Si bien des clichés continuent d’être véhiculés à propos de la vie en Suisse alémanique, réputée confortable puisque aisée sur le plan financier, tant les idées de réussite et de richesse y sont viscéralement attachées, il y a davantage lieu de se réjouir que ses écrivains les plus notoires, quoique forcément différents, (ne serait-ce que par leur stylistique respective et par leur vécu) contribuent, depuis plus d’un siècle, à pourfendre le glacis de la façade sociale soi disant enviable en ce pays.
WALSER, ZORN, BÄRFUSS : PRODIGES LITTÉRAIRES
Robert Walser, Fritz Zorn et Lukas Bärfuss ont en effet au moins en commun d’avoir témoigné que ce n’est pas en naissant avec une cuiller d’argent à la bouche ni en profitant du capital plus ou moins conséquent de leur famille, qu’ils ont accédé à une vraie reconnaissance, obtenue seulement grâce à leurs valeurs d’écrivains uniques en leur genre. Et qu’on peut considérer tous trois comme s’apparentant à des prodiges littéraires, en réussissant là où on ne les attendait sûrement pas: en s’écartant des destinées convenues, tout en gardant justement un œil fortement critique sur leur ascendance.
Famille dysfonctionnelle (Walser, Bärfuss) ou, au contraire conformiste (Zorn), rien n’y fait : ce qu’on leur a légué fut souvent indigence, mauvaise éducation, exemples à ne pas suivre. Walser, dont les parents n’ont guère contribué à faciliter son épanouissement, analyse vite, dans sa Vie de poète , que la condition d’écrivain après publication de ses Enfants Tanner ne sera en rien enthousiasmante, et décide de s’éloigner de ces sphères qu’il juge sévèrement :
« A Munich, j’avais fait bonne connaissance avec quelques personnalités littéraires de rang et de poids ; pourtant, j’éprouvais des sentiments étranges, oppressants à l’égard des assemblées artistiques et littéraires dans lesquelles je faisais assez mauvaise figure. Les détails exacts m’échappent à présent ; à l’exception d’une seule chose : un instinct me poussait hors de tous ces salons où régnaient les raffinements et les excusez-moi mon cher, me poussait dehors, à l’air libre, où régnaient le vent, le gros temps et les gros mots, les manières brusques, bourrues, et toutes les rudesses et les grossièretés. Jeune et impatient comme je l’étais, je ne supportais pas cette atmosphère de détachement distingué. Tout ce comportement impeccable, tiré au cordeau, léché, élégant, n’avait d’autre effet que d’assombrir mon humeur et de m’angoisser. »
Cent ans plus tard, le vaillant guerrier de « Mars », bien que né sur la rive dorée de Zürich, lui, constate : « Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul... » ou « aujourd'hui, je me tiens devant des décombres. Mais il est incomparablement plus beau de se tenir devant des décombres que devant un arbre de Noël chancelant, tenaillé à tout instant par la crainte atroce que le croulant édifice puisse finalement se renverser, s'effondrer et se disloquer sous nos yeux. »
Plus proche de nous, Lukas Bärfuss a refusé l’héritage (constitué principalement de dettes et tracasseries administratives) d’un père qui, après plusieurs séjours en prison, a fini SDF et lui a tout de même transmis un carton empli de papiers divers que l’auteur a mis des années à se décider d’ouvrir pour, confesse-t-il, parvenir, après que sa propre situation lui a garanti de ne pas sombrer, à lui donner « un sens symbolique », puis à écrire à ce sujet, afin de « ne pas transmettre ce silence à mes enfants ». Lucide, à la fois sur la nature de ce qu’on lui a légué et sur ce que lui-même pourrait transmettre, le lauréat du prix Georg Büchner en 2019, a, en quelque sorte, fait davantage qu’écarter les quatre pans du couvercle cartonné paternel, mais procédé véritablement à une autopsie plus large à la fois du contenant et du contenu.

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LÉGUER DES RUINES ?
C’est ainsi qu’il en revient aux légendes fondatrices et mythes universels qui structurent le fonctionnement de toute société occidentale, telles la théorie de Darwin sur l’évolution, l’obsession de la généalogie, les pages de la bible (laquelle veille, entre autres, avec minutie, voire obsessionnellement au maintien des lignées), la notion sacrée de « famille » qui sont autant de chaînes à partir desquelles notre inconscient collectif se forge, qu’on le veuille ou... qu’on s’en défie.
Ainsi note-t-il, à ce propos : « Nous attendons de la génétique évolutive le développement, mais pas la juste répartition de ces vaccins. Pour ça, il faut d'autres disciplines, l'éthique et la politique par exemple, mais comme ça n'a pas fonctionné, que les privilégiés continuent d'être avantagés et que les éternels traîne-misère restent là les mains vides, on peut se demander si le récit de Darwin n'aurait pas empêché cette juste répartition. » Prenant ses distances avec l’ethnologie façon Lévi-Strauss ou Martine Segalen (autrice d’un fameux ouvrage sur la Sociologie de la famille, en 1981, ré-édité de multiples fois), il est urgent, selon lui, de nous déshabituer de ce réflexe de tout faire partir depuis ce cercle familial, propice à la reproduction des inégalités, -authentique fatalité sociale- et dont les rites d’héritage sont les principaux vecteurs.
Car, à terme, c’est bel et bien une catastrophe que nous finirions aussi, à notre tour, par léguer aux générations présentes et futures, selon Bärfuss. En restant désinvoltes face au dérèglement climatique, en gaspillant encore et toujours nos ressources naturelles, «Il semblerait que nous ne laissions pas seulement à nos descendants les ruines et les déchets du passé mais que nous intervenions aussi dans leur avenir. » alors que le grand tabou sur le droit imprescriptible à la propriété privée se heurte au devoir de ne pas accumuler sans vergogne les biens « non jacents » -c'est à dire n'appartenant à personne en particulier mais à tout le monde- que représentent les océans, les animaux sauvages, nos encombrants atmosphériques et encore davantage nos ordures matérielles.
On l’aura compris : Bärfuss, c’est l’anti-Pagnol par excellence : avec lui, pas de Gloire de mon père ni Château de ma mère. Et si le carton paternel a fini par ne révéler aucun trésor exceptionnel même infime (à part un don certain de son géniteur à savoir baratiner ses créanciers comme en témoignent diverses lettres exhumées de ce coffret d’infortune), il lui a inspiré en tout cas l’idée, à l’instar d’un Jean de La Fontaine écrivant « Le Laboureur et ses enfants » que les gages de respect et de fidélité à la Terre résidaient essentiellement dans l’aptitude individuelle à se libérer du carcan patriarcal pour mieux faire preuve de vraie générosité et de loyauté à l’égard des générations à venir.
Car l’écrivain suisse allemand, comme pour ses pièces de théâtre ou ses romans, se montre volontiers libéré du tabou de la mort et du totem de la généalogie.
« J’étais à la bibliothèque. J’ai trouvé ça dans le Journal des médecins:« D’un point de vue médico-humain, les accompagnements vers la mort sont toujours des moments de profond bonheur, où le malade a définitivement laissé derrière lui ses ambivalences, où le solde émotionnel avec les proches est réglé et où il va vers la mort libéré et reconnaissant, parfois joyeux, parfois triste, grave, aimant, toujours calme, toujours sans révolte, toujours reconnaissant de ce que la vie lui a donné et de ce que la mort affreuse lui est épargnée. » » relève un personnage dans Le voyage d’Alice en Suisse, une pièce sur l’euthanasie. (1)
Tandis que le narrateur du roman « Koala », un premier temps hébété en apprenant que son frère s’est donné la mort réalise, à propos de celui-ci que « Sa vie fut qualifiée d’échec parce qu’il s’était suicidé, et l’on ne trouverait plus rien dans sa biographie qui plaiderait en faveur du contraire, en faveur du succès. Mon frère avait tout de même trouvé une possibilité de rester en vie pendant quarante-cinq ans. Et cette possibilité ne devait pas être mauvaise du seul fait qu’elle n’avait pas suffi pour une vie de soixante, soixante-dix ou quatre-vingts ans. Lorsque quelqu’un menait une vie réussie selon les critères usuels, accumulait les biens, engendrait des descendants et mourait rapidement d’un arrêt cardiaque à l’âge de soixante ans, il était rare qu’on doutât de son style de vie. » (2)
Autant de réflexions qui pourraient être accolées aux destinées de Walser préférant le refuge d’aliénés à la vie en société, puis retrouvé mort dans la neige le jour de noël, ou au Mars de Fritz Zorn considérant comme normal de mourir d’un cancer à 35 ans pour cause de larmes sans cesse ravalées et lui donnant paradoxalement le goût de vivre et d’écrire, après s’être considéré amorphe et inhibé jusqu’à cette épreuve.
« RARES SONT LES TORCHES VIVANTES »
Si le carton du père de Lukas Bärfuss s’apparente presque à un logis protecteur pour celui qui a vécu en marge plus ou moins volontairement, jusqu’à son décès (à l’âge de 56 ans), l’écrivain songe que « Le trou que l'infarctus a fait dans son coeur avait la taille de la pièce de monnaie qui avait toujours manqué dans sa poche. » Et que « Notre société connaît peu la compassion et le pardon à l'égard de telles personnes. »
D’une manière générale, les œuvres de Bärfuss superposent efficacement les sphères de l’intime aux sphères politiques. L’individu original face à la cohorte des normatifs est le premier et essentiel combat que toute vie attachée à défendre un authentique libre arbitre toujours précarisé par l’abus de lois et de maintien de l’ordre grégaire, se doit de mener sans relâche. Comme Dora, la jeune fille des Névroses sexuelles de nos parents s’éveillant à une sentimentalité et à un éveil des sens considérés hors normes et bien vite battue en brèche par des médecins, sa famille, son employeur qui la placent sous tutelle et veulent l’obliger à avorter et à être même stérilisée. Ou les réflexions de l’homme qui, dans « Hagard », poursuit de ses assiduités non autorisées une femme qu’il a remarquée dans la rue et qui provoque en lui un coup de foudre, prétexte à ses observations qui le distinguent de la foule : « Il vit les gens avec lesquels il partageait la ville, vit les hommes d’affaires aux joues rasées, les secrétaires dans la fraîcheur de la fin de journée, chargées de camelote chinoise dont elles garniraient leurs piaules en banlieue, vit le bonheur sur leurs visages. Il sentit les adolescents qui puaient la taurine et le sperme, vit leurs yeux pleins d’espoir, enivré d’illusions – ils ne savaient pas qu’ils étaient pris au piège depuis longtemps, asservis depuis longtemps aux contrats de crédit. » (3)
Qu’une grande partie des œuvres de Bärfuss soit publiée chez Zoé, le même éditeur que Walser, n’est pas une lignée hasardeuse mais plutôt productrice de sens, selon nous. Tout comme les livres ou les écrivains demeurent, pour le romancier et dramaturge, de précieux jalons non indifférents pour asseoir ses hypothèses. Y compris l’oeuvre de Kleist pour laquelle le narrateur de « Koala » invité à prononcer une conférence sur l’écrivain, entre en collision directe avec l’annonce du suicide fraternel. S’intéressant alors à ce que le totem de l’animal du « koala » choisi par son cadet suppose et signifie, l’écrivain, comme pour « Le carton de mon père » profite de la substance en apparence banale d’un événement privé pour ouvrir son propos et chercher plus largement, dans les moindres recoins sociaux-politiques, les preuves d’un atavisme absurde tant prôné et défendu par nos sociétés si promptement claniques au nom de plus douteuses qu’aimables ou admirables raisons…
Affrontant sans réserve la question de la « moralité » d’une œuvre littéraire si elle consiste à s’interroger sur la pertinence de la question sur « comment veut-on vivre » et donc, sur les mœurs, il s’agit surtout pour chacun, et pour chaque vie, de se montrer « politique » c’est à dire d’opérer des choix : c’est ce à quoi, selon Bärfuss, doit précisément servir la littérature. « Rares sont les torches vivantes », « rares sont les possibilités de suivre son désir », réalise le personnage de « Hagard », récit sur la liberté et l’amour. « Plus ornithologue qu’oiseau », comme il se plaît à se définir lui-même -non sans ironie-, l’écrivain suisse reste persuadé, à raison que « Pour être un écrivain, il faut avoir du courage : jeter le cœur par la fenêtre (comme on dit en allemand) et sauter. » (4)
C’est justement ce que « Le carton de mon père » , entre autres, révèle. Avec force et justesse.
"Le Carton de mon père : Réflexions sur l'héritage" de Lukas Bärfuss, traduit de l'Allemand (Suisse) par Lionel Felchlin, © Genève, éditions Zoé, février 2024. 128 pages, 18 € (version papier), 10, 99 € (version électronique).
Notes:
(1): Alices Reise in die Schweiss, Wallstein Verlag, 2007.
(2): Koala, Wallstein Verlag, 2014 ; traduit de l'allemand (Suisse) par Lionel Felchlin, © Genève, éditions Zoé, 2017.
(3): Hagard, Wallstein Verlag, 2017; traduit de l'allemand (Suisse) par Lionel Felchlin, © Genève, éditions Zoé, 2018.
(4): entretien avec Lukas Bärfuss, émission "Par les temps qui courent", France-Culture, 8 février 2018.