au moins depuis Musset, est à la fois pulvérisée et réhabilitée en trompe-l’œil.

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JUDICIEUX PARTI-PRIS
Pour sa mise en scène, Sylvie Orcier a judicieusement imaginé un écrin scénique surprenant et éclairant parfaitement les nombreuses dualités du texte. L’artiste, qui fut comédienne auprès de Roger Planchon (notamment dans L’Avare avec Michel Serrault, en 1987) et plus souvent avec Georges Lavaudant, à Grenoble puis au TnP de Villeurbanne (entre autres) et qu’on a pu apprécier aussi, de temps en temps au cinéma (elle campe, par exemple, auprès de Jean-Louis Trintignant et Isabelle Huppert, une Jeanne Miller qu’on n’oublie pas dans Eaux profondes, film de Michel Deville d’après l’œuvre ô combien inquiétante de Patricia Highsmith, en 1981), connaît bien l’écriture de Serge Valletti, pour l’avoir éprouvée elle-même par le jeu ou encore lorsqu’elle conçut le décor de Monsieur Armand dit Garrincha, (mis en scène par Patrick Pineau avec Eric Emolsnino, dans le rôle-titre, à l’ Odéon-Théâtre de l’Europe en 2001). Son parti-pris pour la scénographie de John a-dreams d'abord étonne, parce qu’il paraît s’inscrire, au début, dans le choix univoque et forcément un peu restreint de l’hyper-réalisme. Intérieur fatigué d’appartement exigu, encombré de meubles majoritairement de formica, eux-mêmes lassés d’avoir été touchés, malmenés, de vieux livres, vieux dossiers empilés dans un désordre ancien, pendule murale involontairement vintage et dont les aiguilles sont restées bloquées sur 3 h (ou 15h) 25, évier, frigidaire, gazinière d’un blanc qui n’est plus qu’un hésitant souvenir et, bien sûr, peintures et papier-peint victimes des mêmes assauts du ternissement… rien ne semble manquer à ce qui pourrait s’apparenter à une reconstitution d’un logis H.L.M. des années 70. A l’arrière-plan et au lointain, cependant, ce qu’on devine être une chambre à coucher est un espace plus flou, enténébré par un mur de pierres fauves qui dissimule le lit sur lequel John a-dreams se repose à intervalles réguliers et d’où il émerge, au tout début de la pièce. Or, Sylvie Orcier, pour creuser un vrai contraste avec le réalisme scrupuleux ci-dessus décrit, a disposé, entre les deux espaces, un tulle sur lequel sont diffusées, spectrales et diaphanes comme il se doit et comme s’y prête la dramaturgie vallettienne, des images représentant John a-dreams vagabondant sur une lande, à l’instar de Lear, couronne vissée sur la tête, ou errant dans le labyrinthe d’escaliers, de rues noctambules. Mais, surtout, ce tulle trouve encore davantage sa pertinence lorsqu’il permet de dédoubler le personnage et donc l’acteur, à de brefs moments, ou de faire apparaître « la dame de trèfle », compagne sans doute de John a-dreams et dont on devine que la disparition est peut-être à l’origine de ce délire verbal proféré par cet homme en proie à l’hallucinant cortège de souvenirs enfouis, parfois tenus en laisse, dans les filets trop lâches d’une mémoire universellement atomisée. Et cet homme, ce John a-dreams, de ratiociner sur différentes séquences de son existence, les occasions manquées, les ambitions écourtées, les velléités découragées, propres à chaque destinée humaine. Le public ne s’y trompe guère, lorsqu’il rit, souvent et précisément dans ces moments d’évocations où l’échec a triomphé. Tant Patrick Pineau, promenant sans fioriture ni impudeur forcée, un corps de soixante ans qui se défend, comme il peut encore, contre les affres du vieillissement, de la bedaine pourtant discrète quand il superpose des couches de vêtements plus ou moins informes, à la calvitie sur le devant du crâne. Mais un corps dont il exhibe aussi les potentialités encore intactes, même si l’énergie dépensière lui fait monter assez vite le rouge à la peau d’un cuir malgré tout toujours vaillant.
Mais la performance n’est pas que physique ou vocale (Pineau porte haut le Verbe vallettien, l’articulant sans rien forcer, le clamant comme on fait éclater dans la bouche les grains juteux d’une grenade) : elle est à la fois poétique et concrète, dans l’appropriation de paroles au flux brûlant de tout dire, y compris l’innommable: John a-dreams, quand il se rappelle de lui, bambin, laisse surgir un aveu terrifiant d’attouchements perpétrés sur lui par un dénommé Pascal, et même une fellation qu’aucun enfant ne saurait consentir : Valletti n’a pas son pareil pour disséminer, dans ses partitions, l’éclat brut et brutal d’une phrase qui bouscule tout l’ordonnancement apparemment paisible d’un babil aux fausses notes inconséquentes.

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LE "GRAND HUIT INTÉRIEUR"
Y compris lorsqu’ils feignent de sortir d’on ne sait quels rôles que les autres leur auraient attribués et contre lesquels ils ne se seraient pas défendus, John a-dreams-Pineau négocient habilement le vertige du théâtre-dans-le-théâtre (mise en abyme) : quand il demande à la salle ou à un auditoire imaginaire, s’il a été suffisamment convaincant ou proposant de reprendre un passage en en faisant varier les intentions et intonations, l’Acteur-Monstre est alors le maître d’un immense tournis qui embarque le spectateur dans une virée saisissante. Comme lorsque le rêveur se voit en train de rêver, le comédien passe d’un degré de réalité à un autre de manière fort leste et le public avec lui. De là, sans doute, vient l’expression, par Valletti lui-même, d’un spectacle propice au « grand huit intérieur ».
Et jamais, à notre connaissance pourtant étendue aux écrivains dramatiques parmi les plus inventifs (Ionesco, Beckett, Dubillard, Pinget, mais aussi Cormann et Novarina, pour ne citer qu’eux), le défi de parvenir à faire entendre les multiples voix qui nous accompagnent, durant toute une existence et qui ne sont cependant pas toujours audibles (excepté quand on veille sur elles) a été poussé aussi loin. Et qui viennent secouer les désirs coupables, les élans monstrueux dont nous sommes tous capables, mais qu’on réfrène obligatoirement, sauf à se destiner à un travail de sape total, quant à notre propre survie, sociale d'abord, individuelle, ensuite, car la folie peut finir par dévorer tout.
On l’aura compris, même si ce n’est pas seulement grâce à ces seuls concepts (dédoublement de l’acteur, catharsis, jeux de masque) que la pièce de Valletti s’avère si plaisante, mais plutôt grâce au bel équilibre maintenu, entre tranches de vie pseudo naturalistes et abstraction, qui fait que le Théâtre s’approprie, comme souvent, avec le dramaturge, le seul rôle qui vaille la peine car le plus vrai, le plus irremplaçable : le vrai Miroir des passions et obsessions humaines. Et s’accomplit pleinement, alors qu’il est sans cesse remis en question, moqué, parodié, désavoué. Par un amour excessif du Jeu et des simulacres.
En ces temps où, sur la plupart des scènes théâtrales françaises, sont présentés des spectacles dont le matériau textuel est parfois trop secondaire et si vous taraude la fringale, pour vos yeux, vos oreilles, d’un théâtre qui sait encore concilier l’exigence stylistique d’une réelle écriture et les talents d’artistes chevronnés, attachés à ce qui fonde une esthétique à la fois populaire puisque accessible à tous et une approche poétique, humoristique du monde et de l’humain, alors ce John a-dreams devrait, pour un unique et bon moment, satisfaire votre légitime appétit.
C’est un vrai festin servi à la fois fort simplement et intelligemment, savoureusement par Valletti, Orcier, Pineau et les Nuits de Fourvière. Car il conjugue avec un beau discernement devenu un peu rare, à la fois la concrétude des choses et leur inaliénable double-fonds symbolique ou même, osons les « gros » mots qualificatifs : philosophique et ontologique. La pleine et juste mesure permise par cette grosse Voix intérieure qui nous hèle, interpelle, tour à tour frivole, trompeuse et fidèle. Et fera, surtout, mine de conclure, hâtivement car encore et toujours bien avant l’heure, tout en nous faisant croire que notre passé est encore à venir qu'
Alors débutera la fin, le dernier acte de la machine à turpitudes de l’homme calamistré, il entrera par ici et s’arrêtera de parler, passera simplement sa main sur son épaule et avec un sourire fera semblant de s’endormir pour entrer dans ses rêves.
Et au bout du bout de la nuit, il mettra dans sa valise quatre ou cinq vêtements, une ceinture, deux ou trois livres, un galet rayé, une breloque, ouvrira la porte de sortie et sans se retourner se dirigera vers l’endroit où il y a le sable mouillé, entre deux parapets, le long de l’autostrade, sur une aire de repos.
L’odeur d’herbes fauchées !
Ah ! si demain venait enfin le passé ! (1)
(1): extrait de John a-dreams, précédé de Sale août, de Serge Valletti, éditions de l'Atalante, coll. "Bibliothèque de La Chamaille", Nantes, 2010.
JOHN A-DREAMS
Texte de Serge VALLETTI
Mise en scène : Sylvie Orcier • Jeu : Patrick Pineau • Création lumière : Christian Pinaud • Musique : Jean-Philippe François • Image : Ludovic Lang • Scénographie : Sylvie Orcier • Régisseur général : Florent Fouquet
Production : Compagnie Pipo • Coproduction : Les Nuits de Fourvière
du 5 au 10 Juillet 2022 - Théâtre La Comédie-Odéon - 6, rue Grolée - 69002 LYON (accès: métro ligne A, station Cordeliers, bus C3, C13, C14)
à 20h 30, sauf Dimanche 10 Juillet à 16h - spectacle présenté dans le cadre des Nuits de Fourvière en Presqu'île -
INFORMATIONS BILLETTERIE : www.nuitsdefourviere.com
AU GUICHET À L'OFFICE DE TOURISME
lun > sam, 11h-18h | place Bellecour, Lyon 2ème
(sauf jours fériés)
PAR TÉLÉPHONE 04 72 32 00 00
lun > sam, 11h-18h
SUR PLACE les soirs de spectacle -