Il fallait y penser mais c’est justement le propre des vrais poètes scéniques que de faire confiance à leurs songes éclairants : et si l’avatar d’aujourd’hui, quasi omniprésent dans nos vies virtuelles, n’était que l’une des formes autrement réactivée, moderne, de la marionnette ? Fantasme dédoublé de nous-même, projection inconsciente de nos désirs ou peurs les moins avouables, il semble mener la danse de notre existence, presque à notre insu.
BIEN PLUS QUE DU THÉÂTRE
C’est à partir de cette judicieuse intuition que l’artiste Alice Laloy a imaginé ce Ring de Katharsy et en absolue cohérence avec ses précédentes fresques théâtrales mettant en relief le hiatus qui bouleverse et abîme l'interactivité des rapports humains. A l’instar d'une de ses précédentes propositions, -son Pinocchio (live) revisitant le conte du pantin de bois pour mieux en montrer l’illogisme ambivalent-, c’est encore la somme (cette fois bien plus que décuplée) des valeurs hybrides qui constitue le terreau, la base fondamentale à partir desquels elle va déployer, développer, multiplier, exhiber les strates progressives de déshumanisation à l'oeuvre dans nos tentations de toujours viser la performance, la compétition, l’accumulation des biens. Et, plus que tout, notre aveuglante allégeance, devenue universelle, à des forces invisibles et néanmoins suffisamment puissantes pour se substituer à nos libres arbitres.
Alice Laloy ne fait pas du théâtre. Elle fait bien mieux, bien plus que du théâtre. Elle fait théâtre de tout (et, par là même, vieillir l’ancien projet d’un Vitez se jurant de s’emparer de n’importe quel matériau de base pour concevoir un spectacle). Elle bouscule, renverse le plateau du théâtre, en le poussant dans ses retranchements. Exhibe la machinerie théâtrale un peu comme le polonais Tadeusz Kantor lui aussi procédait : c’est à dire sans rien hiérarchiser, sans jamais viser la moindre psychologie, jamais évoquer, viser le personnage ou l’interprète comme sujets ou motifs de représentation. Pour elle, lumière, son, objets, mobilier, costume, déplacements, espaces s’affairent conjointement et ne sont jamais inféodés à une histoire, une narration prépondérantes. Le texte ? Ni plus ni moins qu’accessoire, lui aussi, n'osant pas davantage se prétendre essentiel.
Aussi sauvage et belle que l'étaient celles de Kantor, oui, la fresque d'Alice Laloy l'est, dans sa façon de cousiner, volontairement ou non avec les obsessions de l'ancien Maître du Teatr Cricot de Varsovie. Comme lui, la gémellité est un moyen excellent de faire semblant de fractionner réel et représentation. Comme lui, l'acteur comme marionnette se dédouble foncièrement et s'enferre dans des réflexes manipulatoires. Une chose ne peut jamais être univoque. D'où la nécessité de mettre en évidence les jeux miroitiques, de réconcilier les contraires. Mannequins, sosies ne datent pourtant pas d'aujourd'hui pour innerver le principe même de représentation. Certains mythes grecs puis, plus tard, l'Amphitryon de Molière, celui de Kleist ont contribué à border les scènes théâtrales d'une duplicité permettant de franchir les rives de l'autre côté du Monde, là où la Mort s'impose comme rivale des désirs épuisés par le jeu du Vivant.
Ainsi, ce Ring, déjà duel: puisque, étymologiquement, le terme désignait d'abord l'espace du spectateur. Mot anglais désignant le cercle. Cercle des Enfers si chers à Dante? Puis qui désigna plus couramment, dans le langage moderne, cette enceinte rectangulaire bordée de cordes en laquelle se déroulaient combats de boxe ou de tout autre sport martial. A lui seul, le mot "duel" énonce tout autant la notion de "deuil" et de combat.
Faussement antagonistes, les forces en présence sur le plateau de la troupe d'Alice Laloy se livrent une guerre sans merci pour tenter de ne pas être poussées dans les limbes du "hors jeu".
On l’aura compris : la metteuse en scène privilégie un travail sur la forme, avant tout. S’en empare, la triture, la malaxe, la tord et lui fait rendre éloquence palpable, au fil de situations qu’elle amalgame pour structurer une dramaturgie qui se constitue de façon vivante, non comme une intention préalable.
Choisissant cette fois l’univers du jeu vidéo -qu’elle revendique adapter avec les moyens du théâtre -qui s’ébattent alors au meilleur de leurs possibilités et de leurs limites mais qu’elle se risque aussi cependant à repousser en leurs plus stricts principes-, elle installe donc ce Ring telle une entité spatiale mi abstraite, mi concrète. Et nous enferme dedans.
ILLUSION BANNIE
Nimbée par un gris poudré de partout qui, ayant volé, avalé toute idée, toute survivance de couleurs, sa Scène ludique et totalitaire rappelle cette teinte impossible des premiers écrans d’ordinateur mais aussi les monochromes du plasticien belge Hans Op de Beeck usant de la poussière ou du plâtre radicalement incolores. L’espace scénique comme une toile impeccablement plastique et séduisante s’ingénie à gommer tout repère caractéristique et, surtout géo-historique. D’autant plus que, lorsqu’il entre dans la salle, le spectateur peut déjà regarder ce lieu qui le salue avec un message déroulant pixelisé en fond de scène : « Bienvenue au ring de Katharsy » qui, comme un journal lumineux, n’en finit pas d’orienter vers lui notre regard. C’est tout juste si l’on prête attention au gril du théâtre, baissé, lui qui, d’habitude, s’ingénie à demeurer le plus discret possible, pour que la soi disant magie théâtrale puisse se produire.
Ici, l’illusion est bannie, semble donc dire déjà le spectacle avant qu’il ne débute. Hypothèse renforcée lorsque le fameux gril, dans un bruit qui lui est propre, se met en mouvement et s’élève, rejoignant presque sa place habituelle, haut dans des cintres de toute façon dénudés eux aussi : la célèbre boîte noire du théâtre n’a pas droit de cité, en apparence : par le débordement du cadre de scène, elle brille élégamment et s’exhibe justement par son absence.
C’est sur ces prémices un brin rendus inquiétants par l’évaporation d’un léger brouillard et de sons métalliques résonnant en échos contrariés qu’apparaissent alors des figures apparemment humaines, dont la plupart sont elles aussi vernies par une pellicule grisâtre. A l’exception notoire de deux d’entre elles, dont les vêtements un peu colorés les distinguent des autres : on comprend vite qu’ils sont les vrais joueurs qui se serviront de leurs avatars pour tenter de gagner les différentes parties d’un jeu entièrement actionné, rythmé par les ordres d’une Figure à part, bien plus imposante et qui, juchée en fond de scène, habillée d’une robe longue (et grise) s’installe au mitan de deux écrans noirs qui diffuseront systématiquement les intitulés des différentes manches d’un jeu qui durera une heure 15.
« Black friday », « Click and collect », « Green is beautiful », « Stop to crying » : voilà pour les intitulés, justement, des diverses étapes du jeu vidéo. D’un set de manche à l’autre, les enjeux sont donnés, claironnés par celle qui ressemble à une prêtresse -une Pythie?. Et font, évidemment, ironiquement, références à des expériences contemporaines proposées par des slogans visant à accroître nos manies consuméristes ou à ébranler nos consciences écologiques.
Il serait vain de décrire en détails le déroulé de ces manches compétitives. Elles s'opèrent par la force et la sommation des voix des deux joueurs qui imposent à leur groupe respectif d’avatars (au nombre de trois, chacun) divers ordres pour se déplacer, avancer, reculer, enfiler un vêtement, parfois même se bagarrer entre eux. Car, et c’est ce qui rythme aussi le match, ces avatars doivent savoir se montrer dignes de s’accaparer tout ce qui tombe du gril et qui préfigure donc, au fur et à mesure du jeu, les objets qu’ils sont censés convoiter : habits, meubles, berceaux, poupons de celluloïd ou bébés. Toutes choses qui chutent dans un bruit mat. Prosaïques et uniformes.

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Voir ces avatars avancer donc sur ordres est à la fois plaisant et effrayant : si l’on savoure, comme il se doit, la manière qu’ont les interprètes de savoir imiter l’aspect immanquablement saccadé de tout déplacement irréel propre aux fantômes pixelisés des jeux vidéos, l’accumulation et, surtout, l’infatigable propension de ces figures déshumanisées à obéir à chaque injonction nous tendent un miroir compromettant de nos propres acceptations à nous fier à des intelligences artificielles, des diktats aux intentions peu vertueuses pour préserver nos facultés à consentir ou non d’être ainsi dociles jusqu’à l’absurde.
PERFORMANCES RADICALES POUR UNE APOCALYPSE FUTURISTE
Il faut saluer les performances des interprètes : leurs manières de dégingander leurs corps, de les emberlificoter jusqu’à plus soif, de sauver, parfois, une once de sensualité, malgré le code de jeu imposé, sont proprement stupéfiantes. Et contribuent, largement, comme les autres éléments du spectacle, à proprement dés-organiser la Vie ici montrée dans sa version la plus ludique, en apparence, et pourtant presque définitivement exsangue. Dés-organiser, oui, c'est à dire privée de tout ressort organique. Littéralement.
La dernière partie de ce poème scénique radical n’est pas en reste, pour nous surprendre : envisageant aussi qu’un tel jeu dominé par des machines peut parfaitement s’enrayer, Alice Laloy fait preuve d’une même maîtrise excellente pour singer la catastrophe technique. Le son, la lumière, l’affolement des lettres sur les écrans ne balbutiant plus que des slogans rongés par la défaillance informatique, les corps des avatars secoués par des tressautements intempestifs interrompent leurs déambulations erratiques: la catastrophe ne ménage aucun effet de déroute et prend des airs d'apocalypse futuriste.
C’est alors qu’un large voile de couleur mauve, tombant au-delà du gril d’où chutaient auparavant tous les objets, se pose sur le plateau. Mauve, aussi, est devenue la longue robe de celle qui prédisposait à toutes les règles du jeu : Katharsy.

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Logique. Elle n’est, à son tour, ne serait-ce que phonétiquement parlant, que l’avatar de cette notion si essentielle au processus de représentation théâtrale: la catharsis. Qui, dans le processus de la poétique aristotélicienne, agit comme élément de purgation des passions. Autrement dit : pour libérer le spectateur d’une émotion trop intense (comme la pitié, la frayeur), rien de tel que la singer en la sublimant et, ainsi, libérer celui-ci de son emprise.
Reconnaissons-le : cette irruption de la couleur violette recouvrant, à la fin, cet espace damné par un gris qui semblait, à la longue, incorruptible, libéra en nous plus d’un frisson de soulagement. Le poème de Laloy, au fond, n’était donc pas si désespéré ? On voulut même croire que le choix de cette couleur n'était pas si hasardeux et que chacun peut l'interpréter selon ses propres valeurs affectives: ne rappelle-t-elle pas celle de l'encre qui permet l'écriture?
Un peu abruti d'avoir ainsi séjourné comme à l'intérieur d'une machine infernale, oppressante et spectrale, on aurait voulu s'ébrouer au plus vite de ce demi sommeil, de ce semblant de séjour passé entre la Vie et la Mort. Plus tard, on fut rasséréné par un propos rapporté par Kleist qui, s'entretenant avec un danseur comme il le relate dans son ouvrage "Sur le théâtre de marionnettes", et on relut alors ces lignes:
"Plus la réflexion paraît faible et obscure, plus la grâce est souveraine et rayonnante. La grâce revient quand la conscience est passée par un infini." (1)

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Ainsi réussit ce Ring de Katharsy: en nous faisant passer par l'infini de consciences, en affaiblissant nos défenses pour moins bien lutter contre des forces obscures n'autorisant plus aucune purgation des passions, retrouve-t-on mieux notre faculté à recouvrer la grâce de vivre!
Au sortir du théâtre, la place Lazare Goujon, face au TnP, enjolivée par un franc soleil en cette chaleureuse fin d’après midi dominicale, nous aveuglait presque par ses couleurs, tandis qu’elle s’ébruitait des nombreux marmots circulant à vélo ou à trottinette, entre les grands bassins aux jets d’eau presque bleue : une image rassurante (pour combien de temps?). Non pour chasser complètement celles éprouvées par ce Ring de Katharsy aux ténèbres en apparence si funestes. Puisque, nous savions déjà, au cours de cette expérience, qu'elles feront certainement partie de ce qu’on a vu de plus esthétique, de plus profond, au théâtre, depuis une quinzaine d’années.
Et qu’on ne les oubliera pas de sitôt.
note:(1) : Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, 1910, texte français traduit de l'allemand par Jacques Outin,© éd. Mille et une nuits, 1998.
Le Ring de Katharsy
du 9 au 19 octobre 2024 - Création -TnP de Villeurbanne - 8 place Lazare Goujon 69100 VILLEURBANNE (métro ligne A station Gratte-Ciel)
salle Roger-Planchon - 1 h 20 - billetterie/réservations: 04 78 03 30 00 - www.tnp-villeurbanne.com
écriture et chorégraphie: Alice Laloy en complicité avec l’ensemble de l’équipe artistique.
avec: Coralie Arnoult, Lucille Chalopin, Alberto DÍaz, Camille Guillaume, Dominique Joannon, Antoine Maitrias, Léonard Martin, Nilda Martinez, Antoine Mermet, Maxime Steffan, Marion Tassou.
assistanat à la mise en scène et collaboration artistique : Stéphanie Farison
assistanat stagiaire mise en scène : Salomé Baumgartner
scénographie: Jane Joyet
lumière: César Godefroy
son: Géraldine Foucault
musique: Csaba Palotaï
graphisme et vidéo: Maud Guerche
assistanat à la vidéo: Félix Farjas
collaboration chorégraphique : Stéphanie Chêne
costumes :Alice Laloy, Maya-Lune Thiéblemont, AnneYarmola -stagiaire costumes Esther Le Bellec
typographie : MisterPixel, Christophe Badani
Dates de tournée du spectacle
• 14 novembre 2024, Le Bateau-Feu –Scène nationale de Dunkerque
• du 20 au 29 novembre 2024, Théâtre national de Strasbourg
• du 5 au 16 décembre 2024, T2G–Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
• les 9 et10 janvier 2025 La rose des vents–Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq
• du 26 février au 1er mars 2025, Théâtre Olympia – CDN Tours, l’Hectare, les Territoires vendômois –Centre National de la Marionnette & l’Université de Tours
• les 13 et 14 mars 2025, Malakoff Scène Nationale, dans le cadre du Festival Marto
• les 20 et 21mars 2025, Théâtred’Orléans–Scène nationale
• les 3 et 4 avril 2025, Théâtre de l’Union, Centre Dramatique National du Limousin
• les 9 et 10 avril 2025, La Comédie de Clermont- Ferrand scène nationale
• du 23 au 26 novembre 2025, Théâtre de la Cité– CDN Toulouse Occitanie