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Billet de blog 14 février 2024

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«Il y a quand même dans la rue des gens qui passent» de Robert Bober: Traces éparses

Dans un nouveau livre - richement illustré - l'écrivain et réalisateur Robert Bober fait semblant d'organiser un désordre de mémoires entrechoquées par diverses tragédies traversées, anciennes ou contemporaines. Mais hisse, plus haut que jamais, sa foi en la solidarité et en les vertus de l'amitié.

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Le titre, très beau, attire l'attention, aux étals des librairies qui, depuis la fin octobre, ont accordé une place de choix à l'écrivain Robert Bober:

"Il y a quand même dans la rue des gens qui passent"

Cet alexandrin qui n'est pourtant pas même un vers, mais le dernier tronçon d'une phrase d'un petit texte en prose est en effet emprunté à Pierre Reverdy et extrait de "La lucarne ovale" (1916).

UNE ÉNERGIE LOIN D'ÊTRE ÉTEINTE

Le besoin impérieux de retrouver ce texte - repêché dans Plupart du temps qui est l'un des tomes de la collection Poésie/Gallimard regroupant les poèmes de Reverdy écrits entre 1915 et 1922 - fut récompensé, tant son intégralité nous guide pour mieux appréhender en quelles dispositions Bober a conçu son dernier ouvrage:

"Quand la lampe n'est pas encore éteinte, quand le feu commence à pâlir et que le soleil se cache, il y a quand même dans la rue des gens qui passent."

Cette observation des signes d'un jour qui décline, d'une lueur qui vacille n'a évidemment rien de très hasardeux.

À l'âge de 92 ans, Bober songe évidemment à la mort. Pas seulement à la sienne (évoquée, projetée avec un beau voeu, avant l'heure, à la toute fin du livre) mais à celles de ses amis, parents, épouse qui l'ont laissé veiller un peu plus longtemps sans doute pour qu'il continue à raconter des lambeaux de vie agglomérés comme en un collage, pour faire se répondre ou même se rejoindre diverses époques. À la faveur de coïncidences qui ne sont pas toutes fortuites, comme secrètement on aime à le penser. Or, l'on devine que Bober aime à se jouer des rébus, des devinettes dont on connaît mieux la solution que les énoncés à résoudre pour trouver celle-ci.

Quand bien même, par Reverdy interposé donc, l'écrivain tient à témoigner que son énergie n'est pas encore éteinte, même si le feu de l'existence rougeoie moins et que la lucidité s'amenuise peu à peu, il témoigne toujours d'un véritable et d'un vif et sauf élan, à travers ces nouvelles pages d'où la vie regorge. Car ne nous y trompons pas, malgré le murmure en filigrane d'une pensée quelque peu crépusculaire induite par le titre, les chemins frayés par ce récent document n'empruntent pas les taillis de la tristesse et encore moins de la morbidité. Bien au contraire.

Car Bober sait, mieux que personne, faire rejaillir, grâce aux mots mais aussi grâce aux illustrations nombreuses qui alternent avec les pages de textes, des présences, des mouvements ou tremblements de gestes, sons, paroles conservés en son esprit de sentinelle. De pisteur, de vigile éclairé. Et célébrer, toujours, les vertus de la solidarité qui consolide l'amitié, la sollicitude par et pour autrui. Lui qui, né à Berlin et d'origine juive, échappa de peu, avec les siens, à la Rafle du Vel d'hiv, pendant la seconde guerre mondiale, et dut son salut grâce à la prévenance d'amis préalablement instruits de ce projet génocidaire.

Est-ce d'avoir été d'abord tailleur et concepteur de patrons pour la confection avant de se consacrer, aux métiers plus libres de la réalisation documentaire et cinématographique puis, encore plus tard, à l'écriture? Toujours est-il que sa maîtrise de l'assemblage de pièces pour dessiner la précision d'une silhouette ou d'un destin aux traces éparses, est toujours aussi probante. Elle m'avait sidéré jusqu'aux larmes, tant lors de la parution de Quoi de neuf sur la guerre ? (1) que lorsque, tentant de reconstituer les différentes évolutions, au fil du temps, d'une rue particulière du XXè arrondissement de Paris, son enquête, rigoureuse et obstinée, lui avait permis de forger quelques solides hypothèses à propos du lieu prédestiné où son ami Georges Perec a passé les six premières années de son enfance. Et au rôle incandescent ô combien, voire inéluctable qu'a pu jouer cette artère dans la convocation des souvenirs d'icelui pour tenter de maintenir et faire brûler une mémoire essentielle eu égard au phénomène de la "disparition" non d'une lettre de l'alphabet cette fois, mais d'un lieu historique majeur pour le fils de déportés que fut Perec. "En remontant la rue Vilin" (2) de Robert Bober, est l'un de ces documentaires qui ne vous lâche plus, dès lors que vous l'avez vu, tant la façon qu'a le réalisateur de suivre, au gré à gré, les notations pourtant lacunaires, furtives, consignées par le premier intéressé du temps où il projetait d'écrire un livre recollant lui-même les preuves défaites d'un passé qui, naturellement, l'obsédait, nous semble exemplaire.

PUZZLES

Car si ce documentaire émeut autant à sa troisième vision qu’à la première, n’est-ce pas, avant tout, grâce à l’obstination de son auteur à faire puzzle de toute pièce trouvant légitimement sa place pour consolider le dessin plus grand d’une Histoire que les risques de l’effritement, de la labilité, dans la conscience y compris des survivants, menacent ? N'oublions pas qu'en compagnie de Perec, Bober réalisa un documentaire de 1979, Récits d'Ellis Island, en lequel sont suivies les traces des émigrés puis celle des migrants de New York italiens et juifs passés par cette embouchure de l'Hudson.

Ni les considérations de l'auteur de La Disparition à propos, justement, du principe inhérent au puzzle: "ce n'est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fastidieuse pour le reste : le ciel sans nuages, le sable, la prairie, les labours, les zones d’ombre, etc. »  (extrait de La Vie, mode d'emploi). Est-il besoin de souligner davantage que ces remarques d'ordres techniques aussi bien qu'esthétiques valent pour le dernier livre de Bober ?

Car puzzle, aussi, est donc, à sa façon, ce recueil, Il y a quand même dans la rue des gens qui passent, qui fait mine d’éparpiller, en beau mais faux désordre, les fragments d’une plaque de carton ou de bois censée représenter le dessin général d’une vie. Et dont les motifs principaux seraient la figure prégnante des amitiés durables dont certaines n’ont pas été interrompues par le décès de quelques-uns. Au premier rang desquels, non loin de Georges Perec, l’homme de radio littéraire Pierre Dumayet, est avantageusement convié à être le principal destinataire de son livre -(3)- comme d’autres restent d’actualité : les écrivains Pierre Bourgougioux ou Daniel Pennac, mais aussi Jacques Roubaud, Mona Ozouf ou le photographe Marcel Cohen…, les lieux et les femmes et les hommes ravagés par des guerres (celles des années 40 ou d’aujourd’hui, en Ukraine), les images en photo ou en peinture d’un Robert Doisneau, d’un Bonnard, d'un Toulouse Lautrec.. Plus qu’un jeu de patience en trois dimensions, Il y a quand même… est un puzzle qui s’anime sans cesse, forme puis défait les divers éléments qui le constituent. Et, surtout, défie celui qui voudrait fixer à jamais le dessin univoque d’un destin, d’une époque, de raconter en trop abusive et rigoriste logique, les chemins souvent surprenants qu’emprunte la mémoire. Car Bober s’autorise à casser les enchaînements, d’un souvenir l’autre. Ce qui ne nuit en rien à l’harmonie de l’ensemble. Quand il ne cache pas, aussi, parfois, son désarroi d’avoir à superposer deux récits. Ou à les les arrimer l’un à l’autre . On lui sait gré de cette loyauté puisqu’elle nous permet de regarder, par-dessus son épaule, comment il taille, découpe, les pans et les pièces de son habit-puzzle. Et ses ciseaux ont pour autres noms: ellipses, enchaînement trompeusement arbitraires, confrontations de points de vue, comme dans ses précédents modèles uniques de confection sur mesure.

Quelquefois, on est saisi par ce qu’on prendrait initialement pour pure anecdote. Mais dont la saveur de la fantaisie nous retient, parce qu’elle agit comme une pudique confession d’un auteur qui estime tant la littérature qu’il la voudrait potentiellement perfectible, y compris après parution.

-Lu dans Le grand paon de nuit de Marcel Cohen :

« Un poète va de librairie en librairie et, tirant son dernier livre des rayons, en même temps qu’il ouvre son stylo, profite de la distraction des vendeurs pour remanier un vers qu’il juge défectueux. »

C’est alors que le lecteur est aimablement invité, à son tour, à corriger son erreur car non, il ne s’agit pas tant d’une fantaisie que d’une véritable profession de foi qui consiste à considérer qu’une œuvre imparfaite (laquelle prétendrait l’être ?) est toujours améliorée par les suivantes.

Alors, rappelant Reverdy à sa rescousse, Bober ne manque pas de le citer encore, lorsqu’il s’interrogeait lui-même sur le sens de son œuvre Berg et Beck (1999): « On n’écrit pas pour soi, on n’écrit pas pour les autres, on écrit aux autres, bien qu’on ne sache pas exactement à qui… » consignait le poète dans son Livre de bord. Tout lecteur de Il y a quand même… vous le confirmera : c’est autant à Pierre Dumayet qu’à lui-même, lecteur, que le dernier livre de Bober semble conjointement s’adresser. Quand bien même il ne connaîtrait pas aussi familièrement les lieux, les personnalités qu’il convoque et invite mais qui, par leur seule évocation, l’encouragera à mieux les fréquenter, à retenir leur nom et leurs confidences ou leurs œuvres.

Illustration 1
Robert Bober, photo: X tous droits réservés

LA PETITE LUMIÈRE ET L’ARCHIPEL DES FLAQUES DE VERRE

Parmi elles, l’une des plus notoires demeure sans conteste celle d’Antonio Moresco, La petite lumière, dont Bober dit qu’il est un livre, selon lui, essentiel. Il en cite la première phrase : « Je suis venu ici pour disparaître, dans ce hameau abandonné et désert dont je suis le seul habitant. »

Dans une lettre à son éditeur, Antonio Moresco dit que cette histoire, s’il crevait au lendemain de l’avoir écrite, elle serait son testament. Non parce qu’elle serait plus significative et plus importante que ses autres livres, mais à cause de sa nature intime, particulière et secrète. »

Comment ne pas deviner que pour l’auteur de Quoi de neuf sur la guerre ? ces mots, à propos d’un fantasme de disparition quasi total et en tout cas, volontaire, revêtent un sens très particulier, comme ils auraient pu l’être, aussi, pour son ami Georges Perec ?

À quiconque ne connaîtrait pas Robert Bober, on ne pourrait qu’encourager de lire au moins ce livre-là. Il contient même, et sûrement sans le savoir, en germe, son propre commentaire auto-réflexif puisque, évoquant encore La petite lumière de Moresco, il songe :

« C’est un livre seul. Un livre dont on ne peut s’approcher et en suivre le cheminement qu’avec discrétion et dont on ne peut plus s’éloigner. Devant lequel on ne peut pas se dérober et dont je ne peux pas imaginer qu’on puisse le lire à voix haute. »

Autant qu’un habit d’Arlequin ou qu’un puzzle, « Il y a quand même dans la rue des gens qui passent » est un paysage, un archipel formé comme avec des Flaques de verre si chères à Reverdy. On s’y risque à petits pas, au début, craignant de briser la glace qui recouvre encore tant de secrets puis on s’y enhardit plus franchement quand on est rassuré par la solidité de la transparence subtilement opaque des aveux cousus les uns aux autres pour laisser entr’apercevoir la silhouette d’une âme et non des moindres : celle d’un Juste.

NOTES:

  • (1) Quoi de neuf sur la guerre ? de Robert Bober, éd. P.O.L., 1993 (prix Wiso 1994, prix des Libraires de L’œil de la lettre 1994).
  • (2) En remontant la rue Vilin, documentaire de Robert Bober, 1992. On peut le visionner en suivant ce lien
  • (3) Robert Bober ne manque pas de préciser que c’est sur le conseil amical de Vincent Josse, chroniqueur à France Inter, qu’il s’est résolu à écrire une nouvelle lettre sous forme de livre à Pierre Dumayet, quatre ans après la publication de Par instants, la vie n’est pas sûre, P.O.L., 2020
Illustration 2

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