En 1996, parce qu’il y a longtemps qu’elle n’a pas enregistré d'album en studio, BARBARA s’entoure de fameux musiciens pour concevoir ce qui sera l’ultime. J'ai souvenir d'amis qui aimaient, à l'époque, se récrier contre elle, railler ce disque, prétendant "qu'elle n'avait plus de voix, plus rien à dire". Arguments fallacieux que nous pouvons ainsi aisément démonter. Qu'elle n'ait jamais fait l'unanimité (alors qu'aujourd'hui elle semble hissée au rang des "intouchables"), était plutôt rassurant. On se moqua à notre tour de gens trop insensibles ou trop gênés par leurs propres émotions pour se risquer à une écoute attentive de certaines chansons. Et qu'importe, finalement, ces amis là ne sont plus vus ni fréquentés depuis longtemps.
Un titre, très vite, se détache nettement des autres pour ce dernier album qui ne porte aucun nom générique. Troisième de la face A (on s'efforçait de continuer à acheter des disques vinyles et non ces CDS aux sons sans profondeur), il met à l'honneur un espace en apparence banal, lieu de passage, que la musique s'ingénie à personnaliser. C'est un couloir. Mais un couloir qu'on devine facilement comme étant celui d'un hôpital (ce mot-là n'est jamais prononcé: BARBARA connaît son art de l'ellipse qui n'est pas pudeur mais bien plutôt confiance entière au langage et à l'auditeur qui saisit ce qui est tu). La musique, justement, est composée à la fois par l'artiste et par Jean-Louis AUBERT qui contribua à l'écriture d'autres titres sur ce disque.
Musique insidieuse, d'abord, (un peu à la manière de celle qui file "La Mort" - dans l'album Seule de 1981)- mais plutôt rapide, comme traduisant des pas véloces hantant ce corridor, presque obsessionnelle. La batterie, seule, scande par à-coups répétitifs mais réguliers, des sons équivoques: battements de coeur ou doigts qui, furtivement, cognent contre des portes... Puis la voix de BARBARA couvre cette introduction musicale éloquente par un début de texte presque purement descriptif. Il y est question d'ailes d'un bâtiment puis, dans un jeu de mots volontairement hasardeux, glissent, par association d'idées, vers celles qu'on attribue aux "anges", "qui portent, accrochée sur leur coeur, la douceur de leur prénom". Ce sentimentalisme (voire folklore plutôt compassé) surprend. Et tente de relativiser l'atmosphère du cadre plutôt autoritaire initialement évoqué.
La chanson, implacable, tant par sa musique que par sa description quasi clinique d'une tranche de "vie" est notoire, dans sa simplicité même. Aucune autre, à notre humble connaissance, dans le répertoire de BARBARA, n'insiste autant sur la sidération provoquée par le réel. Même si elle tente de conjurer le détail prosaïque presque convoqué dans sa trivialité par une tentative qu'on devine chaque fois avortée de porter ce réel vers une autre dimension plus élevée.
Peu de gens, à l’époque, savaient, je crois, que la chanteuse soutenait activement et de manière très personnelle, les malades du sida. Au point d’avoir sollicité l'ouverture d'une ligne téléphonique, chez elle, secrète, privée et seulement connue des malades désespérés et abandonnés par leur famille mais qu'elle allait visiter dans les hôpitaux ou qu'elle écoutait grâce à ce lien téléphonique (grande insomniaque, ses disponibilités même nocturnes ne lassaient pas sa ferveur). Elle fit de même avec les femmes emprisonnées (qui lui inspira la chanson « Femmes de parloir »). Mais là encore, dans ce Couloir, jamais le nom d'aucune maladie n'est expressément épelé. L'hôpital est cet endroit (c'est bien connu) où nous sommes tous éventuellement à peu près à égalité. "Il fait chaud, il fait froid, il y a la douleur tenace, des fatigues à n'en plus pouvoir". Pourquoi le nom de "sida" serait-il alors claironné dans un chant qui n'est pas à la peine pour le faire deviner? Or, il n'y a pas que des sensations physiques contradictoires, il y a aussi des émotions humaines à signaler "il y a des rires, des chuchotis, des colères, des courages, rémissions, des espérances". et puis, lancinante, cette répétition signifiante qui tente de ranimer la vie : "il y a des pas, il y a des voix": autant de signes manifestes que la Vie s'efforce de prouver qu'elle a encore lieu d'être, même là.
De plus en plus lointaine et discrète, la musique continue à se faufiler, de porte de chambre en porte de chambre (la 2, la 6 ou la 23). S'attarde un peu à celle de la 12 parce que son occupant "s'en va"...
On peut accessoirement noter qu'autant les inscriptions, - pancartes d'orientations "Est/Ouest" pour différencier les espaces, les chiffres sur les portes ou les prénoms brodés sur blouses - semblent insistantes, autant le nom des maladies est intimé à continuer de rester dans le domaine du secret. Nous n'entrons pas dans les chambres.
Tous les sens sont convoqués : la vue (les lueurs d’ampoules bleues du "grand tableau de milieu"), l’ouïe ("le bruit des pas, des chuchotis, des éclats, le bruit des charriots qui grincent"), l’odorat et le goût (les fleurs fanées, les ragoûts froids), le toucher (anges qui bercent le désespoir). Sens en semi conscience qui témoignent néanmoins encore d'une vitalité somme toute combative et permise par le dévouement.
La chanson est d'autant plus émouvante (alors que tout paraît conçu pour repousser des attendrissements faciles) qu'elle obéit à la règle des trois unités caractéristiques du genre de la Tragédie: lieu et action se focalisent ensemble sur les allées et venues "des anges qui disparaissent derrière des portes", et ce, le temps d'une seule journée, de midi à minuit :les différentes heures scandent, divisent la chanson.
La musique, qui s'éloignait progressivement, est tentée par la démission définitive, un très bref instant. Sourdine qui permet une trêve, non une interruption. C'est le moment du sommeil contrarié par le mal, c'est "l'heure des solitudes et des angoisses". Pour mieux, ensuite, repartir et raccompagner, suivre à nouveau le glissement des sandales sur le sol du couloir. Tandis qu'on n'entend plus tellement alors le jeu de batterie de l'introduction (le battement des coeurs ou des phalanges contre les portes) car une mélodie calme et plutôt aérienne, au piano, prend alors le relais pour clore la chanson et recouvrir, tel un linceul, tout ce qui fut précédemment évoqué ou suivre le sillage de l'envol des âmes vers un ciel (très) hypothétique.
Sans doute, et pour ne pas trop céder aux étreintes de l'émotion qui nous cueille chaque fois qu'on écoute la chanson, peut-on aussi comprendre que ce Couloir sait s'appréhender comme l'endroit métaphorique plus global de nos façons universelles de traverser nos existences: c'est à dire, forcément... provisoirement.
Puisque, qu'on le veuille ou non, qu'on demeure 25 rue de la Grange aux Loups, rue Rémusat, ou dans une caravane de fortune, un appartement ou une maison confortables, nous voilà tous finalement habitants passagers, dans cette vie, d'un éphémère... Couloir...