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DRAME DANS LA SAVANE OU LA JUNGLE URBAINE
« Fable urbaine » comme le suggère le sous-titre du premier volet de la trilogie imaginée par le dramaturge catalan Pau Miró (1) ou Conte philosophique ? Peut-être les deux… tant les éléments et la poétique du texte Buffles distillent des vertus communes aux deux genres. La pièce, au départ, n’a pas été imaginée, par son auteur, pour un théâtre de marionnettes mais pourtant, on le jurerait, tant l’évidence décourage absolument le moindre doute quant à la pertinence d’un tel choix esthétique.
Au centre du plateau, une boîte à jouer représentant, tour à tour, les divers espaces d’une succession de scènes plutôt brèves : dispositif gigogne rendu astucieux grâce aux divers blocs de bois mobiles déplacés par les interprètes eux-mêmes qui s’affirment, au gré à gré des séquences, tantôt manipulateurs, tantôt marionnettes, tantôt comédiens interchangeant leurs rôles comme pour mieux tuer l’illusion dans l’œuf et privilégier, au contraire, l’esprit vaillamment solidaire de groupe, de clan qui prévaut sur tout le reste. Décloisonnant ainsi à dessein les genres, les rôles, les fonctions, les sexes, bestialité et humanité, les vertus de la fable en sont d’autant mieux mis en valeur.
Fantaisie coutumière du Conte, le spectacle met en situations une famille de buffles qui a ouvert une blanchisserie dans le quartier d’une métropole considéré comme peu avantagé, au départ, par sa réputation de lieu insécurisé. Et que, pourtant, la gentrification viendra squatter et conquérir peu à peu, le modernisme et le capitalisme n’écoutant que leur veulerie pour s’arroger tous les droits. Les enfants buffles vont à l’école et aident leurs parents à tenir leur commerce qui, bien que vite menacé par la concurrence de nouveaux pressings impersonnels mais connectés, tient encore debout grâce aux gains du loto récoltés par la mère volontiers joueuse de… « Bingo ». Mais le petit Max, le plus débrouillard, le plus intelligent de la fratrie disparaît un jour et le père explique alors à ses autres enfants que des lions l’ont capturé et certainement mangé. Qu’en tout cas, il ne reviendra plus.
A peine remise de ce drame, la famille doit ensuite survivre à la disparition de la mère dans des circonstances analogues au rapt de Max. Pas de doute : malgré la rénovation de la blanchisserie, la famille « Buffles » est âprement désorientée par cette succession de violences urbaines. D’autant plus que le père, apparemment durement affecté, se réfugie, devenu mutique, dans une sorte d’atelier où il s’adonne à la musique et à la pratique de la guitare électrique. Mais les enfants, solidaires et responsables, affrontent ces dures réalités, continuent d’œuvrer en lieu et place de parents démissionnaires, tandis que les revenus du foyer stagnent puis viennent à manquer. Jusqu’au jour où les enfants s’aventurent sur une esplanade, un terrain vague à la lisière de leur quartier où pourtant les consignes du paternel leur avaient défendu de se rendre. Assistant à un triste spectacle d’une famille de lions approchant puis dévorant quelques antilopes imprudentes, les enfants battent prudemment en retraite jusqu’à croiser les fauves au détour d’une ruelle. Croyant leur dernière heure venue, ils s’étonnent ensuite des intentions apparemment pacifiques de leurs rivaux qui les laissent repartir sans les attaquer.
On se gardera bien de narrer, ici, le fin mot de l’histoire. Tant elle est surprenante, inattendue. Violente. Longtemps, la question de l’absence d’attaque -rendue d’autant plus facile par le contexte nocturne-, se posera comme un mystère sans résolution pour la fratrie devenue adolescente. Mais, peu à peu, poussée par l’urgence de la curiosité et de l’investigation dans les affaires de leurs géniteurs, les jeunes buffles comprendront que la barbarie, la sauvagerie, les pactes occultes peuvent bien souvent être fomentés par des proches et non des inconnus, fussent-ils ennemis légendaires.
ENTRE RÉALISME ET FANTASTIQUE
Fable d’apprentissage, « Buffles » de Pau Miró connaît et renouvelle ses classiques : franchissement de l’interdit, mises à l’épreuve, sacrifice de l’enfance : rien ne manque à la fantaisie et, pourtant, on jurerait qu’elle est totalement inédite.
Quand on l’interroge sur ce choix particulier des « Buffles » pour le premier volet de sa trilogie « animale », l’auteur répond : « Les buffles sont à la fois victimes de prédateurs – ici des lions – mais aussi prédateurs eux-mêmes. Ils sont forts, imposants, impression renforcée par l’idée de groupe, de communauté soudée. Ils savent se défendre, instinctivement. » (2)
Et c’est ce qu’a parfaitement saisi la metteuse en scène Emilie Flacher de la Compagnie Arnica créée dans l’Ain, à Bourg-en-Bresse : sans négliger aucun ingrédient de la Fable, elle les amalgame avec bonheur tout en faisant entendre les grandes subtilités du texte et des situations. Elle habille la métaphore propre à tout conte d’éléments scéniques à la fois suggestifs et fonctionnels. A commencer par le choix de la couleur verte, prédominante, tant pour le décor que les lumières ou certains costumes. Ce vert qui dit la savane et le glauque des atmosphères urbaines est aussi la couleur des machines à tambour de la blanchisserie, teinte tantôt chaude tantôt inquiétante : l’ambivalence de la réalité est rehaussée par ce choix ô combien pertinent, tout comme la zébrure de deux néons simples diffusant une lumière crue et blanche qui surplombe la scène suffit à dire la froideur d’espaces hostiles propres aux villes. Contrastant évidemment avec les autres éléments de la scénographie qui n'est pas sans évoquer les friandises colorées des tableaux du peintre Rousseau.
Se situant sans cesse à mi chemin d’un réalisme appuyé mais heureusement lacunaire et les poussées d’un certain « fantastique » , la mise en scène laisse cependant la meilleure part aux interprètes. Lesquels manipulent, tout au long du spectacle, des marionnettes représentant tantôt le corps entier des buffles, tantôt leur simple tête. Marionnettes articulées à la main, confectionnées de bois, de cuir et de feutre, leur expressivité est travaillée au cordeau et les trouvailles font sourire : quoi de mieux que le sabot d’un buffle pour faire office de fer à repasser les draps ?!
DE LA RÉSISTANCE CULTURELLE
Il faut voir et saluer ce travail artistique exemplaire. Dont l’un des mérites -et non le moindre- est de savoir s’emparer d’un vrai texte de répertoire théâtral. A l’instar de Johanny Bert et de son Théâtre Romette qui fait volontiers appel à de vrais dramaturges pour imaginer ses fresques souvent elles aussi marionnettiques, Emilie Flacher a eu raison de faire confiance à une partition solide et poétique. La liberté, ensuite, de s’en emparer et de se concentrer sur les éléments scéniques est d’autant plus garantie et réussie. Bien des praticien(ne)s de théâtre d’aujourd’hui qui ont tôt fait de s’improviser (mauvais) auteurs.trices de leurs spectacles n’y gagneraient pas qu’en modestie, mais en crédibilité.
Cette initiative de la Compagnie Arnica et relayée, entre autres, par le TnP de Villeurbanne a également raison de se fier au répertoire catalan. Dont on ne dira jamais assez qu’il recèle d’auteurs majeurs modernes et contemporains : Sergi Belbel, Josep Maria Benet i Jornet, José Sanchis Sinisterra. Josep-Pere Peyró mais aussi Lluisa Cunillé témoignent de la vivacité de leurs sensibilités et inspirations respectives, mises à l’honneur grâce à la création, en 1989, de la Sala Beckett, dans un ancien théâtre datant des années 20 de Barcelone. Lignée de dramaturges à laquelle est venu, naturellement s’adjoindre Pau Miró.
Lequel analyse, quand on l’interroge sur le dialogue éventuel entre dramaturgies française et catalane : « La fascination pour la narration dans l’écriture dramaturgique catalane vient de Bernard-Marie Koltès. Il est la référence, pour avoir réussi à concilier le drame, l’action et la narration. Et pas que lui : la méticulosité conceptuelle d’un Jean-Luc Lagarce ou d’autres auteurs français nourrit notre écriture dramatique. Plus généralement, la France est un exemple de résistance à l’invasion de la culture anglo-saxonne : la résistance culturelle est une qualité primordiale, que nous admirons beaucoup. »
Et déclare : « Comme auteur, j’aimerais montrer ce passage de l’immobilité totale à l’impossibilité de toute forme de stabilité. Ce qu’on a pensé hier n’a plus cours aujourd’hui ; ce que nous pensons aujourd’hui risque fort d’être remis en question demain. Tous les repères sont bouleversés. » (2)
Notes :
(1) : « Buffles », « Lions », « Girafes » : la trilogie a paru aux Editions Espaces 34 (2013 et 2014) ; textes français traduits du catalan par Clarice Plasteig Dit Cassou.
(2) : Extrait d’un entretien avec Pierre Gelin-Monastier, « En Catalogne, il n’y a plus rien auquel se raccrocher durablement », avril 2018, site Web www.profession-spectacle.com
Au TNP Villeurbanne - 8 place Lazare Goujon - 69100 VILLEURBANNE -accès: Métro Ligne A, station "Gratte-Ciel".
Du 7 au 10 mars 2023. Attention ! en raison de la mobilisation citoyenne contre la Réforme des retraites, la représentation du 7 mars a été annulée et remplacée par une séance le Samedi 11 mars, à 20h 30.
BUFFLES de Pau MIRO - mise en scène: Emilie FLACHER. Texte français traduit du catalan par Clarice Plasteig dit Cassou.
du mardi au samedi à 20 h 30, sauf jeudi à 20 h - séances scolaires jeudi et vendredi à 14 h 30 (dès 13 ans).
Petit théâtre, salle Jean-Bouise - durée : 1 h 15
avec
Gautier Boxebeld, Guillaume Clausse, Claire-Marie Daveau, Maïa Le Fourn, Pierre Tallaron
dramaturgie: Julie Sermon / direction d'acteurs: Thierry Bordereau /scénographie: Stéphanie Mathieu /lumière: Julie-Lola Lanteri /son: Émilie Mousset /création marionnettes et univers plastique: Émilie Flacher, Emmeline Beaussier, Florie Bel /construction du décor, machinerie et régie générale: Pierre Josserand /costumes: Florie Bel / administration: Lucile Burtin /production et communication: Maud Dréano /actions culturelles et logistique: Elodie Baillet.
production: Compagnie Arnica
coproduction: Théâtre de Bourg-en-Bresse ; Maison des Arts du Léman, Thonon-Évian ; Théâtre Molière-Sète – scène nationale Archipel de Thau ; Théâtre Jean-Vilar, Bourgoin-Jallieu ; La Mouche, Saint-Genis- Laval.
Buffles bénéficie de la coproduction Groupe des 20 – Scènes publiques Auvergne-Rhône- Alpes, de l’aide à la création de l’ADAMI, de l’aide à la création du Conseil Départemental de l’Ain.
partenaires de production Théâtre Am Stram Gram – Centre international de création, partenaire de l’enfance et la jeunesse, Genève ; L’Espace 600, Grenoble ; Le Train Théâtre, Portes-lès-Valence ; La Machinerie 54 – Centre Culturel Pablo Picasso, Homécourt ; Le Polaris, Corbas ; Dôme Théâtre, Albertville.
La Cie Arnica est en convention triennale avec la DRAC Auvergne–Rhône-Alpes – ministère de la Culture, la Région Auvergne–Rhône- Alpes, le Département de l’Ain et la Ville de Bourg-en-Bresse. Elle est artiste associée à La Comédie de Valence – centre dramatique national Drôme-Ardèche, au TJP Strasbourg – centre dramatique national, à la Scène nationale de Bourg-en-Bresse et au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine.
Tournée 2022-2023
- le 14 mars 2023, Piano Cocktail de Bouguenais (44)
- le 16 mars 2023, Théâtre de Morlaix (29)
- le 18 mars 2023, 3'e Saison Culturelle Ernée (53)
- le 21 mars2023, Quai des Arts Pornichet (44)
- le 23 mars 2023, Athéna Théâtre, Festival Méliscènes, Auray (56)
- les 25 et 27 mars 2023, Centre Culturel Juliette Drouet, Fougères (35)
- le 28 mars 2023, Théâtre de l'Hôtel de Ville, St Barthélémy d'Anjou (49)
- le 30 mars 2023, Canal théâtre, Redon (56)