PRÉAMBULE
Cinq ans après les remous de 1968 qui ont durablement secoué la vie civile mais aussi politique, en France, les radios, loin d’avoir accédé à un statut « libre » diffusent, a contrario de ces progrès majeurs, des refrains populaires, voire populistes, encouragés par la mode du duo et chantés par des vedettes du show-business qui ne ratent pas une fausse note à seule fin de célébrer le conformisme du couple gaulois. De Stone et Charden vantant « Le prix des allumettes » ou le trop crâneur « Made in Normandie », pour glorifier le refus obstiné du changement, jusqu'à Sheila et Ringo qui se marient dans un chaos savamment entretenu par leur producteur Claude Carrère et proclament à qui mieux-mieux que rien ne vaut un petit chez-soi plutôt que s'évader sur des « Gondoles à Venise », en passant par Johnny Halliday et Sylvie Vartan beuglant « J’ai un problème » ou Dalida et Alain Delon se querellant sur de trop doucereuses « Paroles, paroles », le hit-parade rivalise, en cette année 1973, de scies musicales pour tailler, dans un mauvais bois, de grandes croupières à l’évolution des mœurs.
Fort heureusement, loin de ces zinzins plus commerciaux qu’innovants et mémorables, deux femmes qui chantent un tout autre répertoire, vont connaître, cette même année 1973, des changements importants qui imprimeront, à leur carrière du moment et qui durera jusqu’à leur décès, des portées de belle et longue haleine inspirée, sur leurs partitions respectives.
Barbara et Anne Sylvestre voient, en effet, leur premier disque paraître en 1960-61 et seront bientôt hébergées chez le même éditeur phonographique Philips. « Récupérée » par Gérard Meys, producteur chez celui-ci mais qui décide de créer son propre label (suite au refus de la firme hégémonique, malgré ses recommandations empressées auprès de ses patrons, de donner voix à Jean Ferrat, tout comme Emi-Pathé Marconi), Anne Sylvestre, après trois albums et un fameux duo avec Boby Lapointe (1), claquera la porte des « Disques Meys » en 1971 et se retrouvera, deux courtes années durant, sans éditeur. Jusqu’au jour où, encouragée par l’accueil triomphal que lui réserve son public au Théâtre des Capucines, précisément en 1973, elle s’affranchit courageusement de tout mentor pour s’auto-produire et fonder les disques « A. Sylvestre » (dont la distribution est cependant assurée par Barclay).
Cas unique, surtout à cette époque et, sauf erreur ou omission, rarement reproduit à l’identique par une artiste de variétés, par la suite.
Mis à part le fait que Marie Chaix, romancière et sœur d’Anne Sylvestre, devient la secrétaire particulière de Barbara, les routes et tournées effectuées par les deux autrices-compositrices et interprètes, se traceront toujours en parallèles.
Tandis que Sylvestre, cadette de 4 ans de Barbara, consolide les murs fraîchement bâtis de sa maison de disques, l’ex-Chanteuse de Minuit, elle, fait l’acquisition, en 1973, d’une demeure qui fut un ancien corps de ferme au 2, rue de Verdun, à Précy-sur-Marne. Un changement de vie capital, pour la créatrice de « L’Aigle noir » qui va ainsi, jalousement se cloîtrer, à intervalles réguliers, en ce domaine où elle installe, d’ailleurs, bien vite, une sorte de petit théâtre conçu dans l’ancienne grange (baptisée bien sûr « aux Loups », clin d’œil à son franc succès avec la chanson Nantes) faisant office d'espace de répétition et d’enregistrement personnels.
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Loin du tumulte et des embarras de Paris, Barbara s’improvise aussi jardinière, cultivant une « Fleur d’amour » (2), dont elle seule connaît le pouvoir magique de sa germination. C’est donc en ce nouveau royaume que s’élabore un des volumes de sa discographie des plus notoires.
Imaginé entièrement entre les murs de la grange précédemment évoquée, comment aurait-il pu s'intituler autrement que "La Louve" (qui est aussi une chanson écrite pour ce disque) ?
ENFANT LABOUREUR OU LOUVE SOLITAIRE...
Notoire parce qu’elle convie, en effet, un musicien surdoué, William Sheller, pour arranger ses compositions musicales, soigner une orchestration et le recours à des instruments aux tonalités très rock n’roll, inédites jusqu’alors dans son répertoire. Fait exceptionnel : elle confie l’écriture intégrale des paroles des chansons à son amant du moment, le musicien François Wertheimer, et pourtant, cet opus produit une curieuse car paradoxale impression : on n’avait pas eu la si nette certitude qu'avant ce disque-là, Barbara s’y livrait autant, dans les méandres les plus méconnus de sa personnalité, d’une manière ici, certes déconcertante, mais évidente.
Dix chansons ourlées par une inspiration baroque, volontiers étrange, aux textes n’hésitant pas à manier la langue française de façon littéraire, parfois précieuse, usant d’un lexique recherché en certains couplets, emperlé de références discrètement expressionnistes, où spectres, fantômes rôdent et s’évanouissent tantôt dans des brouillards et des cortèges funéraires d’automne, tantôt vers des bassins d’eaux faussement dormantes, au pied de manoirs enchanteurs ou maléfiques : qui pourrait le dire ?
D’un Enfant laboureur à une Louve, sans oublier le Minotaure, la figure évanescente d’un certain Monsieur Capone et Les Hautes mers : l’œuvre discographique, prégnante puisque harmonieuse, n’hésite pas à se gainer de phrases et notes sauvages, ombragées par des voix parfois rauques-perçantes (Wertheimer pose la sienne sur celle de Barbara pour un Je t’aime presque aiguisé au fil d’une épée tremblante) et qui célèbrent, cousent des habits de noces noires. À cette sauvagerie néanmoins souvent voluptueuse, se mêle l’effroi des absences d’affections qui laissent des sillages doucereux mais presque venimeux, amers, dans les veines herbeuses d’une lande pelée par les errances d’un roi Lear ou d’un Heatcliff pourchassant son aimée sur les terres d’Hurlevent. Ou d’un « Là-bas » indéfinissable mais avéré par une psalmodie qui, confortée par des chœurs presque atones, convoque la certitude obsessionnelle qu’il n’est pas que folle chimère. Aux hypnotiques labyrinthes en lesquels se dévide un fil bien noir brouillant repères et traces du passage d’un être mi-animal mi-humain, s’oppose la quiétude convoquée mais très martelée comme pour en effranger les périls, d’un vœu de maintenir « Ma Maison » à l’abri de toute intrusion malvenue, un lieu à soi, comme une chambre ardemment désirée par une Virginia Woolf (une autre Louve, comme son nom anglais le suggère!),
« où vivent des soleils
Qui incendient les mers et consument les nuits
Les grands soleils de feu, de bronze ou de vermeil
Les grandes fleurs soleils, les grands soleils soucis ».
L'album pourrait sembler quelque peu lugubre, si, sur chaque morceau, ne s'éclaboussait pas une franche lumière pour trouer, entre autres, ce matin frileux de 6 novembre (date du décès de la mère de Barbara) où il s'agit de fredonner la ferveur d'une Chanson pour une absente. C'est ainsi que les joyaux musicaux et littéraires de cet album brillent comme autant de Soleils noirs qui sont, de loin, ceux que la chanteuse préfère.
... IL FAUT SAVOIR CULTIVER LES PIERRES DANS SON JARDIN
Tout autre, d’abord sur le plan musical, s’est écrit, en 1973, pour Anne Sylvestre, le chemin jonché, balisé par Les Pierres dans mon jardin. Pour cet album augural de sa maison de disques indépendante, l’artiste a tenu à prévenir la moindre tentative de récupération. Compétente à user d’auto-ironie et de critiques vachardes y compris à l’égard de ses propres obsessions et manies, elle revendique, par ce disque, l’identité forte d’une chanteuse qu’on a commodément caricaturée à la défense d’un folklore brut. N’esquivant pas la volée de cailloux qui ne sauraient, selon elle, attenter à sa dignité, elle renforce, provocante à dessein, à l’aide de musiques qui ne lésinent pas sur des rythmes binaires exacerbés, des instruments volontiers criards, et d’une voix tonitruante, les défauts supposés de son répertoire : sabots, robe longue à fleurs et flûtiaux sont soldés au moins offrant. Puisque, peu dupe quant au dédain à peine moqueur qu’elle a pu susciter, elle désarçonne ses détracteurs qui l’ont hâtivement résumée à la figure d’une virago ne sachant s’ébattre que dans des langueurs champêtres, en les renvoyant à leurs propres indignités. Les Pierres dans mon jardin, comme si elles ne suffisaient pas pour leur répliquer un mépris mal masqué, se double d’un « Me v’là » du même tonneau. La « cruche », « méchante » de surcroît, si elle semble valider, fort ironiquement, ces épithètes péjoratives dont on a pu l’affubler, n’a aucune raison de se renier. Tant il lui suffit de constater qu’en fait « à (s)atreille, on buvait », tout comme, avec Les Pierres, elle n’oubliait pas que son supposé douteux folklore avait fini par gagner la mode, y compris chez les plus incrédules.
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On aurait tort, cependant, de schématiser ce disque à une litanie épelant une série de règlements de compte. Puisque les autres titres savent, avec goût, varier plaisirs et inspirations. Chansons de pur plaisir comique, au premier rang desquelles l’insurpassable "Lettre ouverte à Élise" renvoie à Beethoven l’exaspération qu’il aura durablement suscitée chez des générations entières d’apprentis pianistes, "Regrets d’une punaise", "Berceuse aux petits vampires", "La Romanée-Conti" et "Je suis un dinosaure", prennent des airs de frivolité évidemment jamais gratuits. Mais Anne Sylvestre, surtout, sait contrebalancer son humeur savamment belliqueuse, par d’autres titres qui témoignent de sa sensibilité à fleur de peau (dure) : si « La ptite hirondelle », au texte trop crypté à l’époque pour être entendu comme le juste plaidoyer d’une enfant dépassée par la somme des controverses relatives à la révélation des agissements peu glorieux de son géniteur, pendant la seconde guerre mondiale, peut s’entendre, aujourd’hui comme un véritable aveu de déroute enfantine, « Un mur pour pleurer », « Plus personne à Paris » dispensent, avec une poésie vrillée, chevillée fermement à l’esprit, les peurs de l’abandon, la solitude redoutée mais avérée, lorsque, comme Anne Sylvestre, on se fraie un chemin, dans la vie, délesté de tout exemple précédent. Et que dire sur "Non, tu n'as pas de nom", qui ne soit une suite de paraphrases inutiles, tant ce titre ne défend pas que le droit à l'avortement mais aussi et surtout l'exigence naturelle et plus générale de disposer d'un entier libre-arbitre pour le contrôle et l'identité de son propre corps?
Reste une « Fausse sortie » (assez mal située sur le fil de l’album, puisque bonne avant dernière de la face B) qui est, comme le sera « Ma plus belle histoire d’amour » de Barbara, un bel élan, un hommage subtil au public qui a toujours suivi, défendu l’auteure des « Gens qui doutent ».
Rétrospectivement, il est impossible de ne pas voir à quel point les effets bénéfiques d’une révolution sociale comme celle de 1968, ont pu aider certaines artistes à prendre en main leurs destins à la fois personnels et professionnels. Que Barbara et Anne Sylvestre, sans se concerter, aient choisi le vecteur de chansons écrites ou composées, interprétées par elles-mêmes, et en lesquelles elles dépeignent fièrement un domaine en lequel elles misent pour conter, abriter joies et peines privées, scrupules et douleurs de deuils, n'est sûrement pas coïncidence fortuite.
Qu'on ne décide pas de mes joies, de mes larmes.
A chacun son soleil, et à chacun ses drames
Et si le noir, pour moi, est couleur de lumière,
La raison, que m'importe, et qu'elle aille en enfer
prévient Barbara, par la voix de son Enfant laboureur. Et Anne Sylvestre, de son côté, de renchérir, quand elle s’impose telle qu'elle est, via cet auto-portrait sans concessions qu’est Me v’là :
Pour avoir mon âme, et ma peau
Fallait messieurs-dames, se lever tôt
Oui, j'ai la peau dure
Je vais mon allure
Parfois je me hâte
Mais jamais à quatre pattes
Me v'là, me v'là, me v'là
Avec mon orchestre
Au grand complet
Mais toujours Sylvestre
S'il vous plaît
Le public, leurs admirateurs ne s’y tromperont pas. Qui considéreront, avec un enthousiasme mêlé à un vrai respect, dès 1973, que ces albums notoires sont les preuves de vrais virages osant dévier les routes jusqu’ici vaillamment creusées, de deux artistes ayant remporté des conquêtes fondamentales pour ne plus dépendre de quiconque voudrait les empêcher de mener et maîtriser, à leur guise, le tracé de chemins à nuls autres semblables.
Notes:
(1) : "Depuis l'temps que j'l'attends mon prince charmant" chanson co-écrite et composée par Anne Sylvestre & Boby Lapointe, in "Aveu", album, © Disques Barclay, 1969.
(2) : La Fleur d'amour, titre du précédent album de Barbara, © Disques Philips, 1972.