Monsieur,
Si l’on en croit les divers medias -hors Mediapart qui, il y a quelques jours, a publié un article de Lucie Delaporte sur le sujet - qui s’en sont récemment préoccupés (et il n’y a pas lieu de douter du bien fondé de leurs articles, sauf à considérer que « Le Monde » et « Télérama », pour ne citer qu’eux, seraient des quotidiens ou hebdomadaires aux lignes éditoriales peu estimables), vous avez décidé de « punir » le Directeur d’une des Institutions essentielles le Théâtre Nouvelle Génération de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, que vous présidez, en lui retirant, sauf erreur ou omission, 149 000 euros de subventions. Au motif que le Directeur d’un des derniers Centres Dramatiques Nationaux pour la Jeunesse, Monsieur Joris Mathieu, ne ferait pas assez preuve d’allégeance à l’endroit de votre gouvernance.
Qui, en 2023, pourrait accréditer sans sourciller un si grossier abus de pouvoir, dans l’un des pays de l’Union européenne les plus réputés pour ses moyens humains et patrimoniaux en faveur de la création et de la diffusion d’œuvres culturelles ? Pourquoi, depuis environ quinze mois, vous acharnez-vous à ce point contre divers lieux aussi importants que sont l’Opéra de Lyon, la Villa Gillet, le Théâtre national populaire de Villeurbanne (liste non exhaustive), emblématiques de la fertilité des initiatives artistiques en maints domaines, au point de paraître régler des comptes, reconnaissez-le, assez mesquins, au regard des responsabilités très grandes qui sont les vôtres ? Vous répondiez, jusqu’à présent, par le truchement de votre adjointe à la Culture, madame Sophie Rotkopf, que ces choix étaient dictés par votre volonté de rétablir, au sein du trop grand territoire qu’est devenue, depuis 2015, la deuxième région française, un équilibre jusqu’ici pas assez probant, selon vous, entre les métropoles de celle-ci et des périmètres plus modestes. Même si, peu dupes, vos opposants soupçonnent que, derrière cet argument, se dissimule plutôt assez mal votre farouche détermination à contraindre toute association, tout établissement à vocation culturelle, à une obéissance totale et sans faille, de vos seules capricieuses et hégémoniques prérogatives.
Vous semblez leur donner raison, une fois de plus et de trop, en brutalisant les publics déjà nombreux et encore potentiels du TNG. Car vous semblez négliger un détail d’importance : derrière votre acrimonie retorse contre le metteur en scène et dirigeant de ce Théâtre, c’est bien plutôt l’enfance sur laquelle vous faites retomber votre querelle avec lui et que vous n’hésitez donc pas à maltraiter, en la privant à l’avenir de sorties scolaires ou d’ateliers de pratique artistique, fondamentaux à l’âge où « jouer » n’est pas qu’une habitude de loisirs mais également un verbe performatif favorisant éveil, imaginaire et curiosité : trois ferments importants pour qui veille sur la bonne croissance et la tenue des levains d’émancipation. J’ose espérer que je ne vous apprends rien ?
D’une façon certaine, vous agissez exactement comme votre consoeur du parti politique Les Républicains, auquel vous appartenez tous deux, madame Natacha Bouchart, édile de la ville de Calais qui appelle, de ses vœux, à la mise au ban de l’historique Directeur du Channel, scène nationale, Monsieur Francis Peduzzi, coupable d’avoir autorisé, sur à peine cinq mètres carrés, au sein de sa structure culturelle pluridisciplinaire, l’implantation plus que provisoire d’un stand distribuant de la nourriture à des migrants. Sauf que les rapports houleux entre la Maire de Calais et M. Peduzzi dataient d’avant cette péripétie. Et que vous semblez donc imiter, sans vergogne, ce mépris pour des actions visant à maintenir un peu d’humanité dans les relations qui devraient plutôt garantir une amélioration des conditions de vie de certains, sinon des gestes de progrès. (1)
Vous devriez plutôt admettre que déshabiller Paul pour mieux vêtir Pierre, si l’on accepte votre argument de mieux répartir les subsides publics aux lieux de culture, ne constitue absolument pas une ligne de politique très compétente. Il vous appartiendrait plutôt de savoir trouver et inventer des budgets qui vêtiraient aussi bien Pierre que Paul et chercher jusqu’à en être fier, une véritable ligne directrice capable d’armaturer l'identité particulière de notre Région sous l’égide de préoccupations plus philosophiques et humanistes que purement comptables.
En agissant de la sorte, vous et madame Bouchart, semblez ne pas avoir encore compris qu'en refusant de laisser agir bien plus librement que vous les autorisez, ceux que vous ne voulez considérer uniquement que comme vos « opposants » (et ils le sont certainement : c’est le jeu de toute démocratie, quoi qu'il en coûte à vos pâles dénégations) est pire qu’une simple erreur de jugement : l’erreur magistrale de ne supporter aucune contradiction.
Or, et précisément : en quel domaine non seulement humain mais aussi naturel, organique, scientifique, philosophique, philologique, et même théologique, toute réalité ne se fonde-t-elle pas aussi grâce à (ou à partir de) contradictions ?
Ne voyez-vous pas qu’en privilégiant seulement ceux ou celles qui vous seraient acquis-e-s, vous tuez dans l’œuf, l’hétérogénéité des positions, donc des regards et considérations sur notre condition humaine ? en ne choisissant que ceux ou celles qui vous ressemblent, ne réalisez-vous pas que vous appauvrissez et rétrécissez l’idée du vaste monde qui, pourtant, et, justement, a le don de nous dépasser ? Pourquoi voudriez-vous, à toute force, le restreindre à l’aune de vos seuls ordres qui semblent plus arbitraires que réfléchis ? seriez-vous un hâbleur à ce point décomplexé de vous estimer plus important que lui et donc d’ordonner, de façon aussi autoritaire, ce vaste monde ?
Quelle sera votre prochaine gageure ? intervenir dans les choix de programmation des lieux culturels, décider que telle œuvre n’a pas sa place ou disconvient à vos valeurs droitières ? Finirez-vous par vous apparenter à l’actuel président russe qui n’hésite pas à placer, comme il l’a ordonné, par un décret du 5 mai dernier, le Maly Théâtre de Saint-Pétersbourg sous scellés et accuser deux femmes metteurs en scène de s’adonner à l’apologie du terrorisme, tout en les menaçant de les faire emprisonner pendant 7 ans ou quand il fait annuler les représentations d’Hamlet, de Lev Dodine, Directeur de ce même théâtre russe et metteur en scène de renom reconnu internationalement? (2)
Vous sursautez, sans doute, à l'idée qu'on puisse apparier vos méthodes à celles de Monsieur Poutine: mais forcer le trait sert surtout à vous alerter sur vos contradictions: vous estimez que Joris Mathieu a abusé d'un éventuel droit de réserve en vous reprochant d'user d'une "politique de la peur" et qu'en contrepartie, il ne saurait être question de continuer à subventionner son théâtre (vous punissez davantage le lieu et ses spectateurs que son actuel dirigeant). Donc, en effet, vous n'hésitez pas, avec pareil usage de la riposte par rétorsion de subsides, à effectivement instiller un climat de terreur ou apparenté. Est-ce digne d'un élu territorial de votre trempe ?
Avez-vous, au préalable, pris l’initiative, d’aller assister à un spectacle du Théâtre Nouvelle Génération pour vous forger votre propre opinion et constater la présence enthousiaste de ses jeunes et moins jeunes publics ? Avez-vous seulement idée du nombre d’heures de travail dépassant plus souvent qu’à leur tour les contingences d’autres professions, pour établir une programmation, répéter des créations, organiser des festivals, des tournées, concevoir des activités culturelles en marge des productions, accueillir la presse, les spectateurs, gérer deux lieux (le théâtre historique sis dans le IXè arrondissement de Lyon et le Théâtre Les Ateliers, dans le II è) ? Evaluer la valeur de leur personnel qui œuvre du matin tôt jusqu’aux soirées très tard et même en matinée, le dimanche, pour que cette institution reste dynamique et continue de mener à bien ses missions et plus encore ?

Au fond de vous, nulle inquiétude ne vous taraude, ni trouble votre sommeil, à l’idée de border le lit des extrémistes qui n’hésitent pas à surveiller et punir celles et ceux qui ont un véritable droit à l’expression libre, comme tout un chacun, et dans le respect de l’altérité plutôt que par un fainéant réflexe de l’uniformité fantasmée ? N’êtes-vous pas plutôt en quête d’un rêve plus large, plus généreux pour garantir une paix (toujours fragile) au sein des populations dont une partie de leur sort vous est confiée, puisque vos mandats successifs vous y obligent ?
Dans les portraits qui sont faits de vous, est rappelé votre goût pour la poésie de Yves Bonnefoy. Si cette appétence est vraie - et elle vous honore- , sans doute est-il l’heure, pour vous, de vous replonger dans son sensible apprentissage qui brille surtout par ses questions. Et en particulier, celles-ci :
Et vois, tu es déjà séparé de toi-même,
Toujours ce même cri, mais tu ne l’entends pas.
Es-tu celui qui meurt, toi qui n’as plus d’angoisse,
Es-tu même perdu, toi qui ne cherches pas ? (3)
Notes:
(1) plus d’informations en suivant ce lien
(2) lire l'article "Le Kremlin fait taire les dernières voix dissidentes du théâtre russe", disponible ici
(3) Yves BONNEFOY, extrait de « Menaces du témoin » in Hier régnant désert, éditions du Mercure de France, Paris, 1978.