Au théâtre, il est fréquent de lire que des critiques jugent du bien fondé ou non d'un spectacle, en fonction de sa capacité à mettre en valeur le texte-source qui l'a inspiré. La "lecture" dramaturgique, quand bien même nous sommes à une époque où beaucoup de troupes préfèrent inventer leur matériau plutôt que "monter un texte", est un peu un pari risqué. Soit parce que l'abus de transposition finit par trahir les intentions préalables d'un écrivain, soit, au contraire parce que l'absence de parti-pris ne donne pas sa pleine mesure à la partition. Il y a les cas où le décalage entre la teneur d'un texte et sa représentation scénique ne se fait pas du tout ressentir, au point que le metteur en scène, avec ses acteurs, semblent avoir suivi, de façon efficiente, les éléments tant formels que fonctionnels du texte.
Et puis, bien plus rarement, il arrive qu'un spectacle dépasse, heureusement, les intentions de départ de l'auteur. Quand le texte n'est pas totalement abouti ou qu'il accuse, par exemple, des inspirations disparates, qu'il s'égare en multipliant les axes et les champs de vision sans en peaufiner aucun et, en conséquence, s'éparpille au point de former une mosaïque illisible. Si les artisans du plateau s'en emparent et contribuent à éclaircir ses chemins plongés dans les ténèbres, l'aventure s'avère valable et peut même laisser croire que la partition initiale fut conçue comme telle.
C'est ce qui se produit avec "Gens du pays" de Marc-Antoine Cyr, créé récemment à l'Espace 600 de Grenoble et à L'Heure bleue de Saint-Martin-d'Hères, deux salles iséroises qui s'attachent à favoriser la familiarité de jeunes publics avec le théâtre. Et, ceci, grâce à Troisième Bureau, un groupe de professionnels passionnés d'écriture théâtrale internationale qui, depuis plus de 25 ans, s'active à lire, diffuser, faire traduire, donner à entendre, régulièrement ou dans le cadre de son festival annuel, "Regards croisés", tous les textes dramatiques qu'ils estiment notoires de faire connaître aussi bien à d'autres professionnels qu'aux spectateurs curieux de suivre l'actualité théâtrale et néanmoins littérraire.
COMMENT DIT-ON, DÉJÀ... "NOS JEUNES ISSUS DE L'IMMIGRATION..."
Sylvie Jobert, metteuse en scène, qu'on a vue, en tant que comédienne aussi bien dans des spectacles de Bruno Meyssat, Hubert Colas, Thierry Roisin ou chez les Deschamps-Makeieff (la valeureuse joueuse de guitare écorchant la musique de "Jeux interdits" dans une mémorable Veillée, c'était elle!), s'est vu confier, par Troisième Bureau, la réalisation du texte de Marc-Antoine Cyr, après quelques mises en espace dans quelques festivals. Considérant le texte comme une proposition politique sur "comment dit-on déjà... nos "jeunes issus de l'immigration", et sur "les difficultés d’une société qui renâcle à penser ses contradictions", l'artiste a alors aménagé exprès un terrain vague capable de suciter l'exploration, grâce au texte, des pistes diverses qui permettraient éventuellement de comprendre de quoi on parle lorsque on prétend "être chez soi", et, plus largement encore, "être soi".
La narration se choisit pour focale le point de vue de Martin-Martin, un adolescent de 14 ans, convoqué au commissariat, parce qu'il a été interpellé Forêt des Lampadaires, au-delà des écluses, un endroit à l'écart de la ville où se retrouve la Bande des Loups à laquelle il aimerait bien s'adjoindre. Mais il est, pour l'heure, incapable de produire le moindre papier d'identité et la policière qui l'interroge trouve que son nom ne correspond guère au teint noir de cet adolescent mi-effrayé, mi-renfrogné.
S'interroger sur son identité, lorsque sa couleur de peau diffère de celle de la majorité et bien qu'on soit né en France, sur le bien fondé des interrogatoires abusifs subis et qui ne font qu'embrouiller des repères déjà bien labiles, sur la légitimité des conseils donnés par diverses autorités quant à la conduite à tenir pour ne pas se faire "remarquer": telles sont les composantes du texte qui en essaime bien d'autres, au risque de noyer les plus essentielles. Tantôt lyrique, tantôt réaliste, la partition hésite quant aux registres. Tour à tour grave, cocasse, allusive ou, au contraire trop explicite, elle menace à tout instant de troubler, chez le spectateur, sa réceptivité. Pourquoi, par exemple, les figures censément tutélaires (l'enseignant, la policière) sont présentes sur le plateau tandis que d'autres sont convoquées par la seule voix off (la mère) ?
L'auteur a choisi, à la façon de Michel Vinaver, de faire s'entrecroiser les motifs principaux de sa pièce: de monologues de Martin-Martin en passant par les confrontations avec la police et jusqu'aux séquences d'intimité conjugale entre la représentante de l'ordre et son mari, professeur dans la classe du jeune garçon, lequel n'osant se fier complètement aux conseils donnés par l'enseignant, ratiocine et les rumine comme autant de prétextes à s'interroger sur des questions existentielles: la teneur dramaturgique de l'oeuvre, en formant un tel microcosme resserré, a la sagesse de les poétiser en les superposant, en tuilant les dialogues ou monologues, parvenant ainsi à dessiner le spectre d'un kaléidoscope, aux mouvements, dès lors, presque illimités.
LE GRIS BLEU D'UN ESPACE MENTAL
En un espace quasi mental, découpé par de larges cadres comme autant de paravents à la transparence trouble, les comédiens évoluent et se croisent, se regardent peu, se frôlent, tandis qu'au lointain, comme les figures d'un songe, des silhouettes vaquent ou se dérobent à de mystérieux trafics. Jean-Philippe Salério, irrésistible en enseignant un peu trop volontaire pour être réellement à l'écoute de ses élèves, doté, comme beaucoup de ses collègues, de tics verbaux ("c'est passionnant") et avide de goûter aux plaisirs exotiques (dégustant un couscous, il donne la preuve qu'il s'est documenté, même s'il déforme le mot "raz-el-hanout") avec Hélène Gratet qui incarne la policière presque impersonnelle puis puissamment revêche et ne se rendant même pas compte que ses propos sont frappés d'un racisme qui fait semblant de s'ignorer, sont les comédiens idoines pour passer adroitement d'un registre l'autre.
En revanche, Mouradi Mchinda, s'il est doté d'une belle présence scénique (issu de l'école régionale d'acteurs de Cannes, il a joué auprès de Blandine Savetier, Stanislas Nordey, entre autres), était, le soir où nous avons vu le spectacle, pas aussi tonique que son rôle de Martin-Martin l'exigerait. Semblant confondre l'éternel embarras de la plupart des adolescents avec leur corps ou leur voix avec l'effort de l'effacement (l'auteur se croit obligé de marquer certains mots de certaines répliques par une accentuation censée trahir l'humeur bougonne, ce qui accuse une certaine artificialité), le comédien semble réfréner une énergie plus sauvage qui sied, pourtant, habituellement, aux jeunes gens confrontés à l'âpreté du réel et aux problématiques souvent contradictoires du monde des adultes. Obsédé par une pilosité naissante, l'adolescent, c'est évident, grandit dans un corps lesté par le doute et les angoisses qu'on ne perçoit que schématiquement. C'est d'autant plus dommage que l'idée épatante de Sylvie Jobert, de faire figurer la bande des Loups par des présences (des "voix", selon l'auteur) emmenées de façon communicative par cinq étudiants du Conservatoire de Grenoble ou issus d'ateliers de pratique théâtrale proposés en amont des représentations, selon les villes où sont et seront programmés ces "Gens du pays" convient parfaitement à la stylistique d'un texte qui tangue, tour à tour, entre paroles prolixes et instants de suspension, écriture très littéraire ou, au contraire, si réaliste qu'on la croit improvisée.
Reste que, dans une atmosphère touffue où ombres et lumières se disputent le mérite de leurs reliefs arrasés par une absence notoire de couleurs, hormis les gris et bleus nuits qui nimbent le plus souvent le plateau, le spectacle enchante le tout-public, et plus particulièrement les jeunes qui participent, sans s'y force,r aux rencontres préalables ou à l'après-spectacle et témoignent de leur enthousiasme sans réserve.
Sylvie Jobert a su diablement bien mener son Ensemble pour une proposition scénique qui n'allait pourtant pas de soi, tant le texte ne facilite pas, a priori, l'entreprise. Le dépassant, heureusement, pour aplanir les défauts d'un registre irrésolu, elle vise, cependant au plus juste pour atteindre sa cible: soulever et préserver la raison d'être de questions moins sociales que philosophiques qui ne s'attardent pas en éventuelles et pesantes circonvolutions de pensées théoriques, mais fusent et jaillissent, tout au contraire, grâce au vecteur irremplaçable qu'est le suprême plaisir, communicatif, propre au Théâtre: le Jeu...

GENS DU PAYS:
TEXTE : MARC-ANTOINE CYR (QUARTETT ÉDITION)
MISE EN SCÈNE : SYLVIE JOBERT
AVEC : HÉLÈNE GRATET MOURADI MCHINDA JEAN-PHILIPPE SALÉRIO ARASH SARKECHIK ET LA PARTICIPATION D’ÉLÈVES DU CONSERVATOIRE DE GRENOBLE
SCÉNOGRAPHIE : MICHEL ROSE
CRÉATION MUSICALE : ARASH SARKECHIK
MISE EN LUMIÈRE ET RÉGIE : KARIM HOUARI
RÉGIE SON ET PLATEAU : GUILLAUME NOVELL/ CONSTRUCTION DÉCORS: ATELIERS DU THÉÂTRE DE GRENOBLE
PRODUCTION : TROISIÈME BUREAU/ COPRODUCTIONS : LES SCÈNES DU JURA scène nationale LE GRAND ANGLE scène régionale UNIVERSITÉ GRENOBLE ALPES-EST FESTIVAL TEXTES EN L’AIR
SOUTIENS : VILLE DE GRENOBLE DÉPARTEMENT DE L’ISÈRE RÉGION AUVERGNE-RHÔNE-ALPES
PARTENARIATS :TMG - THÉÂTRE 145 L’ILYADE - CC SEYSSINET-SEYSSINS L’ODYSSSÉE-L’AUTRE RIVE - EYBENS
REMERCIEMENTS : COMPAGNIE LES VOISINS DU DESSOUS CONSERVATOIRE DE GRENOBLE CONSERVATOIRE DU GRAND AVIGNON / THÉÂTRE OUVERT SACD
CRÉATION 2022
ESPACE 600 - scène régionale - Grenoble
4 JANVIER à 19h30
5 JANVIER à 10h
6 JANVIER à 10h et 14h30 7 JANVIER à 19h30
L’HEURE BLEUE - Saint-Martin-d’Hères en Scène
12 JANVIER à 20h 13 JANVIER à 14h30
TOURNÉE 2022/2023
LE GRAND ANGLE - scène régionale Pays voironnais
Dates et heures à préciser
LES SCÈNES DU JURA - scène nationale Lons-le-Saunier
Dates et heures à préciser
LE POT AU NOIR - scène ressource - Isère - Domaine de Rivoiranche Dates et heures à préciser
Scène ressource des écritures théâtrales contemporaines
Le Petit Angle
1, rue Président Carnot 38000 Grenoble +33(0)4 76 00 12 30 grenoble@troisiemebureau.com www.troisiemebureau.com
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