Ann Scott est une romancière qui s'est surtout fait connaître pour ses récits de l'univers fracassé de quelques vedettes rock ou punk musicales ("Superstars", (2000) et sa suite, "Héroïne"(2005) ou de l'underground parisien, il y a plus de vingt ans. Copinant volontiers avec les écrivains dits de la "génération X", Virigine Despentes ou Guillaume Dustan, elle a contribué à l'émergence d'une littérature dégraissée de tout style et paraissant se contenter de décrire, de façon ultra réaliste, des tranches de vie saucissonnant déboires et désillusions à répétition; chez des narrateurs confondant exprès personnages de fiction et autobiographies.
Ce n'est donc pas tout à fait ni nouveau ni un hasard, si son Alex des "Insolents", paru à l'automne dernier, couronné du prix Renaudot 2003, ressemble à son auteure: comme elle, elle a fui le bruit devenu irrespirable de la Capitale, est partie vivre au bord de la mer, loin de la fureur des soirées plus qu'animées dans des clubs où se mêle une diaspora plutôt désenchantée de fêtards trompant leurs angoisses existentielles en toutes sortes de liqueurs et substances plus ou moins licites.
GOUVERNAIL
Je n'avais pas choisi, au départ, de lire ce roman. C'est par curiosité et parce qu'une amie avait oublié, dans un bar où nous nous étions croisés, son sac de livres neufs achetés chez le libraire du coin et qu'un serveur eut la courtoisie de me le faire récupérer pour le lui rendre, que j'ai jeté un oeil sur la 4è de couverture exposant, entre autres informations, le résumé suivant (extrait):
"Alex, Margot et Jacques sont inséparables. Pourtant, Alex, compositrice de musique de films, a décidé de quitter Paris. À quarante-cinq ans, installée au milieu de nulle part, elle va devoir se réinventer. Qu'importe, elle réalise enfin son rêve de vivre ailleurs et seule."
Après avoir lu la première partie dudit roman mais devant m'interrompre pour le rendre à sa distraite propriétaire (contente de ne pas avoir perdu ses achats), je m'aperçus bien vite que l'envie de poursuivre la découverte de cet exil néo rural et contemporain était la plus forte. Sans doute parce que j'appartiens à la même génération qu'Ann Scott et qu'il m'est rarement donné l'occasion de lire des oeuvres signées par d'éventuel(le)s conscrit(e)s.
Ce pourrait être le énième récit d’une presque quinquagénaire qui, sentant le mouvement des horloges tourner plus cyniquement que d’habitude, se décide à changer la direction qu’a prise le gouvernail du frêle esquif de sa vie, pour aller voir si la deuxième partie de la navigation lui offrira des horizons moins encombrés par la lourde charge de nuages immanquablement amoncelés dans son quotidien arrivé à saturation.
Sauf que ce roman là prend le parti de saper les conventions du genre. Pour Alex, la protagoniste de ces « Insolents », rien de préconçu. Rien de vraiment organisé. Rien de vraiment prémédité. Elle n'échafaude pas vraiment son projet en prenant le soin de se renseigner quant à sa viabilité.
C’est presque comme un coup de tête qu’elle se décide à déménager hors et loin de Paris. Parce que la promiscuité a fini par étouffer ses espérances d’asile intime plus confortable que l’étroit logis où elle réside et où les voisins font claquer sans ménagement leurs portes palières, où elle paie cher un loyer qui, bien qu’avantageusement situé dans le quartier du Marais, ne lui permet plus de se sentir à son aise ni même de se meubler correctement (deux portants lui servent d'armoire et elle n'en finit pas d'entasser livres, cd et dvds à même le sol).
Bref, elle fait le choix de partir pour la Bretagne. Mais plus comme, par exemple, on déciderait, au supermarché où l'on se rend hebdomadairement, de troquer l’habituel achat d’un pack de yaourts à la fraise, contre un lot de... boîtes de thon. Ce n’est pas un achat impulsif, puisqu’elle va louer une demeure non loin de la mer, mais une décision qu’elle n’a pas eu envie de mûrir de la façon la plus docile que la raison aurait dû la conduire à le faire. Elle ne visite pas l'endroit au préalable et se contente de se fier à des photos.
VAILLE QUE VAILLE...
Et le roman d'enchâsser, les unes aux autres, des péripéties relatives à ce déménagement (on nous épargne cependant l'abondance des détails de l'état des lieux et autres considérations matérielles du même genre). Entrecoupées des pensées, songes et réflexions d'Alex convoquant dans sa mémoire Jean, un amant avec qui l'histoire ne s'est pas bien terminée, Lou, une jeune maîtresse irrésolue et vivant déjà en couple avec une autre femme et, bien sûr, ses inséparables camarades Jacques et Margot. Lesquels prennent le relais, de temps à autre, pour confier leurs propres appréhensions de se voir et surtout de se surveiller vieillir en constatant que l'allant et l'énergie ne sont plus de la fête, eux non plus. Aux chapitres des deux parties du roman, s'intercalent également ce que l'auteure appelle des "Interludes" pris en charge par Leo, un jeune homme croisé sur la plage un jour de promenade désoeuvrée d'Alex et qui, frappé par cette "rencontre" (ils ne s'aperçoivent que de loin), reste persuadé qu'une liaison entre lui et elle va bientôt advenir...
L'originalité de Ann Scott réside dans son habile manière de sembler tout mettre sur le même plan. Péripétie grave (convaincue qu'un homme la suit, Alex poursuit son assaillant jusque dans une demeure qui ressemble peu à un chez soi mais où un revolver posé sur une table l'obsédera) ou amusante (Alex découvre qu'un hideux crapaud est entré dans sa maison et passe une soirée en sa compagnie et ira même jusqu'à espérer qu'il revienne, en l'attirant avec la sonate au clair de lune de Debussy): le grand et le petit événement s'équivalent en leur notoriété ambigüe.
Ne prenant pas tout à fait en considération l'origine étymologie du mot "insolent" (du latin "insolens" qui signifie inhabituel, effronté, dépassant les bornes), la femme de lettres voit ses Insolents comme étant prioritairement des êtres qui, malgré les adversités connues, affrontées, continuent vaille que vaille de vivre et de suivre leur chemin.
Et l'écrivain de nous balader en compagnie d'Alex lors de ses virées en taxi pour le Leclerc d'une ville voisine (le village où elle a élu domicile n'offre le confort d'aucun commerce de proximité), puisque, sans permis de conduire, la vie à la campagne et sans transports en commun s'avère d'autant plus contrariante) ou ses déambulations sur la plage où elle se rend volontiers dès qu'une humeur en berne ou des tracasseries l'envahissent. Mais, surtout, elle nous fait voyager dans ses ratiocinations à propos de ses anciennes liaisons. Est-ce le bénéfice du calme, de l'isolement choisis? Alex rembobine les films à l'envers de son existence d'avant l'exode au vert. Et, grâce à une lucidité qui semble nouvelle, -grâce surtout à l'écriture précise de Ann Scott- reconsidère la qualité médiocre de ses attachements anciens, se garde de conserver l'idée du beau rôle qu'elle croyait alors endosser pour mieux mettre en pièce les ressorts grippés d'idylles consternées. Se rappelant les scènes colériques qu'elle imposait à Lou, peintre trentenaire à qui elle ne pardonne pas de se faire entretenir par son amante officielle et de refuser de choisir entre elles deux, elle finit par mettre des mots sur sa propre débâcle:
"Quand la frustration et le ressentiment dévorent à ce point de l'intérieur, si on n'a pas le courage de se tirer, s'acharner à saper ce qu'est l'autre devient l'unique moyen de survie et on passe d'aimant à abject sans même savoir si on avait déjà ça en soi avant ou pas." (1).
L'idée et l'envie de ce refuge au calme étaient mus par le besoin impérieux, pense Alex, de mieux se concentrer pour composer ses musiques de films et, même, s'atteler à la réalisation d'un album personnel. Mais le récit oublie, en chemin, ce prétexte, préférant s'attarder sur les avaries du logis difficile à conquérir. Impossible à chauffer correctement, sa surface toujours glaciale contraint Alex à jouer les Robinsonne apprenant tant bien que mal à faire des feux dans l'antique cheminée pourtant belle ("mais qui ne chauffe que le conduit" comme dit le ramoneur) sans compter la raréfaction des prises de terre qui oblige à supporter des décharges électriques chaque fois qu'elle utilise l'ordinateur, ou les sons inconvenants qui semblent venir de nulle part quand ce n'est pas depuis le poste de télévision...
AÏE AÏE AÏE !
De temps à autre, le lecteur est invité à retourner à Paris où Jacques et Margot vivant seuls l'épreuve du confinement (épidémie de Covid oblige) se remémorent les épisodes tragiques de leur vie, tandis qu'Alex n'en subit pas les mêmes désagréments puisque, déjà coupée du monde volontairement, son sort semble plus enviable. Ou de retourner à Leo sur sa plage qui, lui aussi, se souvient d'une agression douloureuse qui a chahuté durablement son existence.
Le récit ne nous épargne pas de sentencieuses réflexions à propos de l'usage abusif des réseaux sociaux, de la nécessité du silence et du calme pour survivre dans la jungle mondialisée. Ni de l'existentielle question de savoir si la nouvelle survivante réfugiée est partie pour trouver la sécurité ou se mettre en danger.
Ann Scott a eu tort de ne pas davantage creuser, tant dans la structure de son roman que dans le principe d'écriture, dans son style, l'idée majeure consistant à faire ressentir que, désormais, à l'ère du numérique et de l'essor des vies virtuelles, les notions de temps, et surtout d'espaces sont, à jamais, bouleversées. Si on parvient à ressentir à quel point l'absurdité de vivre désormais à distance de ceux qui comptent désarçonne Alex et ses amis, que se mettre à l'écart du monde actif conduit à davantage l'avoir en conscience intériorisée, donc à ne pas l'avoir totalement fui, on aurait aimé que le rapprochement avec un monde et un mode de vie plus simples, la présence des éléments naturels interviennent davantage. Au lieu de quoi c'est plutôt la suite et l'accumulation de pensées qui font trembler la narration vite piégée par un mélange de voix intérieures en surnombre.
C'est aussi comme si les maux dont souffrent réellement les personnages ou dont ils ont beaucoup souffert autrefois étaient, en fait, à jamais bâillonnés et que crier "aïe!" serait trop simple pour que quelqu'un s'alerte sérieusement de leurs douleurs ou qu'on finirait par croire totalement imaginaires, y compris pour eux-mêmes.
Distrayants au début, ces Insolents finissent, -et David Bowie ou Lou Reed y sont convoqués presque crânement- quelques jours après les avoir fréquentés comme par mégarde (et fortuitement à cause d'un sac oublié), par rejoindre leur lymphatique théâtre d'ombres peu émouvantes, figées dans une brume évasive qui n'aura aucun scrupule à les emmailloter complètement, tant ce qu'elles avaient à nous faire découvrir ne valait pas la lueur de la chandelle du plus infime (en)jeu.
 
    Ann SCOTT, Les Insolents, prix Renaudot 2023 © Paris, éd. Calmann Lévy, 2023, 194 pages, 18 € et 12, 99 € (numérique)
NOTE:
(1) Ann Scott, Les Insolents, © Paris, éd. Calmann Lévy, 2023, p. 69
 
                 
             
            