On ne peut que le déplorer, mais, depuis une vingtaine d’années, le texte théâtral – même littéraire – n’est plus considéré comme essentiel par la plupart des critiques français. C’est pourquoi, même un poète dramatique aussi important que Peter Handke, à chaque parution d’une de ses nouvelles pièces, n’est qu’à peine évoqué dans les colonnes du journal "Le Monde", rarement dans "Libération" (qui a, de toute façon, prétendu la disparition pure et simple de l’oeuvre théâtrale en tant que partition textuelle) et dans celles de bien d’autres journaux. Y compris dans les rares revues spécialisées. Si les quotidiens et hebdomadaires ou mensuels ont chroniqué le dernier récit traduit de l’auteur autrichien, « Ma journée dans l’autre pays », en revanche sa pièce « Zdeněk Adamec », sous titrée "une scène", dans la collection du Manteau d’Arlequin des éditions Gallimard (collection consacrée aux textes théâtraux) en 2023, n’a, elle, fait l’objet d’aucun compte rendu critique, en France.
INTERROGER LES DIVERS STATUTS DE LA PAROLE
Et pourtant, chez Handke, l’écriture théâtrale n’a jamais relevé ni de l’accident, ni de l’anecdote. Bien au contraire, des textes comme « Outrages au public », « Gaspard », « Le pupille veut être tuteur », « La chevauchée sur le lac de Constance », ou « Par les villages » (1) ont été des événements marquants, à la fois dans l’histoire de la dramaturgie européenne mais également sur les scènes surtout allemandes et françaises, mais non exclusivement.
Peter Handke, comme pour ses autres livres, ne se contente pas de régler son écriture sur les canevas plus ou moins immuables de la composition dramatique. Si, comme la plupart des auteurs désormais depuis les années 60, il ne recourt évidemment pas au découpage en actes ni en scènes et s’il soigne à qualités égales dialogues et didascalies, il réussit, à chaque fois, à brasser une forme qui, selon lui, saura le mieux mettre en évidence non pas des ressorts ou péripéties, mais bien plutôt les enjeux d’une parole fondatrice en tant qu’action principale. Dans la lignée, en France, des Beckett, Sarraute, Duras, Bond, Vinaver, Lagarce... et, en Allemagne, de Botho Strauss, essentiellement. Sauf qu'il tient à rénover complètement la nature même du processus théâtral:
"Jamais je n'aurais pensé que j'écrirais des pièces de théâtre. Le théâtre tel qu'il existait était pour moi un reliquat d'un temps passé. Même Beckett et Brecht n'avaient rien à voir avec moi (...) Les possibilités de la réalité étaient limitées par les impossibilités de la scène, le théâtre esquivait la réalité par l'illusion. Au lieu d'une nouvelle méthode, je ne vis que dramaturgie." (2)
Mais il ose aussi aller plus loin : il atomise, d’abord, le simulacre de l’identité des locuteurs qui montent sur scène. L’acteur n’est surtout pas censé se masquer derrière une entité vague ou empruntée au traditionnel réflexe de distinguer rôle et personnalité. Pourfendeur, dès les premières œuvres, des canons traditionnels à la fois de l’écriture mais aussi de la représentation dramatique, Handke semble poursuivre, sans relâche, les diverses lignes de fuite qu’empruntent, par leurs mots monologués ou échangés, des êtres à la fois quelconques et particuliers, pour se débarrasser des a priori ou schémas inconvenants. La parole traque les faux semblants et elle doit littéralement rendre visible un autre degré de réalité que celui prêté par la tentation d’une « véracité » de toute façon et par essence impossible à déterminer : l’apostrophe provocante, l’injure, l’introspection, l’enquête ou la justification sont au coeur de ses premières pièces « parlées », entre 1965 et 1967 (Outrages au public et autres textes). Mais la parole peut aussi être prise en défaut. Comme dans Gaspard, sourd muet qu’on veut contraindre à s’exprimer comme un autre. Le théâtre de Handke n’est cependant pas un lieu du bavardage ou de la logorrhée aisée. Le hiatus entre langage parlé et gestuelle, comportement est souvent mis en évidence : une autre façon, pour le dramaturge, d’indiquer que les mots, seuls, manquent de fiabilité.
Enfin, loin d’un théâtre du quotidien qui fit les belles heures des principaux dramaturges des deux côtés du Rhin (Martin Sperr en Allemagne ou Jean-Paul Wenzel, en France), les théâtres de Handke s’attaquent à l’Illusion (La Chevauchée sur le lac de Constance, Les gens déraisonnables sont en voie de disparition, Voyage au pays sonore) ou poétisent les monologues et controverses que s’échangent, au sein d’un coryphée frayant avec l’Antiquité grecque, des gens modestes évoquant à la fois leurs conditions de survie et leurs rêves, au sein d’un territoire enclavé mais choyé par une nature encore intacte et que célèbre une pythie au nom d’étoile, Nova (Par les villages).
On ne s’étonnera donc que l’écrivain parte d’un événement historique conséquent pour concevoir sa nouvelle pièce, dont le titre, Zdeněk Adamec, à l’instar de Gaspard, reprend le nom du protagoniste dudit événement : Zdeněk Adamec, jeune Tchèque de 19 ans, qui décida de s’immoler, le 6 mars 2003 devant le Musée national du centre de Prague, à quelques pas de l’endroit où, en 1969, Jan Palach exécuta son acte de résistance contre l’invasion de la Tchécoslovaquie d’alors par les troupes du Pacte de Varsovie.
Le sacrifice d’Adamec, s’il reproduisait, 34 ans plus tard, le mode spectaculaire de son aîné par la forme, était tout autre, puisqu’il voulait marquer durablement les esprits en dénonçant les effets pervers de la société consumériste menant à un égoïsme généralisé. Si l’on en croit la lettre qu’il a laissée juste avant son suicide en public, l’impérialisme des discours et réflexes dictés par un capitalisme délibéré et décomplexé se devaient d’être désignés comme la source d’un mal être planétaire et du désengagement politique progressif des citoyens. Avant Adamec ou au même moment, d’autres jeunes tchèques avaient rivalisé de gestes kamikazes en harangues révolutionnaires.
Et Handke d’imaginer pour tout décor, alors, un lieu suffisamment vaste et ouvert, lieu public où plusieurs individus se rendent pour une soirée festive. L’endroit se doit d’être à la fois extérieur et intérieur et le temps: "maintenant" ou "quand on veut". Autorisant librement diverses hypothèses quant au cadre de l’action, l’écrivain, en revanche, reste fidèle à son principe qui veut que ceux qui sont en scène ne doivent se prendre pour d’autres. Élargissant encore le libre arbitre de l’écriture, le dramaturge ne dissocie pas non plus les échanges entre personnes et la voix d’éventuels narrateurs qui s’avancent, au contraire, comme des doubles de celles-ci :
« -Et nos rôles à chacun ? - ils se préciseront au cours de l’action. -Et nos noms de joueurs ? - Ce sont les noms de nous, les joueurs. - Et nos costumes ? - De soirée (ou bien non). » (3)
Toute donnée et son contraire sont, exprès, mis en équivalence. Et si l’on peut s’étonner que l’auteur choisisse ce contexte d’une soirée plus ou moins mondaine (sans que cela ne soit cependant jamais impératif), compte tenu que l’immolation de Zdeněk Adamec s’est produite aux aurores, n’est-ce pas le signe d’une volonté délibérée de ne surtout pas restreindre, enfermer un tel récit choral par des détails caractéristiques et réputés authentiques, cohérents, logiques, soi disant « fidèles à la réalité » ? Débrider le contexte, c’est aussi débrider l’action, la parole. A la mesure du geste jugé « fou » d’un étudiant cultivé, engagé dans l’écologie, qui ne s’embarrasse pas d’artifices pour commettre son action quérulente. L’ambivalence gagne aussi l’action principale même de la pièce. Car que fête-t-on, au demeurant, en cet endroit aux allures de réfectoire ou de salle de loisirs municipale ? Un tel rassemblement est-il réalisé dans le but de célébrer la mémoire de l’étudiant kamikaze ? Ce contexte n’est-il que pur prétexte à étaler une insouciance qui marque le contraste avec son geste tragique ? Si, en Autriche, la première mise en scène donnée au Festival de Salzbourg signée Andrea Vilter paraissait tirer la pièce vers l’abstraction, -la scénographie, relativement épurée, anonymisait le lieu par une vague architecture privilégiant des courbes d’arcades-, Frank Castorf, l’enfant terrible du théâtre européen, à Vienne, lui, se montra plus radical: dans une ambiance de fête foraine, de celle qu’on imagine comme cadre idoine pour la pièce Casimir et Caroline de Horvath, toutes les figures se montrent sous des tenues extravagantes, bariolées comme pour un cirque. Et la présence, en ce dehors plus hivernal que printanier, de bidons aux teintes criardes, de torches, flammèches comme autant de guirlandes lumineuses, rappellent bien sûr les deux éléments principaux ayant servi la cause d’Adamec, tandis que des affiches publicitaires géantes et indubitablement racoleuses pour un soda gazeux mondialement connu ou pour une marque de cigarettes tchèques écrasent, par leurs perspectives dévorantes, l’image du corps frêle de Zdeněk s’arrosant d’essence, puis bien vite entièrement léché par le feu. Castorf, comme à son habitude, ne lésine pas sur le spectaculaire, même si le choix d'une telle esthétique est à double tranchant puisqu'il se risque à occulter la portée des paroles qui fusent, presque cacophoniques, pour raconter cet acte suicidaire.

Agrandissement : Illustration 1

« L'histoire de Zdeněk Adamec n'est pas typiquement tchèque. Et elle n'est pas actuelle non plus. À l'époque, déjà, elle l'était à peine. Et il n'y a aucun film sur l'histoire de Zdeněk, en tout cas pas de fiction, pas même du genre "d'après une histoire vraie". » (4)
L'ENTÉNÉBREUR ET LES FAKE NEWS
Dans cette foule d'anonymes qui vont et viennent, esquissent deux ou trois pas de danse, les commentaires à propos du geste d'Adamec se croisent, se superposent, se contredisent. Ils sont l'occasion pour chacun(e) de décréter en quoi l'idée d'un cataclysme généralisé leur fait craindre ou non le pire. Tandis que d'autres s'attachent à comprendre la démarche du contestataire. S'interrogent sur son enfance. La sévérité de ses parents qui lui interdisaient de lier connaissance avec des camarades, du temps de sa scolarité, par exemple. Ou, encore, de l'antre secrète, au milieu d'une forêt en laquelle le héros du jour aimait, paraît-il à se réfugier. On le surnomme "L'Enténébreur". "l'oublié de la lumière et de la nature". (5) Tandis que d'autres, plus pragmatiques, essaient de reconstituer le chemin parcouru par Zdeněk au matin du 6 mars 2003.
Ce choix d'anonymiser les voix qui "racontent" et les propos ambivalents, parfois incohérents, exagérés, digressifs n'est-il pas aussi, pour Handke, le moyen de mettre en jeu et au centre de toutes les attentions, ce nouveau statut de la parole bruissant sur les réseaux sociaux? Véhiculant contre-vérités, fake news, aveux rapportés mais déformés, confidences hors sujet, cette masse à la fois informe de messages échouant à dégager la moindre once de vérité tangible s'érige dans l'autorité de sa... vacuité. Quand bien même l'écrivain prend le soin, à l'instar de ce qu'il fit pour l'écriture de Par les villages qui jamais n'imite le parler réputé "populaire" des paysans et des ouvriers, de ne surtout pas calquer son style sur celui, plus ou moins relâché, des simulacres d'échanges produits dans les communications numériques.
On le voit: le prix Nobel de Littérature 2019 n'a pas renoncé à sa passion pour la recherche d'une écriture dramatique sachant à la fois prendre en considération les nouveaux usages du langage et le statut de la Représentation comme art du subterfuge nécessaire pour atteindre les contours d'un réel qui sans cesse se disloque, au sein de la conscience communautaire. Moins que jamais, sa cible n'est l'incommunicabilité. Bien au contraire, il joue à démonter les mécanismes qui régissent les relations humaines, fussent-elles encore plus morcelées par l'usage déraisonné des nouveaux outils électroniques d'échanges. Mais il évite toute illustration, toute copie d'une réalité: c'est au coeur même d'un rassemblement aléatoire mais festif, qu'il introduit le vers dans ce fruit faussement rafraîchissant que serait la continuelle et inextinguible soif de connaissances relative à un événement dramatique.
Que devient, alors, au milieu de ces logorrhées intempestives, le geste brutal d'un jeune suicidé marquant sa vive opposition au fonctionnement d'un monde qui n'a plus d'appétit que pour le gain facile, le scandale à bas bruit, l'intérêt mercantile ?
En France, personne n’a encore songé à représenter la pièce de Handke. C’est à croire que la mode durable pour un refus de plus en plus fréquent de créer des spectacles dramatiques d’après des œuvres écrites et conçues pour la scène, prime sur la curiosité et l’esprit aventurier des praticiens d’aujourd’hui. Qui préfèrent, pour la plupart, s’estimer assez auteurs pour imposer leurs propres propos dramaturgiques. Lesquels sont,cependant, assez souvent rarement aboutis pour convaincre et, en tout cas, pour faire « oeuvre ». Le bricolage et le recours abusif à la vidéo deviennent des modes d’expression qui se contentent d’aligner des moments de théâtre ou de danse ou de cirque, parfois des trois. Singulier brassage qui pourrait être constitutif de vraies et bonnes fresques mais qui se contentent, la plupart du temps, de l’à peu près d’intentions on ne peut plus confuses.
HANDKE ET L'INSTITUTION THÉÂTRALE
Le théâtre de Handke est difficilement conciliable avec les institutions. Viscéralement attaché à ce qu'il s'adresse, avant tout, à des gens humbles, l'auteur n'hésita pas, récemment, à accompagner un jeune metteur en scène issu du quartier populaire des Hauts-de-Seine et que le choc de la lecture de "Par les villages" a convaincu que c'était précisément ce genre de trame qu'il souhaitait ardemment et artistiquement porter à la connaissance du plus grand nombre. Après une adolescence tumultueuse et un drame familial qui l'ont meurtri à un âge où l'on se doit de rester encore un peu insouciant, Sébastien Kheroufi, admis finalement au Conservatoire national supérieur d'art dramatique à Paris, avouera que le poème dramatique de l'écrivain autrichien fut le seul qu'il parvint à lire jusqu'au bout, pendant ses études (tandis qu' Heiner Müller ou Thomas Bernhard le décourageaient encore). Et lui fit alors décider de re-créer le texte, en transposant le cadre original (les montagnes de Carinthie) vers une zone de banlieue. Créant initialement la pièce au Théâtre des Quartiers d'Ivry, dont le directeur, Nasser Djemaï a su encourager le jeune homme à aller jusqu'au bout de son rêve, Kheroufi fut particulièrement inspiré de concevoir une distribution mélangée. Acteurs encore inconnus et comédiens à la notoriété certaine (Anne Alvaro et Reda Kateb) y côtoient la performeuse de rap Casey à qui il confia le sublime et délicat monologue final de Nova. Le spectacle, repris une dizaine de jours au Centre Pompidou, l'hiver dernier, a fait salle comble.
Ce ne fut pas le cas, presque dix ans auparavant, lorsque ce même texte de Handke occupa la Cour d'honneur d'Avignon, en 2013. Puisqu'il provoqua, au contraire, une désaffection conséquente des spectateurs, pendant les représentations. Preuve que la dramaturgie de l'auteur ne s'accommode guère des fastes et des réputations d'un lieu ou d'une manifestation culturelle festivalière devenue opulente et échouant bien souvent à faire entendre la poétique rigoureuse d'un écrivain qui ne cherche jamais à prêcher des convaincus mais bien plutôt ceux qui croient qu'elle ne leur est pas destinée.
Zdeněk Adamec trouvera-t-elle, bientôt, en France, quelque courageuse et talentueuse troupe pour, à son tour, faire entendre la singulière et nécessaire parole d'un écrivain ne composant jamais rien à l'aveugle et encore moins machinalement, mais en prenant, au contraire, toute la mesure du Poids du monde et L'Histoire du crayon (6) pour bâtons de pèlerin inspiré vaquant sur les terres encore inconnues de nos errances d'éternels indomptés?
NOTES :
(1): Outrages au public et autres textes, Gaspard, Le pupille veut être le tuteur, La Chevauchée sur le lac de Constance: © l'Arche éditeur. Par les villages:© éditions Gallimard, coll.Le Manteau d'Arlequin.
(2): Peter Handke, J'habite une tour d'ivoire, texte traduit de l'allemand (Autriche) par Dominique Petit © Paris, éditions Christian Bourgois, 1992.
(3): Zdeněk Adamec, une scène, de Peter Handke, texte français traduit de l'allemand (Autriche) par Julien Lapeyre de Cabanes, coll. "Le Manteau d'Arlequin", © Paris, Gallimard, 2023, p.12
(4): ibid. p.14
(5): ibid. p.44
(6): Le Poids du monde (1980) et L'Histoire du crayon (1987): journaux de Peter Handke, traduits de l'allemand (Autriche) par Georges-Arthur Goldschmidt, coll. "Du monde entier", © Paris, Gallimard.