"Je ne suis pas une tulipe noire, je ne suis pas poète, je ne suis pas un oiseau de proie, je ne suis pas désespérée du matin au soir, je ne suis pas une mante religieuse, je ne suis pas dans les tentures noires, je ne suis pas une intellectuelle, je ne suis pas une héroïne, je suis une femme qui chante!" confiait vivement BARBARA à sa collaboratrice l'écrivain Marie CHAIX (soeur d'Anne SYLVESTRE) dans un opuscule paru chez SEGHERS, qui lui est consacré, dans la collection "Poètes d'aujourd'hui".
Si Le Couloir, précédemment parcouru dans l'article précédent, confirme cette approche fort humble de sa conception de la poésie, et même si, en effet, les textes de BARBARA n'ont guère d'intérêt à être simplement publiés sur une page orpheline de toute musique ou à être récités, certains osent se risquer cependant vers une élaboration qui n'aurait rien à envier à Lautréamont, Aragon, Emily Dickinson.
Les Hautes mers sont impressionnantes car uniques et quasi inédites dans tout son répertoire. Cette chanson contribue en tout cas grandement à la qualité d'un album un peu à part, qui émerveille, compte tenu de sa très grande cohérence tant musicale que parolière. La Louve, en 1973, rassemble en effet dix titres qui mettent particulièrement en valeur sa voix dans des tessitures diverses. Et une inspiration qui donne le meilleur d'elle-même. Les mythes quasi universels (Le Minotaure, Marienbad, Mr. Capone) alternent avec des aveux plutôt personnels (Chanson pour une absente -le 6 novembre en hommage à sa mère, Je t'aime) tandis que deux titres explorent (déjà) la fascination qu'elle éprouve eu égard à des espaces privés presque concrets (Ma Maison) ou fortement imaginaires (Là-bas).
A 43 ans, BARBARA livre, là, sur ce disque à la pochette monochrome rose (qui dit bien le refus de la séduction du moindre packaging qui ne doit en rien distraire l'essentiel : la confection de chants à écouter attentivement) des confessions qui touchent tout le monde (ou presque) tant elles sont intimes. Elle vit alors une passion amoureuse avec un autre artiste, François WERTHEIMER qui l'aide à insuffler, sur ce disque, la portée de textes qu'il écrit pour se superposer harmonieusement avec les musiques qu'elle compose. Le disque, d'ailleurs, finit par un duo d'elle et lui, en guise de signature conjointe, comme le ferait une lettre. Car "La Louve" est un album qui, plus qu'aucun autre, concrétise ce fantasme conscient de la chanteuse qui pensait écrire chaque chanson comme si elle rédigeait une missive. Et tout l'album de contribuer à dessiner un portrait, en creux, de ce qu'elle n'estimait pas être: ni tulipe noire, ni désespérée totale, ni insecte parasite, ni intellectuelle à outrance mais bien plutôt instinctive. Mais changeante décomplexée comme aucune autre et comme tant de ses congénères.
A cette effusion quasi exclusive avec WERTHEIMER, elle a la sagesse d'adjoindre l'intervention fondamentale d'un nouvel arrangeur, pour mettre à distance raisonnable les émotions qui la submergent alors. William SHELLER (qui confiera que, pour l'élaboration du disque, sa disponibilité était requise sans cesse, jour et nuit, tandis qu'il accepta de vivre à demeure chez BARBARA, pendant toute la durée de réalisation de celui-ci) vécut, sans aucun doute, des heures inoubliables en sa compagnie. Loin des simples accompagnements frugaux au piano seul, "La Louve" semble ouvrir des vannes irriguant un flot d'inspirations baroques. Cordes, bois, recours à la symphonie, ripostent et rivalisent avec la voix qui s'impose dans tous les titres, même quand une évocation d'instants ou d'hommages très intimes présupposerait davantage de sobriété.
Les hautes mers est, certainement, le morceau le plus complexe et le plus représentatif de ce tournant discographique. La musique est flamboyante et quasi redondante (c'est peut-être sa limite) avec ce qui est interprété. Car BARBARA s'énonce ici comme métonymie personnifiée de la Mer. Imposante et capricieuse. Et qui menace ceux qui ne la prendraient pas au sérieux. Dominant tous les autres phénomènes ou remparts de forteresse réputés imprenables: "Je peux abattre le château, je peux éteindre le volcan". Elle réclame la dévotion sans réserve "avancez-vous vers ma lumière et faites-vous plus beaux que beaux pour épouser la haute mer". Voilà qui est dit: la chanteuse assume d'être une lame de fond d'eau maritime irrésistible, ce qui lui confère, alors, sans complexes, un droit à imposer ce qu'elle veut. Ce n'est qu'un leurre. Car BARBARA se moque bien d'être réputée "'mante religieuse", elle qui est prête à se faire bien vite, bien plus sage, "à marée basse, au grand soleil de la St-Jean" et quasi mer d'huile tranquille (la musique, bien évidemment, dans la seconde partie de la chanson change radicalement de registre, ne cédant pas à la facilité de la redondance déjà ci-dessus critiquée). Les grandes eaux se lassent, les vagues se couchent, l'émotion et la considération pour des enfants qui ne rêvent que de cerfs-volants essaient de transformer l'orage des lueurs, que l'inquiétude obsède, en accalmie peut-être feintée. Car, et on aime cette chanson surtout pour les deux dernier vers en guise de promesse, qui disent respecter le goût des "soleils pâles" de ceux qui veulent vivre sans dérangement d'aucune sorte mais sait revendiquer, le cas échéant, le droit, à d'autres, de préférer à ces conforts, la lie des... goémons.