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Billet de blog 21 juin 2019

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DES DISQUES TROP PEU RAYÉS: Nicolas PEYRAC, "Elle disait"

Titre paru sur l’album de 1982 « Elle sortait d’un drôle de café » et premier single édité par la même occasion, « Elle disait » reste encore fort légitimement, l’un des morceaux de Nicolas PEYRAC les plus plébiscités par ceux qui aiment l’auteur compositeur et interprète. Car peut-être le plus représentatif de sa poétique. Tant musicale que parolière.

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Déjà évoqué ici, le musicien parolier et chanteur Nicolas PEYRAC (dont la discographie ne se limite pas, loin de là à « Et mon père » ou à « Je pars » (dont les qualités ne peuvent être remises en cause) a toujours su démontrer que, malgré un métier artistique qui ne souffre guère la médiocrité, qui peut être bousculé maintes fois puisque mis à l’épreuve soit par l’alternance brutale et imprévisible des succès ou par ses revers et ses détours, toute passion pour ce qu’on accomplit sortira nécessairement victorieuse.

L’énergie manifeste déployée, grâce à un appétit rarement pris à défaut de cet artiste, le conduit à publier, dans ses premières années, quasi un album entier par an, à écrire et composer pour d’autres. Sans oublier quelques 45 tours isolés dont les titres ne sont pas forcément repris sur les longs formats.

 « Elle sortait d’un drôle de café » (1982) après « Fait beau chez toi » (1980) -qui demeure, pour moi, le disque le plus accompli de PEYRAC pour la cohérence rigoureuse de sa conception et ses qualités musicales autant que textuelles - , est un album qui vient témoigner de cette dynamique communicative propre à Nicolas PEYRAC. Hymnes à la femme et à son besoin viscéral de liberté, les chansons « Dans les yeux de Stéphanie », « Elle sortait d’un drôle de café » (qui donne son titre éponyme et générique au disque) mais aussi « Nos chamailles » distillent cette saveur mi sereine mi amère des relations entre amants. Et cousent des portraits de figures féminines qui sont parmi les plus innovants dans la chanson française de ces années 80/90 puis 2000. Avant PEYRAC, les évocations de femmes aimées demeurent dans les lignes encore rétrogrades d'une admiration éventuelle qui ne les rendent pas farouchement indépendantes. Tandis que lui, au contraire, leur écrit des odes où, précisément, leur personnalité est indéniable et, surtout, non inféodée aux diktats des hommes, même les mieux prédisposés à leur laisser quelque gazon de liberté. Et il ne s'y donne pas forcément le beau rôle ("j'vais tout quitter pour suivre un cinglé comme toi"). 

« Dans les yeux de Stéphanie » est une rêverie fort réussie pour décrire l’éveil et le petit matin d’une femme avec laquelle l’auteur n’a pas dû  partager autre chose que des moments purement platoniques mais fervents. Célébration d’un vœu d’indépendance totale d’une compagne, même fantasmée, qui l’a impressionné et permet d'agrandir le cadre de la fenêtre du quotidien.

 Mais « Elle disait »,  qui ouvre la symphonie de l’album, dicte très vite le principe plus ou moins conscient qui harmonise l’ensemble : « J’ai rêvé, j’regrette rien » répète le refrain de la troisième chanson qui revendique ce en quoi PEYRAC croit le plus : en la force de l’imagination qui n’est pas seulement vague et commode refuge pour fuir le réel (l’artiste prend soin dans chaque chanson de mêler détails réalistes et envolées oniriques) mais arme légitime et sans égale pour mieux éprouver, cerner et avec acuité, justement, le monde.

 « Elle disait » est une chanson qui évoque les prouesses justement d’une femme pour se libérer de l’oppression d’une existence aux ourlets trop raccourcis. L’image du « bocal » , bien sûr, contribue à dénoncer les limites étroites en laquelle certaines existences, qui voudraient élargir leurs horizons parce que leurs talents et compétences restent étriqués eu égard à leurs ambitions et à leur énergie, risquent de tourner à vide.

« Elle se j’tait dans la danse » est une anaphore qui, comme un métronome, impulse le sursaut, le mouvement, la réaction corporelle et mentale d’une âme qui refuse de subir isolement et solitude.

Sans compter que, "se jeter dans la danse" est un acte qui ressemble à celui d' "entrer dans la danse" (c'est à dire vouloir rejoindre la communauté des admis) mais que ce volontarisme est la signature d'une personnalité qui ne cède pas à pareille invitation qui équivaudrait au renoncement de ses prérogatives légitimes et uniques et surtout pas conventionnelles.

PEYRAC INSTRUCTEUR DU RÉEL ET DES RÊVES

Comme déjà signalé plus haut, la précision naturaliste de certains détails renforce la crédibilité d’une ode à la liberté qui n’oublie pas que celle-ci demeure aléatoire : « le papier à fleurs rance » espère un changement de  « couleur d’existence » : métonymie du fantasme universel pour chacun/chacune de se défaire des conditions oppressantes d’un contexte pas forcément choisi. « J’vais tirer d’toutes mes forces sur le fil » fait par exemple songer que la danseuse se sent, telle une marionnette comme manipulée.

L’appel à l’envol pour échapper à « la poussière qui fait couler les yeux » ou opacifie l’aquarium en lequel, qu’on le veuille ou non, nous sommes tous plus ou moins contraints de vivre, résonne comme un cri au secours.

PEYRAC rassemble, lui qui connaît sûrement son Baudelaire jusque dans le goût et le coeur des Fleurs du Mal et comme il sait si bien le faire, spleen et idéal puisque, entre tentatives d’élévation par la danse et menace de plongée vers les « abîmes », aucune autre alternative n’est envisagée : car c'est ainsi que parle la passion. Quand bien même elle balbutie quelques clichés (« la musique c’est l’espoir »).

Mais le chanteur qui jure de n'avoir rien d’un « bon dieu » et à qui l’on demande ainsi de « repeindre en bleu les nuages de sa vie » et de combler « les trous noirs », ne peut rétrospectivement, et pour toute réponse, que rendre un hommage à une femme prise dans la nasse de sa passion pour la danse, dont il devine qu’il ne saurait rivaliser avec elle.

Laquelle Danse, en tant qu'Art, comme on le sait, est chaque fois célébration plénière des courants de vie et preuve que le goût pour l’existence est intact. : ce n’est certainement pas PEYRAC qui prétendrait le contraire, lui qui, de décennie en décennie, aura toujours su cultiver aussi l’élan, l'inclinaison de « la planche de vivre » (René Char)  pour inventer de nouveaux rebondissements.

J'oserais presque même écrire que "Elle disait" est la confession de l'artiste PEYRAC la plus pudique mais la plus authentique à propos de ce qui le meut, le soulève, l'enthousiasme: sans cesse en mouvement (la musique de la chanson l'exprime de façon radicale) et peut-être jusqu'à l'aliénation qui empêche que le manège s'arrête, car en recherche constante d'une existence aux dimensions époustouflantes ou enivrantes, l'auteur-compositeur-interprète, à la fois solitaire et viscéralement tourné vers les autres, exhibe régulièrement bagages et valises sur les pochettes illustratives de ses disques. L'intranquillité comme condition quasi ontologique pour ne jamais rien subir, quitte à se tromper et s'illusionner.

Mais c'est parce que, bel et bien, chaque fois, l'onirisme permis par une saisie du réel rigoureuse et attentive, renforce, décuple les sensations. Et Les Remparts de Gorée déjà évoqués donnaient déjà le son complexe car subtil, avec ses mots, de ce diapason.

LE SAXOPHONE D'ERNIE WATTS

 Bien sûr, l’une des grandes qualités car performance musicale du titre tient, entre autres, au solo particulièrement époustouflant d’un des plus grands saxophonistes du monde du jazz, Ernie Watts, invité à contribuer à la réalisation de l’album.

On peut lire, d’ailleurs, sur le site officiel de Nicolas PEYRAC cette confidence à propos de l’album : « Sur Elle disait, qui sera le premier single extrait de l’album, la partie de sax est assurée par Ernie Watts, un musicien qui pour tous les afficionados de jazz rock était considéré comme un maître en la matière… Quand il a enregistré son solo, en une ou deux prises, pas plus, on l’a félicité et il nous a regardé en rigolant et nous a sorti cette phrase insensée: "C’est pour ça qu’on n’est pas des stars, on est des planètes! » (1)

 Il n’en demeure pas moins que la chanson, tant sur le plan de la conception musicale que des paroles frôle la perfection : la base mélodique mais aussi les arrangements contribuent à traduire le tournis, le vertige -et l’impossibilité de les arrêter- d’une vie qui ne se résout pas à renoncer de continuer à brûler.

Et le saxo d’Ernie WATTS, en effet, de nous mener là-bas, vers de merveilleux nuages…Surtout parce qu'il va dans le sens de la ligne mélodique, évite la redondance, nous soulève hors des goémons et des limons terrestres et fangeux, pour mieux tenter de tutoyer quelques cieux. Tout obscurcis qu'ils soient par nos craintes, nos hésitations. 

NICOLAS PEYRAC CLIP ELLE DISAIT.mov © Nicolas Peyrac

 Nicolas Peyrac Clip Elle disait.mov © Nicolas Peyrac

  note: (1) : https://nicolaspeyrac.com

 Elle disait - Nicolas PEYRAC 

Elle se jetait dans la danse 
parce qu'on lui parlait plus, 
rien qu'une indifférence 
absolue. 
Elle se jetait dans la danse, 
pour plus voir 
le papier à fleurs rance 
du couloir. 
Elle se jetait dans la danse 
pour oublier l'regard 
des copains qui avancent 
sans y voir. 
Elle se jetait dans la danse 
pour changer 
de couleur d'existence, 
pour rêver. 
Elle disait : 
"Faut qu'tu m'emmènes, faut qu'tu changes l'air 
de mon bocal, j'y vois plus très clair. 
ça m'fait couler les yeux la poussière.". 
Elle disait : 
"Faut qu'tu leur dises que j'vais m'envoler, 
un jour ou l'autre, je n'vais plus rentrer, 
j'vais tout quitter pour suivre un cinglé 
comme toi". 
Elle se jetait contre moi, 
comme si j'étais l'Bon Dieu, 
comme si j'pouvais comme ça 
peindre en bleu 
les nuages de sa vie, 
les trous noirs. 
Elle disait qu'la musique, 
c'est l'espoir. 
Elle disait : 
"Faut qu'tu m'emmènes, j'voudrais voir la mer 
peinte pour de vrai, ailleurs qu'à l'envers 
des photos truquées pour globe-trotter.". 
Elle disait : 
"J'vais mal finir un jour de déprime, 
j'vais tirer d'toutes mes forces sur le fil 
pour voir de près l'plongeon dans l'abîme.". 
Elle disait : 
"Faut qu'tu m'emmènes, faut qu'tu changes l'air 
de mon bocal, j'y vois plus très clair. 
ça m'fait couler les yeux la poussière.". 
Elle disait : 
"Faut qu'tu leur dises que j'vais m'envoler, 
un jour ou l'autre, je n'vais plus rentrer, 
j'vais tout quitter pour suivre un cinglé.". 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.