En 1971, le dramaturge Eugène IONESCO écrivit un texte qui devint scénario de film (expérience unique) et dont il interpréta le seul protagoniste : « La Vase ». Narrant le quotidien très prosaïque d’un homme apparemment isolé du reste du monde, le film lâche définitivement la bride du réalisme pour frayer vers des visions fantastiques et décalées. L’homme, au fur et à mesure de ses gestes, de ses actes dérisoires, finit enlisé dans des marécages, après avoir constaté un effritement de tout son environnement.
On ne sait si Marguerite BORDAT et Pierre MEUNIER ont lu le texte ou vu le film de IONESCO. Quoi qu’il en soit, leur réalisation scénique aurait certainement beaucoup séduit l’auteur de La Cantatrice chauve. Tant, pour un lecteur familier de toute l’œuvre de l’écrivain d’origine roumaine, la hantise, la phobie et en même temps l’attirance pour cette drôle de matière qu’est la Vase, se retrouvent dans plusieurs de ses pièces (Victimes du devoir, Le Piéton de l’air, La Soif et la Faim…). Ce spectacle aurait également beaucoup plu aux maîtres du Surréalisme ou de la Pataphysique.
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Car quoi de plus informe, de plus indistinct, presque sans couleur reconnaissable, sans consistance très nette (solide ? liquide ?), quoi de plus répulsif au premier abord et en même temps de jouissif (bien des enfants adorent y patauger, c’est bien connu) que… la Vase ?
Et c’est le pari fort réussi du spectacle de la Belle Meunière (le nom, fort malicieux, de la Compagnie indépendante qui l’a imaginé) que de s’interroger de même, à propos d’un matériau si peu séduisant et si intriguant. Sauf que les acteurs, laborantins un peu illuminés et obsédés par le sujet de leur expérience commune, tour à tour naïfs ou échangeant des propos fermés, scientifiques, parfois philosophiques, s’en emparent de façons diverses : objet d’étude scientifique, cette Vase (le mot n’est jamais prononcé pendant l’heure et demie que dure l’expérience, ils lui préfèrent le mot savant de viscosité) est tout d’abord autopsiée avec circonspection et avec les gestes inhérents à ceux dont le travail de recherches est d’obéir à une méthodologie, des rituels, de partager leurs observations avec leurs collègues. Pour ensuite, obligatoirement, être mise à l’épreuve de tests variés. Artistiques, artisanaux, puis progressivement franchement masochistes et anarchiques. Comme si ces chercheurs au sérieux indomptable finissaient par libérer des pulsions longtemps contenues pour saboter le travail, avouer inconsciemment qu’ils ont atteint une limite dans une étude dont ils ne savent plus eux-mêmes nommer les raisons, les causes, les finalités. Or, ils s'échinent à questionner les frontières poreuses entre rigidité et mollesse, certitudes et doutes, fixité ou "mouvementisme" (un néologisme) : Nietzsche semble avoir supervisé, par moments la conception de l'ensemble, entre Gai savoir et philosophie Par-delà bien et mal...
Mais avez-vous déjà observé minutieusement quelqu’un en train de s’adonner à un travail technique ou artisanal précis ? La fascination exercée au bout d’un moment à découvrir toute une grammaire de gestes étrangers mais savants puisque calculés, peut finir par virer à l’expérimentation absurde car incrédule.
Merveille des trouvailles de la compagnie La Belle Meunière : en tant que spectateur, nous voici saisis, comme hypnotisés, par cette même étrangeté consistant à devenir voyeurs de pratiques dont nous ne détenons pas la clef de leur détermination. Et pourtant, nous n’en finissons pas de suivre ces échanges, ces prouesses tantôt surévaluées tantôt courageuses, en attente des suivants. Il faudra bien qu’un jour, à force, Pierre MEUNIER finisse par proposer une fresque dont lui et son acolyte Marguerite BORDAT ont le secret de l’originalité : à quelles lois de densités précises, opère le talent d’un spectacle ? à cette façon de rythmer temps forts et temps de vagues repos, de bruiter l’espace de manière quasi scientifique, de gagner la confiance du spectateur pour aussitôt la lui faire perdre ?
La drôlerie pendant cette Vase s’invite, bien sûr, tant on reste solidaires et vaguement goguenards, tout juste apitoyés par les mésaventures des expérimentateurs dont la soif d’apprendre semble sans limite. On peut penser à TATI, le cinéaste, parfois aux spectacles des DESCHAMPS-MAKEIEFF des années 80/90 pour cette obstination commune à montrer des femmes et des hommes s’évertuer comiquement à percer des énigmes à la fois matérielles, concrètes mais aussi et surtout métaphysiques. Et souvent très vaines.
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LECON OU ELOGE ?
La scénographie du spectacle donne des pistes intelligibles : on a l’impression de regarder une sorte d’espace encombré de tables opératoires, cuve où surnage « LA » matière, lavabo, cage de plexiglass permettant des échanges avec une mystérieuse hiérarchie (aux accents vaguement slaves) qui profère, par micros interposés des ordres ou des recommandations, des consignes figées dans le marbre de leur répétivité. Et pourtant, il n’y a presque rien. Mais il y a ces surfaces à la fois transparentes et opaques – bâches de plastique rigides à peine maculées d’anciennes traces d’expérimentations, aquarium ou sarcophage d’eau trouble. Tout comme la boue est à la fois liquide et solide, la netteté, l’hygiénisme convolent en justes noces avec ce qui finit par vous apparaître – fugacement - comme excrémentiel. Et que viennent renchérir, par intermittence, des voilages de fumigènes augmentant le flou qui semble vouloir régner en Maître. « C’est la brume qui m’a nourri. Depuis des semaines » confie, au final, l’Homme du texte et du film évoqués plus haut, de IONESCO, La Vase.
Jamais théorique ni rébarbative, cette « leçon » ou cet « éloge » de la Vase finit par gagner son pari : grâce à cette matière, on touche à la vraie vocation de l’essence et de l’Etre. Comme une sorte de belle allégorie quasi religieuse (certains interprètes se couvrent le visage de boue, comme pour un rite ancestral et symbolique), la Vase finit par dire tout de nos propres états psychiques gazeux, aléatoires. De nos accoutumances au vertige et de notre fascination pour la Terre même réduite à l’état de magma. Nous sommes aussi rigides et friables. Purs et dégoûtants. Sages et sérieux mais sans doute vraiment inaptes à la vie sereine car obstinés vindicatifs. Presque aussi nécessaires et inconsistants. Tout aussi bien fous que désespérément raisonnables. Cette proposition scénique de « La Vase » nous rappela la dernière de La Belle Meunière, que nous avions vue, il y a dix ans : « Les Egarés » qui défiaient déjà notre propension à nous laisser piéger par l’uniformisation de nos existences. MEUNIER expliquait déjà qu’il souhaitait rendre compte de ce « qu’il faut mobiliser et entreprendre pour répondre à l’injonction d’exister face aux autres et d’exister debout, vertical, propre sur soi et sans état d’âme. »
S’il a à peine varié la légitimité de ce vœu exprimé en 2007, il sait, avec ses comparses, en varier les déclinaisons. Tout en rajoutant cette fois, cette précision capitale : « … Les nuages ne s’attardent pas au-dessus de la vase. Ils craignent, d’expérience, sa fatale aspiration. »
On ne saurait mieux dire, dès lors qu’on sait déjà, par expérience que si vous avez le malheur de tomber et de vous vautrer à votre corps et à votre esprit défendants dans les limons inattendus de l’existence, vous aurez peu de chances d’être bien considérés par ceux qui, à tout prix, veulent, inatteignables et éthérés, voguer là-haut, si haut. Trop haut.
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LA VASE- Création 2017 - Marguerite BORDAT et Pierre MEUNIER - Cie La Belle Meunière - en co-accueil avec la Biennale MUSIQUES EN SCENE de LYON - Avec Frédéric Kunze, Thomas Mardell, Pierre Meunier, Jeanne Mordoj, Muriel Valat -
du 14 au 16 mars 2018 - 20h - durée: 1 heure 30 - Théâtre Nouvelle Génération-VAISE - 23 rue de Bourgogne- 69009 LYON - métro ligne D- station Valmy - tél billetterie : 04 72 53 15 15
puis du 23 au 25 mai 2018 au Théâtre Garonne, Scène Européenne, - 1, avenue du Château d'eau 31300 TOULOUSE - métro ligne A- station Saint-Cyprien - tél billetterie : 05 62 48 54 77
une performance scénique, signée par le chorégraphe et plasticien Denis MARIOTTE, vous est proposée, à Lyon, en ouverture ou en conclusion aux séances de "La Vase" - durée 10 minutes - où il est question, là aussi, mi sérieuse, mi scientifique, de s'interroger sur la place du spectateur, et sur le... paradoxe du Comédien! - renseignements auprès de la billetterie (on vous conseille de choisir plutôt la séance avant le spectacle).