Autant commencer par l'éloge d'un chant qui, simplement rappelé la veille de l'éch(é)ant-ce, pourrait sembler obligé et donc peu efficient car éventuellement rageur ou dépité; mais 8 semaines avant, tout est permis, surtout de prévenir qu'il n'est pas d'âge pour se méfier des friandises faciles qui fondent trop vite. Il n'est pas interdit, cependant, aux âmes solitaires, en ces soirs-là de fins d'année où les gabegies d'agapes gagneront, de (re)voir et surtout de méditer cette séquence (en) chantée. Pour en sourire et plus...
Se frayer un chemin à peu près sûr dans la discographie complexe de BARBARA équivaut, parfois, à l'effort que ressent un skieur se risquant vers des sommets poudrés à l'excès. On ne sait pas toujours à quelles dates précises ont été écrites puis enregistrées telle et telle chanson(s). Joyeux Noël figure dans le 5è album-studio publié en 1968 (avec BARBARA, il faut souvent voire toujours dissocier les disques enregistrés sans public et les albums de concerts) "Le Soleil noir". Et c'est la dernière chanson de la face 2 du vinyle d'alors. (1)
Loin des afféteries et des trop sucrés sentiments plus ou moins obligés à l'occasion des fêtes de fin d'année, elle invente ce presque Conte qu'on ne pouvait raconter sûrement seulement (à l'époque) qu'à de grands... enfants: la séduction mutuelle d'une femme et d'un homme se croisant, hasardeusement, sur le Pont de l'Alma et cependant supposés rejoindre, chacun de leur côté, leur "moitié". On ne sait rien d'eux. Sauf l'identité des conjoints qui seront ainsi de part et d'autre, délaissés et peinés (Madeleine et Jean-Pierre).
Puisque, malicieuse comme personne, BARBARA fait changer l'itinéraire habituel de ces "deux-là" qui, fascinés réciproquement par "un smoking vert, un col roulé blanc" ou des "bottes de souveraine et des gants blancs" dévient leur trajectoire en se rendant finalement chez un certain... Eugène, qu'on devine patron de restaurant... "pour y fêter ça" précise, pudiquement, la comptine. On peut toujours se gausser sur le choix peu innocent des couleurs: le vert et le blanc sont, bien sûr, celles communément usitées pour saisir toute image d'Epinal barbouillant une représentation de Noël.
La musique n'est pas en reste pour souligner toute l'ironie de cet adultère au fond assez aisé, bourgeois. Car, même si "ces deux-là" récidivent une semaine plus tard, c'est à dire la veille du jour de l'an et que "bien sûr il y eut des scènes près du pont de l'Alma", l'entremetteuse en scène et récitante de cette histoire à peine grivoise, prend soin de distiller, tandis que le roulis de son piano fait mine de faire chavirer les coeurs, de minuscules notes aigrelettes sensées exprimer des scintillements de lumière et de sons. La parodie du bonheur (occasionnel) en pareille circonstance atteint alors son apogée. Sauf que BARBARA sait bien que l'inouï éventuel de ce même bonheur surgit toujours "à pas lents" (elle prend soin, dans une obéissance au jeu de la stichomythie plaisante, de respecter le principe)
On ignore (personne n'a songé à l'interroger à ce propos) si la chanson témoigne d'une situation vécue par la chanteuse, à partir de laquelle elle vengea éventuellement son souvenir en brodant de façon aussi inspirée cette fantaisie, mais tout laisse à penser que la rigoureuse construction de la chanson permet de valider cette pure hypothèse?
Il n'est pas non plus défendu de penser que, même inconsciemment, la chanson Joyeux Noël, puisque publiée en 1968, trahit à peine, par pressentiment, la désillusion qui suivit les révoltes étudiantes qui encourageaient l'insurrection contre les institutions. Dont le mariage, la fidélité conjugale. Lesquels, une fois le désir de liberté éprouvé et consommé jusqu'à l'ivresse, n'aura mené que vers la ruine d'une idéologie somme toute éphémère.
Car nettement moins festive, la semi-morale de conclusion "mais il est bien doux quand même de rentrer chez soi" supprime tout à coup tous les ornements dispendieux et accessoires, fait baisser la lumière dans les yeux (les esprits?) des protagonistes et nous ramène au prosaïsme de la réalité, de façon nette et tranchante.
D'un Soleil noir à un Joyeux Noël, il n'y a, en apparence, que des lueurs qui font semblant de s'opposer. Oxymore dans un cas et redondance dans l'autre. C'est, toute sa vie durant et dans pratiquement toutes ses chansons, que ces oppositions auxquelles semblait tenir BARBARA pour témoigner de l'inconstance irréductible des êtres, des choses, qui seront ainsi élevées au rang d'éventuelle vérité. Sans aucun doute plus souvent chez elle que chez nulle autre. Et l'on peut aisément deviner pourquoi... La lumière sans ombre n'existe pas; l'amour sans sa tragédie... non plus. Sauf que, dans le cas de figure, l'histoire de ces deux-là, pont de l'Alma, ne le... saura pas.
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(1): Cet album est essentiel parce qu'il fait se succéder des titres que les thèmes de la Nuit, de la mort privilégient: "Soleil noir", "Gueule de nuit" "Le Sommeil" "Testament" et que d'autres, néanmoins, nuancent "Du bout des lèvres", "Amoureuse" et, bien sûr, ce "Joyeux Noël"; au mitan de ces deux pôles, "Mon enfance" offre ses aveux en partage et sera, à juste titre, l'un des titres les plus emblématiques et bouleversants de BARBARA. Maintes fois reconnu comme l'un des plus importants de toute sa discographie.