le CNL comme DANONE
C'est un article qui se voulait optimiste, valeureux, signé Mark GREENE (on a un peu du mal à croire à l'authenticité de ce patronyme mais après tout, pourquoi pas?) parce qu'intitulé, sur le journal Libération "Une hausse des lecteurs en trompe-l'oeil". Or, justement, le trompe-couillon dudit billet est bel et bien ce titre aguicheur (tous les journaux en ligne pratiquent cette sorte d'attractivité qui s'apparenterait presque à la loi du tapin) car, si on lit intégralement l'article, on aurait soi disant bien tort d'être défaitiste quant à la désaffection de nos coreligionnaires pour l'enivrement par le livre.
L'auteur en effet, se désavoue, en ne se fiant qu'au seul "baromètre bisannuel du Centre national du livre (CNL) sur «Les Français et la lecture», en collaboration avec Ipsos, (qui) vient de paraître".
C'est un peu comme si le groupe Danone, inquiet d'une éventuelle baisse de consommation de ses desserts lactés (yaourts y compris) par les ménages, commandait une étude sur les habitudes d'achat de ceux-ci. Voyez...
Après avoir exprimé sa déroute de constater qu'entre les stations de métro parisiennes La Motte Piquet-Grenelle et Denfert-Rochereau (la ligne 6 du métro donc, de la RATP, ce qui représente un parcours d'à peine 10 minutes), un seul petit voyageur a extirpé de son sac un vrai livre, Monsieur GREENE se rassure comme il peut: son expérience d'observateur des coutumes de vrais lecteurs serait donc trompeuse, puisque les rapports dont il tente de nous les présenter à la hâche plutôt qu'en les ciselant finement, viennent le rassurer: non, non, les Français lisent presque autant qu'avant. (Avant quoi, qui, on ne le saura pas).
Parce qu'évidemment, on est priés de croire, rubis ou marque-page sur l'ongle, que "88% des Français se déclarent lecteurs, soit une progression de 4 points depuis 2017" (c'est bien connu, les gens sondés qui ne veulent pas paraître trop imbéciles, ne trichent jamais dans leurs réponses, surtout quand cela concerne leurs habitudes de loisirs, alors qu'ils aimeraient sûrement répondre que "non vraiment lire, ça ne me branche pas, je préfère franchement m'abrutir devant TF1 ou surfer sur Internet", ils s'efforcent de (se )persuader qu'ils sont de grands lecteurs et pas seulement d'Amélie Nothomb mais qu'ils conservent sur leur table de chevet un roman de Virginia Woolf ou même Le Prince de Machiavel, qu'ils méditent chaque soir avant que d'éteindre leur lampe).
Or, s'il y a quelque chose de gênant, d'incongru, que s'obstine à faire croire cet article poussif, c'est son manque de discernement et d'objectivité, d'étude sérieuse sur un tel sujet. Car il ne s'intéresse pas tant à la lecture réelle qu'au rapport des citoyens avec l'objet-livre (forcément, l'étude est régentée par le CNL qui reste un organisme d'état chargé de veiller à la bonne santé du commerce d'ouvrages, surtout, même, si lui sont dévolues d'autres missions, dont celles relatives aux Bibliothèques).
UNE AUTRE ENQUÊTE
Car enfin, moi-même, avant ce journaliste, avais secrètement tenu un petit compte dans un petit carnet, chaque fois que je me déplaçais dans les wagons du métro lyonnais, pour comptabiliser le nombre de voyageurs affectionnant le livre. Entre le 17 juillet et le 30 octobre, j'observais, à la dérobade et le plus discrètement possible, mes congénères et, à raison de 60 voyageurs en moyenne par rame, j'ai pu établir que, à chaque voyage, au prorata, 2 personnes sur les 60, lisaient un "vrai" livre et n'avaient pas leurs yeux rivés sur un écran (de tablette, smartphone ou de téléphone basique). Pour un trajet d'une durée équivalente à celle de Denfert-Rochereau/La Motte Piquet-Grenelle, qui, à Lyon, s'appelaient plutôt Bellecour/Charpennes Charles Hernu.
J'ai longtemps cru que ce genre d'investigation donnait raison à mon penchant naturel pessimiste. Parce qu'auparavant, m'énervaient fortement ces réflexes de voyageurs dégainant illico leurs téléphones pour s'absorber sur leurs écrans tactiles (ou non). Sauf qu'évidemment, à bien y réfléchir ensuite, j'ai vite saisi que ce que je croyais représentatif d'une soi disant tendance, ne représentait pas grand chose.
D'abord parce qu'en été, les gens ont davantage de temps, sont sans doute moins sollicités par leur entourage (collègues, patrons, collaborateurs, familles) pour d'éventuels tracas du quotidien, et donc sont plus disponibles pour lire des livres. Et, qu'ensuite, si j'essayais parfois de lire les titres des livres déballés par mes consoeurs et compères voyageurs, sans toutefois y réussir chaque fois, je ne pouvais bien évidemment pas deviner ni savoir ce que les gens armés de leurs outils de communication ultra modernes, eux, lisaient ou non, réellement (des courriels? le bulletin météo? Médiapart?).
En 12 semaines de pratique de cette très modeste enquête, je n'ai croisé qu'une dame, quinquagénaire, absorbée par son E-book gris métallisé (la lumière réfléchissante et la taille de l'objet attiraient l'attention) et ai pu voir, parce qu'ils s'étaient installés près de moi, que plusieurs voyageurs ne lisaient rien sur leurs smartphones mais s'adonnaient à des jeux, pour occuper à la fois leurs doigts et leurs yeux.
J'aurais pu donc dresser un constat sévère mais préférais m'en prévaloir. Parce que non, décidément, non, ces voyages n'étaient pas forcément assez représentatifs pour prétendre à un échantillonnage sérieux.
EN REVANCHE...
En revanche, ce qui me semble plus tangible, c'est l'aveu de raréfaction d'un tas d'amis qui reconnaissent sans trop de vergogne, que le choix de la lecture de livres n'est plus forcément, pour eux, réellement, prépondérant. Et, d'ailleurs, si je les interroge, au détour d'une conversation plus ou ,moins badine sur ce qu'ils ont découvert récemment en la matière, leurs aveux, avec quelques raclements de gorge ou paupières sitôt rapidement baissées, me font comprendre que non, rien de bien notoire ne leur est resté entre les mains. Et parmi eux, la plupart font partie de "catégories professionnelles supérieures" dont les étagères de bibliothèques sont depuis des lustres, garnies de quantité d'ouvrages.
Combien de fois offre-t-on aussi, depuis dix ans, à diverses occasions (fêtes de fin d'année, anniversaires, ou juste reconnaissance pour l'offrande d'un séjour à la campagne) des livres. Et combien de fois, six mois, trois ans plus tard, n'a-t-on obtenu aucun commentaire quant à la lecture qui aura été éventuellement effectuée du cadeau qu'on apportait comme un quasi trésor insoupçonnable?
Le Centre National du Livre, comme le Centre National des Lettres et tous ces organismes qui s'obstinent à ménager, entretenir leurs prébendes sans voir, sans accepter de reconnaître que la Lecture ne passe plus forcément par l'unique objet "Livre" (qu'on le déplore ou s'en réjouisse, c'est un autre débat), seraient bien inspirés, désormais d'arrêter de publier des sondages qui en disent de moins en moins long quant à la réelle pratique de cette activité qui, qu'on le veuille ou pas, passe désormais par bien d'autres canaux, truchements, réseaux.
S'il s'agit de simplement prendre le pouls et la température de la fièvre acheteuse de livres (qui, ce ne devrait pas être si tabou, sont de plus en plus onéreux) par des populations désormais trop sollicitées par d'autres médias (qui exigent eux aussi un sens de la lecture et une attention continue pour l'écrit, littéraire ou non) alors c'est une autre histoire.
Que M.Greene, de Libération aurait mieux fait de ne pas édulcorer à son tour, en se prêtant de façon aussi complaisante, à l'exercice d'être un bête écho déformant à une étude lacunaire et forcément... biaisée.