En guise d'éloge forcément funéraire, tout artiste ne peut évidemment se résumer à une seule de ses oeuvres. Or, sa disparition nous conduit infailliblement à revisister toutes celles qui nous ont accompagnés. Celles dont nous nous souvenons le plus avec émotion, reconnaissance, sourire silencieux-mais-qui-en-dit-long.
Dans le cas de Jean-Jacques SEMPÉ, c'est comme si les vertus et manifestations de la Nostalgie étaient mises en abyme. Puisque la plupart de ses dessins étaient nimbés de cette impression fort labile qu'ils exhalaient un arrière-goût de temps révolu. Mais que l'encre ou les aquarelles ravivaient avec une économie de moyens inversement proportionnelle à la profusion de détails qui obligeait notre appréhension de ses planches à les regarder d'un peu plus près. Si, bien sûr, le petit Nicolas a beaucoup compté pour des millions de Français qui s'accordaient majoritairement à y reconnaître leur part d'enfance à la fois personnelle et commune, partagée, l'oeuvre aura à peine masqué la goutte noire qui faisait elle-même semblant de cacher l'encrier.
Passer, fiévreux, quelques heures de dimanche après-midi pluvieux à feuilleter attentivement ses autres albums aux titres chaque fois poétiques et suggestifs, vous marque à jamais. Car ils avaient le don d'ouater l'intimité d'un supplément de réconfort à nul autre pareil. Quand bien même ses dessins n'hésitaient pas à brosser parfois des foules, assemblées, aucune gare bondée, aucun embouteillage sévère d'autoroute, aucune salle d'attente n'étaient le cadre idéal pour les apprécier et prendre le temps nécessaire à en héler les nuances les plus subtiles. Le besoin impérieux de s'isoler pour feuilleter ses catalogues illustrés se conjugue plutôt à l'impératif. Sempé se "lit" d'abord par devers soi. Non pas jalousement, non pas égoïstement, mais par simple et naturel égard pour les paradoxes qu'il sait comme personne instiller en chaque occasion.
Aussi éloquents que des ouvrages théoriques à propos du théâtre, les albums de Sempé pouvaient être des supports ô combien probants pour sensibiliser des apprentis acteurs ou actrices à la sémiologie de la scène. Dire beaucoup avec un geste à peine esquissé, une colère homérique avec un seul biais de sourcil, un esprit révolutionnaire grâce à une tache ou toute autre preuve de négligence sur un vêtement supposé d'uniforme... cela peut sembler classique, sauf avec lui. Puisque, surtout, Sempé connaissait l'art de peindre des espaces. Souvent vastes, trop vastes même, exprès, pour mieux faire percevoir comment ceux qui le traversent ou l'occupent sont, d'avance, piégés par la brutalité d'un contexte. Hors-jeu. D'avance refoulés, inadéquats.
Souvenir imparable d'un dessin, à ce titre, exemplaire: on y voit un homme à l'allure anonyme, cartable ou attaché-case à la main, en pardessus et écharpe au col, sur le seuil de son appartement et qui, visiblement, rentre du travail. Le logis évoque un espace hausmannien, avec dorures, hauts plafonds, lustre et mobilier ad-hoc. Impressionnant? oui et non. On dira "intimidant" quand on lit la phrase qui, en guise de légende, rend le dessin bien plus loquace. L'homme s'adresse à ce qu'on suppose être sa femme qui le regarde en tournant la tête vers lui et dit "J'ai froid, j'ai faim et je veux de l'amour."
Réplique saisissante. Parce qu'elle dynamite presque, à elle seule, tout le dessin. Lequel fait d'abord sourire franchement (Sempé insistait sur la valeur humoristique intrinsèque de ses oeuvres). Il fait sourire, tandis que ce qu'il traduit est on ne peut plus grave. Il nomme, clame, apparemment impudique, les appétits fondamentaux du genre humain. Universels. Qui ne souffrent aucune contestation possible. Ne peuvent sérieusement opposer aucun refus valable. Une fois le dessin lu dans sa globalité, on le re-considère. Immanquablement. Alors le décor, les objets, leur fourmillement et leur apparent cachet vernis deviennent champ de bataille. Car l'ennemi(e) ce n'est pas l'Autre, mais le monde, même restreint à un appartement, dans le cas présent. Ainsi surtout, la phrase sonne-t-elle comme une bombe. Déflagration osée produite par un homme qui serait ce Monsieur Tout le Monde qui n'est, forcément, jamais "nous-même" mais bien le voisin d'en face ou d'à côté. Sempé était le plus brechtien de tous les dessinateurs...

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Mais à quoi bon trop gloser à propos des qualités d'une oeuvre légitimement appréciée partout, du plus petit bourg aux Newyorkaises tours? En soixante années d'inspiration, presse régionale française et presse américaine l'ont élue, pendant des décennies, puisque considérée comme propice à côtoyer, sur un infaillible même plan, les multitudes de colonnes exposant toutes les actualités ou à faire la Une de nombreux magazines et périodiques.
Un des plus modernes et récents dessins de Sempé raconte avec panache, drôlerie et gravité, notre monde contemporain. Et l'un de ceux déserté de toute présence humaine, ce qui demeure assez rare (mais non exceptionnel) chez le dessinateur.
Un seul qui dessine presque... Tout. La mondialisation en un seul petit espace en lequel viennent se concentrer tous les paradoxes d'une humanité prétendument mais désespérément moderne. On y voit une maison de taille modeste, sans grande particularité originale. Isolée, cernée par un paysage de campagne lui aussi assez indifférent et cadrée de trois-quarts. Exposé dans un virage, l'enclos qui la ceint paraît comme souvent, dérisoire: quelle intimité protège-t-il vraiment? Mais l'oeil est vite attiré par le mur le plus visible de la maison, lequel est recouvert par diverses publicités peintes ou réclamées par une affiche - on voit encore souvent, dans certains villages, la trace ternie de ces stigmates d'un temps ancien - Et le coup de génie de Sempé est bel et bien cette trouvaille qui consiste à faire se chevaucher et coïncider les trois dernières lettres du nom de la marque d'un célèbre apéritif liquoreux avec celles des trois dernières du mot "InterNET".

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Tout est dit ! en peu de choses mais agencées de telle sorte que la grande malice de Sempé torpille totalement la prétention de la plus récente invention dans le domaine des communications soi disant mondiales. Le fameux mur et le dessin montrent avec un humour bravache qu'eux aussi, à leur manière, savent atomiser l'espace-temps: la superposition de traces du passé et la clameur du plus récent annonceur universel (Internet) s'offrent comme une revanche qui, loin d'être héroïque cependant, affirme que le Réel sera toujours bien plus subtil et complexe que n'importe quel intrus voulant s'y substituer.
Il n'en ressort pas moins que le dessin fait aussi frémir. Métonymie de la solitude (rehaussée par la présence, sur le toit de la maison, d'une parabole en lieu et place de l'ancienne antenne classique permettant la télé-diffusion) aussi bien urbaine que rurale, l'oeuvre pourtant n'assène rien de façon péremptoire mais se laisse apprivoiser par le lavis discret de l'aquarelle, la pâleur des teintes et la place généreuse laissée aux blancs. La perspective choisie, elle, nous permet d'accéder au "dessin" par le bas, comme si l'on y montait en promenade. Astuce certainement non hasardeuse puisque, à l'opposé, en haut, se bredouillent les flous vaporeux d'incertains nuages: la promesse d'accéder à un éventuel Nirvana grâce à un déréglement des sens éventuellement produit par un alcool ou Internet semble fortement compromise...
Comment se résoudre à finir ce Salut à Sempé, enfin, sans rappeler qu'il fut aussi chanté superbement par une autre artiste aux approches et talents confraternels ? Tout comme le dessinateur, la musicienne-auteur-interprète Anne Sylvestre, en 1985, dans son album "Écrire pour ne pas mourir" a su traduire tous les pouvoirs d'attraction, d'éloquences poétique et réaliste recelés par l'ex-disciple assumé puis affranchi de son homologue roumain Saul Steinberg. Et en lequel elle se reconnaissait dans ce patient mais fructueux travail artistique qui consistait à savoir rendre compte simultanément, de l'universel par le particulier, de la vacuité des choses ou événements par l'importance qu'on leur accorde, du provisoire et de... l'éternité.
Nul doute que dans ce dernier espace-temps éventuel, ces deux-là, raccordés, trouveront encore de quoi deviser, ensemble, sur l'irrésolution des passions humaines...