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Billet de blog 9 novembre 2025

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Christoph Marthaler et ses Six personnages en quête de... hauteur

Cocasse, parfois un brin inquiétante, la nouvelle fresque polyphonique de Christoph Marthaler, « Le Sommet », joue avec les pièces d’un puzzle que n’auraient pas renié les Surréalistes pour brouiller le dessin d’une comédie du Pouvoir. Mais encore ?…

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Un bail qu’on n’avait pas revu ni s’agiter ni chanter les complices scéniques d’un redoutable faiseur d’illusions, le Suisse allemand Christoph Marthaler dont ses « Spécialistes » et autres « Papperlapapp » nous avaient tant réjouis, il y a de cela une vingtaine d’années, après des spectacles troussant gaillardement des fables goguenardes à l’endroit des embarras existentiels d’humains toujours prêts à entreprendre sans se rendre compte du ridicule en lequel ils finissent par tomber, mais que le maître d'oeuvre prend soin de ne jamais condamner ni de les traiter en surplomb vachard.

A dire vrai, le dernier opus visité, Visages familiers, sentiments mêlés, empruntant la poétique de son titre au dramaturge allemand Botho Strauss, Bekannte Gefühle, gemischte Gesichter, (et pourrait être le résumé parfait de l’univers du metteur en scène) nous avait semblé si crépusculaire, qu’on avait pris cette rêverie dans un musée désaffecté pour une sorte de chant du cygne poli.

C’est pourquoi on se hâtait tranquillement de retourner en pays dada pour prendre des nouvelles et mesurer, apprécier à sa juste valeur, la nouvelle île que Marthaler avait fait émerger pour rajouter à son archipel si poétique et décapant.

Comme toujours, avec lui, les doubles sens sont fortement recommandés, la polyphonie aussi. Ainsi ce « Sommet » annonce-t-il la duplicité du terme qui désigne à la fois la crête d’un lieu mais également une façon de réunir des experts ou des personnalités particulièrement considérées et recommandables pour débattre, entre eux, de sujets de diverses importances.

Sur le plateau qui figure l’intérieur d’un refuge, d’un chalet peu apprêté, à la décoration minimaliste, une excroissance minérale en son centre fait penser qu’elle a percé à travers le plancher de cet abri impersonnel. Les murs à la teinte fanée miel-abricot supportent quelques étagères, une table pliante qu’on abaisse ou qu’on lève pour libérer de l’espace et quelques niches qui, selon les scènes, s’ouvriront et révéleront divers appareils numériques ou audiovisuels (micro, téléviseur, ordinateur…) et, en fond de scène, un monte-charge qui, face au public, va, tel un Monsieur Loyal déshumanisé, rythmer diverses apparitions. Prenant la précaution de ménager le suspense, la première ouverture, dès le début du spectacle, fait entendre, dans le silence, les bruits typiques qui accompagnent la levée de l’appareil, le clignotement d’une lumière verte précédant la béance brutale opérée par un personnage caché sous un banc, et qui dévoile alors, chaque fois, le contenu des livraisons successives. La première, gaguesque, est un clin d’oeil au génial inventeur et artiste Leonard de Vinci puisque la reproduction de son universelle Joconde fait figure de hors-d’oeuvre. Du monte-charge s’extirperont alors cinq des protagonistes qui vont, pendant deux heures, disserter sans s’entendre, échanger sans se comprendre, ânonner ou prétendre de fameux sophismes. Vêtus de tenues folkloriques pour la plupart, on saisit que les uns sont français, italiens, anglais ou écossais, autrichiens… Babel en réduction, ce groupe singera alors tous les protocoles ou les libertés prises par leur statut d’éminences aux postures et idées si peu limpides mais dont il faut assurer, nonobstant, qu’elles sont d’une clairvoyance d’eux seuls connue.

Si l’on rit volontiers à leur concert improvisé de lectures de traités résumés par des vocables de syllabes monomaniaques (au premier rang desquels on devine que le « but » le « aber » sont autant de variations linguistiques exprimant la restriction et l’opposition, réflexes normaux de tout expert se prononçant sur un cas complexe), de leur séance de sauna improvisé qui les conduit à détendre leurs nerfs et à réchauffer une atmosphère jusqu’ici austère et compassée, si on s’étonne, avec eux, de l’irruption de sacs d’extincteurs gonflables, gadgets reçus cette fois non par l’entremise du monte-charge mais par une ouverture disposée au plafond, de diverses tenues qu’ils essaieront et adopteront y compris les moins seyantes ou grotesques (survêtements aux allures informes de pyjamas, robes de soirées clinquante et brillantes), si l’on sursaute avec eux lorsque les sons violents d’un hélicoptère ou d’une explosion les interrompent et qu’on a envie de danser avec eux lorsque la musique s’y prête et les persuade de se déhancher tant et plus, les gesticulations un peu forcées de ces personnalités, sans nom ni identité clairement authentifiée, finissent par lasser. Si un bon tiers du spectacle nous paraît, à la longue, inutile, c’est que la redondance, toujours, des mêmes signes, finit par épuiser le sens. Et le dernier quart d’heure au cours duquel les protagonistes lisent, tour à tour, les pages retrouvées d’un grimoire intitulé « Journal de la cabane » n’en finit pas d’étirer une fresque qui aurait gagné à être mieux calibrée afin d’en condenser davantage les éléments. Et que les séances de changements de costumes, elles aussi répétitives, finissent d'en lester le rythme de leurs pesanteurs dysfonctionnelles.

Illustration 1
Le Sommet de Christoph Marthaler - photo: Mathias Horn - tous droits réservés

Marthaler a beau s’abriter derrière les mots de fameux écrivains ou artistes (Christophe Tarkos, Werner Schwab, Olivier Cadiot...) il n’en reste pas moins qu’il y a belle lurette que le spectateur a compris que l’état des lieux d’une société contemporaine telle que la nôtre n’est guère réjouissant. Puisque veillent, cachés dans des anfractuosités dissimulées dans les murs, des espions qui taisent savamment leurs noms mais tentent pourtant de mener le monde tel qu’il va mal. Les symboles de l’extincteur et d’une statuette en plâtre de la Vierge, deux objets recrachés par le monte-charge, qui seront bientôt placardés de part et d’autre des murs du refuge, disent déjà la vacuité des secours dérisoires auxquels l’Homme aurait bien tort de se fier ou de sacraliser.

Le plus décevant reste qu’aux rares moments où l’inquiétude, sinon l’angoisse, finirait presque par l’emporter, surtout lorsqu’il est question, à plusieurs reprises, de l’aspect irrespirable d'un monde qui, lui-même, suffoque, l’intensité qui devrait émaner de ces instants est moindre et échoue, finalement, à provoquer l’appréhension qui devrait alors gagner les spectateurs.

« Le Sommet » ressemble alors un peu à une pièce de Pirandello mais dont l’auteur, qu’il soit réel ou fictionnel, aurait fini par renoncer à réellement intervenir et à en maîtriser le récit. Comme si ces six figures en quête de « hauteur » parodiaient des personnages imitant des marionnettes. Et non l’inverse.

Ces réserves exprimées ne doivent cependant pas nous faire perdre de vue que « Le Sommet » reste un moment de Théâtre plaisant car intelligible (trop?) et libre. Quoique égaré dans une esthétique un peu datée, il est ce nécessaire coup de pied dans la fourmilière qu’aucun autre comme Marthaler n’a jusqu’à présent jamais aussi mieux su donner pour, avec les armes de la poésie, nous tenir éveillés afin de ne pas, ni dans les limbes, ni sur les trop hautes cimes, tous ensemble... sombrer.

LE SOMMET - conception et mise en scène: Christoph Marthaler    -    spectacle multilingue surtitré

du 7 au 12 novembre 2025/au Théâtre national Populaire de Villeurbanne, place Lazare Goujon - 69100 VILLEURBANNE

du mardi au vendredi à 20 h, samedi à 18 h 30, dimanche à 16 h, relâche le lundi/ durée : 1 h 50
avec Liliana Benini, Charlotte Clamens, Raphael Clamer, Federica Fracassi, Lukas Metzenbauer, Graham F. Valentine
dramaturgie Malte Ubenauf/ collaboration à la dramaturgie Éric Vautrin
assistanat à la mise en scène Giulia Rumasuglia/ stage à la mise en scène Louis Rebetez

scénographie Duri Bischoff/ lumière Laurent Junod/ son Charlotte Constant/répétiteurs musicaux Bendix Dethleffsen et Dominique Tille
costumes Sara Kittelmann/ maquillage et perruques Pia Norberg/ accessoires et construction du décor Théâtre Vidy-Lausanne
confection des costumes Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa
Spectacle créé en mai 2025 au Piccolo Teatro di Milano.

Tournée: du 18.11 au 20.11.2025 à Annecy Scène nationale de Bonlieu/ du  28.11 au 29.11.2025 à Gérone (Espagne) Temporada Alta Festival

du 3.12 au 5.12.2025 à Bordeaux au tnba Théâtre national de Bordeaux Aquitaine/ du 10.12 au 11.12.2025 à Sceaux Les Gémeaux, scène nationale, dans le cadre du Festival d'Automne à Paris/ du  16.12 au 18.12.2025 à Lausanne (Suisse), Théâtre de Vidy

du 20.01 au 22.01.2026 à Besançon, Les 2 Scènes, scène nationale/ du 29.01 au 30.01.2026 au Luxembourg, Les Théâtres de la Ville

du 12.02 au 13.02.2026 à Strasbourg au Maillon, scène européenne/ du 11.03 au 13.03.2026 à Chambéry, espace Malraux, scène nationale 

du 20.03 au 21.03.2026 à Mulhouse, La Filature, scène nationale, en coréalisation avec le Théâtre du Jura/ du 4.04 au 5.04.2026, à Madrid (Espagne), Teatros del Canal

Spectacle créé au Piccolo Teatro di Milano (Italie), du 6 au 11 mai 2025 puis présenté au Théâtre Vidy Lausanne (Suisse) du 16 au 25 mai 2025, à Recklinghausen au Ruhrfestspiele  (Allemagne), du 1 au 3 juin 2025, au Festival In d'Avignon, du 12 au 17 juillet 2025, à Hambourg (Allemagne), du 20 au 22 août 2025, à la MC93 Maison de la Culture de Bobigny, dans le cadre du Festival d'Automne à Paris, du 3 au 9 octobre 2025. 

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