Etre étudiant (à l'Université des Lettres modernes) à Lyon, au tout début des années 80, en habitant (à l'époque pour un prix tout à fait modique à condition qu'on se passe de confort), tout en haut d'un des immeubles qui bordent la Saône, quartier Saint-Georges, d'où l'on peut apercevoir -vue imprenable- sillonner sur la Saône, des péniches dans la brume des matins de novembre, on médite, avant de partir en cours, très loin dans la banlieue (Bron Parilly), tout en écoutant quasi chaque jour, cet enregistrement de l'Olympia 1978 de BARBARA (on est presque sérieux quand on a 18 ans). Car "Quand ceux qui vont" et, surtout, "Drouot" sont des chansons qui marquent. Et quand on est étudiant, pour s’instruire, on va bien sûr le plus souvent possible au théâtre. Abonné au TNP de Villeurbanne (au prix inouï aujourd'hui de 10 euros pour 5 spectacles, soit 60 francs à l'époque) qui restait l'excellence, dans la région, en matière d'art dramatique où, chaque saison, on pouvait aller voir VITEZ, MNOUCHKINE, STREHLER, LANGHOFF, CLAUDE RÉGY, et bien d'autres ("Le Bal", par le Théâtre du Campagnol, "Conseil de classe très ordinaire" par l'Aquarium, les spectacles de Gildas BOURDET qui travaillait à Lille), on se réjouissait de recevoir le programme de la saison 1984/85 où fut annoncé que BARBARA serait à l'honneur, pour un spectacle musical et théâtral joué par elle, Gérard DEPARDIEU et mis en scène par Roger PLANCHON, acteur important de la décentralisation théâtrale. Désenchantement, cependant, lors de la présentation de saison, quelques semaines après: "LILY PASSION" est annulé. Le metteur en scène ne s'est pas entendu avec la chanteuse qui confiera ce travail, un an plus tard, à Pierre STROSSER. (1)
La promesse est déçue. D'espérer voir se réunir des artistes qui comptèrent, pour proposer non pas tant une alliance de "monstres sacrés" (ils ne l'étaient d'ailleurs pas tellement pendant ces années 80, ils étaient juste fort appréciés et plébiscités à juste titre) que de s'assurer qu'un spectacle faisant ainsi s'adjoindre des sensibilités aussi affûtées, procurerait bien des plaisirs et émotions. (On s'en consolera 3 ans plus tard lorsque, dans le cadre d'un concert donné au théâtre romain de Fourvière, on alla écouter BARBARA chanter en plein air en une nuit particulièrement inspirée par ce cadre. Sans mise en scène, sans ornement: simplement elle, sous les ténèbres d'un champ d'étoiles de juillet).
Le projet de confier à PLANCHON cette comédie musicale "LILY PASSION" a dû naître lors d'un de ces repas partagés par DEPARDIEU et quelques autres. Le directeur du TNP venait de diriger l'acteur vedette de cinéma Jean CARMET dans un spectacle difficile qui s'efforçait de retracer l'oeuvre et la vie d'Eugène IONESCO (1983). CARMET avait longuement hésité avant que de s'aventurer dans pareille mission, mais fut mis au défi d'accepter, encouragé par DEPARDIEU et ses comparses. CARMET finit par interpréter "Ionesco". PLANCHON, de son côté, songeait à élargir les activités de son théâtre. La caméra le démangeait et sa familiarité, de plus en plus probante, avec des acteurs de cinéma l'ont conduit à fréquenter un milieu qui lui était beaucoup plus étranger que le seul cercle de l'art dramatique. Mais les négociations artistiques, avec BARBARA et DEPARDIEU échouèrent, donc, et le projet initial aussi (1).
A Villeurbanne, il ne fut plus jamais question de BARBARA. Laquelle entretenait, on le sait désormais, des rapports parfois houleux avec d'autres artistes. Sauf , et jusqu'à la fin de sa vie, avec... DEPARDIEU (Gérard) qui, lui, engagea ses premiers pas au théâtre sous la houlette du metteur en scène Claude RÉGY et joua dans "Sauvés" une pièce très violente (pour l'époque) au TNP de Chaillot à Paris, mais fondatrice d'un regard nouveau sur l'écriture théâtrale et la représentation de la société qui ne cède jamais à la tentation du naturalisme, d'un dramaturge britannique alors peu connu, Edward BOND. RÉGY présenta DEPARDIEU à son amie Marguerite DURAS, laquelle l'engagea aussitôt pour interpréter le rôle d'un représentant commercial en machines à laver (!) pour le film "Nathalie GRANGER". Etait-ce accumulation de chances ou perfection d'un instinct? DEPARDIEU aura été très gâté, de pouvoir à la fois fréquenter le haut du panier de la scène et du cinéma français et être en même temps courtisé par des réalisateurs plus populaires. Puis il y eut cette rencontre déterminante avec BARBARA.
Aujourd'hui, 20 ans après la disparition de celle-ci, il reprend des chansons de son répertoire qu'il estime majeures. Et la chanson "Drouot" fait partie de celles-ci. Il la susurre plus qu'il ne la projette (en évitant le défaut de liaison que BARBARA, lors de l'enregistrement mais aussi lors de certains concerts, avait laissé mystérieusement laissé passer "avait mit_aux enchères (sic)" puis ajoute à son interprétation, un texte de son cru qui vaut tous les commentaires qu'ici on aurait tort de concevoir à propos de cet hymne à la mémoire de ceux qui ont… tout perdu (ou presque). Juste avant qu'il interprète " Drouot ", il ose la citation de ces phrases que BARBARA avait écrites à propos d'elle-même et qu'il reprend à son compte, sans se départir d'une provocation à l'endroit de la virilité: "Je suis une femme qui chante".
Il faut l'écouter... jusqu'au bout. On ne sait s'il improvise son texte à l'issue de sa prestation, ou s'il l'a écrit à l'avance (qu'importe!), il est en tout cas l'un des plus sincères puisque virulents hommages qu'un ami, seul, peut encore prononcer pour maintenir, intacte, une mémoire qui, bien qu'un peu dévastée, sait conserver la vigueur du langage qui... sauve ?
(1) Suite à son amitié artistique avec Barbara, le musicien Roland Romanelli a publié, en 2010, éditions de l'Archipel, « 20 ans avec Barbara », livre à la stylistique bancale et surtout forcément trop subjectif qui rumine semble-t-il les flammes d'une amertume, rancoeur qui ne s'éteignent pas, et en lequel il évoque le difficile accouchement de Lily Passion. On peut y lire, donc, sa version des faits et ses réserves quant à la qualité d’une audace qui n’a pas ruiné la chanteuse mais plutôt son producteur et certaines de ses complicités d’antan, ainsi que l’occasion qui lui était donnée en travaillant avec des metteurs en scène de théâtre, (Patrice CHEREAU puis Hans-Peter CLOOS, à la suite de PLANCHON qui jeta l’éponge, avaient été également approchés) de consolider un argument qui, reconnaissons-le, sans la désavouer complètement, péchait par manque d’ambition et de clairvoyance. Pour DEPARDIEU, sans doute, ce n'était là que détails indifférents, l'important pour lui, sûrement, fut de pouvoir ainsi partager plusieurs soirs de suite, une aventure artistique hors-normes.