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Billet de blog 21 août 2018

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Les Ecrits de Claude Régy 3: L'Etat d'incertitude

Fuyant de plus en plus fiévreusement l’académisme qu’il a toujours combattu dans l’exercice de son art, le metteur en scène Claude Régy expose, dans son troisième livre, en quoi l’Etat d’incertitude lui paraît seul valide à inspirer l’invention.

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« Toutes recherches confondues, pénétrons l’espace du doute.

Nos pas résonnent.

Selon Wittgenstein, « on ne devrait pas dire une chaise, mais une peut-être chaise ».

Je pense souvent à ce « peut-être ».

Alors tout se met à trembler. »

Claude Régy écrit ces lignes dans les premières pages de L’Etat d’incertitude (p. 15), comme pour prévenir que celui-ci sera, plus que les précédents sans doute, voué à ne surtout pas détailler une méthode, une approche dramaturgique classique, encore moins un mode d’emploi pour aborder des œuvres qu’il préfère de plus en plus dénicher là où aucun comité de lecture d’institution littéraire ou théâtrale ne s’aventure.

ECRITURES TOUTES INÉDITES ET TOUTES ORIGINALES

 La décennie 2000-2010 sera féconde pour lui permettre d’araser encore davantage les scories qui encombrent encore le principe de représentation. Ce dernier mot étant, au fur et à mesure, pour et selon lui, de plus en plus sujet ou objet de malentendus.

N’écoutant aucun réflexe qui figerait ses choix, il se consacre à l’écriture d’un auteur norvégien Jon Fosse dont il créera successivement « Quelqu’un va venir » puis « Melancholia-Théâtre, » plus tard : « Variations sur la mort ». Mais aussi l’écrivain écossais David Harrower avec « Des couteaux dans les poules » puis Sarah Kane et son poème « 4.48 Psychose ». A propos de celle-ci, il déclara d’ailleurs qu’elle conçoit «  un théâtre impossible à représenter. »

 Ecritures toutes inédites et toutes originales. N’ayant que peu à voir les unes avec les autres. Aux répliques denses et presque versifiées du norvégien, ne ripostent ni la prosodie quasi laminée par un presque dialecte (Harrower) ni la poésie heurtée, trouée , désorganisée de Kane la suicidaire. Le choix de travailler sur le texte de celle-ci lui a été proposé par la comédienne Isabelle Huppert qui, ainsi, délivrera les mots d’une partition testimoniale : comment vivre, jusqu’au bout, avec la folie chevillée à l’esprit. Au point de ne produire que des mots et une écriture qui ruinent toute idée d’image.

 Régy, alors, opère aussi bien en compagnie d’acteurs aux notoriétés indéniables (il avait déjà travaillé avec Huppert pour l’opéra Jeanne au bûcher d’après Honegger et Claudel) comme il le fit 30 ans auparavant (avec Michel Bouquet, Gérard Depardieu, Jeanne Moreau, Delphine Seyrig, Michael Lonsdale, Samy Frey…) qu’avec des comédiens issus des classes de conservatoire ou non qui forment le noyau de plus en plus resserré de sa Compagnie : Valérie Dréville (déjà présente pour Le Criminel de Leslie Kaplan, La terrible voix de Satan de Gregory Motton), Yann Boudaud, Jean-Quentin Châtelain…

Comme les écritures viennent à lui pour lui suggérer avec insistance qu’il doit les créer, sans préméditation, Régy sait se laisser guider par le fruit pas si hasardeux des rencontres. Et calcule si peu à l’avance le calendrier opportun ou non de ses projets, que, lors de la saison charnière 1999-2000 et dans un même lieu – le Théâtre Nanterre-Amandiers- il présente « Quelqu’un va venir » puis, trois mois plus tard, « Des couteaux dans les poules ». Cependant qu’il peut aussi bien passer deux ou trois ans sans rien créer ou parce qu’il est simplement occupé par les tournées internationales de certaines de ses propositions scéniques. Rien n’est vraiment fortuit ni prémédité, avec lui:

«  Textes travaillés ensemble un an, puis répétés et présentés à la suite l’un de l’autre (l’un fin 1999, l’autre début 2000), à Nanterre-Amandiers, salle transformable.

Pour les deux spectacles, on avait rendu la salle un peu plus étroite.

(…)

Une machine à gros plans.

(…)

On ne travaille pas que pour l’œil. L’espace est conçu pour le son tout autant.

(…)

Jon Fosse, quand il écrit Quelqu’un va venir, est un Norvégien d’une quarantaine d’années (auteur d’une œuvre, déjà, mais pas encore théâtrale).

Celui qui a écrit Des couteaux dans les poules, David Harrower, est un jeune Ecossais de 25 ans, c’est sa première pièce, créée dans plusieurs villes d’Europe.

Jon Fosse a traduit Des couteaux dans les poules en norvégien, je ne le saurai que pendant les représentations de Quelqu’un va venir.

Géographiquement l’Ecosse et la Norvège se font face. »

 Dans ces œuvres qu’il aborde sincèrement comme si elles étaient les premiers textes que l’humanité donnerait à connaître (on a, effectivement, chaque fois l’impression, en entrant dans une salle où un spectacle de Régy est proposé, qu’on écoute une parole inédite, des voix et des sons originaux et jamais prononcés auparavant), se fait entendre la grande fragilité du langage. Qui évacue tantôt les égouts du mensonge social (4.48 Psychose), tantôt à la fois la trop longue frustration et les plaisirs personnels d’une paysanne qui n’a jamais eu accès au savoir mais a su lire, dans une simple flaque d’eau, les irisations indescriptibles en apparence de sa consistance (Des couteaux dans les poules).

« LES CHOSES CHANGENT CHAQUE FOIS QUE JE LES REGARDE »

 A propos de la partition de Harrower, Régy explique que l’auteur avait d’abord voulu concevoir une pièce politique qu’il a ensuite détruite pour ne raconter qu’une fable fort simple : l’amour que ressent une jeune cultivatrice qui a épousé un laboureur, pour un meunier détesté par tout le village. Et le metteur en scène de consigner, dans son livre, ceci :

« Comme un cheval ombrageux, la femme s’arrête d’un coup, dans un champ, venant porter un panier de nourriture à son mari et au cheval de labour.

Le laboureur demande pourquoi elle s’est arrêtée.

Elle répond qu’elle a vu une flaque : « Une flaque. Une flaque où tu peux voir la terre dessous,. Flaque d’eau claire après la pluie fraiche. Voir les fentes dans la terre là. Voir les pattes d’oiseau. Voir le soleil briller. Tu as un nom pour ça ? »

Et il dit : « Flaque ».

Mais la jeune femme se souvient d’avoir vu d’autres flaques.

« Flaque est sombre. Eau boueuse. Vois rien dedans. Etais quoi ce que j’ai vu eau claire qui brille. Quoi ? (…)

Les choses changent chaque fois que je les regarde.

Non seulement les choses changent chaque fois qu’elle les regarde, mais le nom de la chose ne convient pas. C’est là qu’on voit la limite du langage. « Flaque », c’est très vague. Et en effet selon la quantité d’eau, sa clarté, le terrain sur lequel est la flaque, et ce qu’elle reflète, et selon aussi ce qu’on a dans la tête à tout instant, c’est bien un autre objet.

(…)

La jeune femme découvre alors la poésie, l’invention d’un langage, pour exprimer quand même ce qu’on ne peut pas dire. »

VERTIGES DU REFLET, DU DOUBLE EN SON MIROIR

 Ainsi Claude Régy détaille-t-il dans ce nouveau recueil les découvertes qu’il ne se lasse pas d’empiler comme autant de couches de sens conjoints, de résonances d’une œuvre l’autre. De Quelqu’un va venir jusqu’à 4.48.Psychose, soit de 1999 à 2002, en passant par Des couteaux dans les poules et Melancholia-Théâtre, il effectue un renouvellement progressif mais sûr, d’une poétique scénique qui sera de plus en plus radicale. Puisque, à peine dix ans plus tard, il renoncera progressivement à se contenter de l’écriture théâtrale pour frayer plutôt avec de courts extraits d’œuvres littéraires qu’il considère comme majeures et toujours peu connues du grand public mais à qui il destine la geste d’un inénarrable (à part par lui-même) et dense et insurpassable cheminement à la fois cohérent et conjointement obéissant au pur instinct. Comme le feraient les pièces d’un puzzle qui se joue des caprices son motif global qui ne doit rester qu’insaisissable. A l’instar du Motif dans le tapis rapporté par Henry James dans sa célèbre nouvelle.

 Même si, dans cet Etat d’incertitude judicieusement prôné par l’artiste, on repère, l’espace de deux seules pages qui réussissent la gageure de synthétiser quatre années et quatre œuvres vouées à des recherches fondamentales, appréhendées pour charpenter un peu ce constat globalisant et ramenant au livre précédent (L’Ordre des morts) à quel point Régy demeure un veilleur d’exception pour ne pas nous égarer dans les jeux de fiction mais, au contraire, nous rappeler notre condition d’être humain à la fois augmenté et raccourci par certains vertiges :

« Le monde des morts est souvent figuré par des ombres.

Mais ici, - où est-on – les ombres, sexuées, parlent.

Il est vrai que l’une d’elles ne parle que très peu.

Etre deux, c’est moi et l’Autre.

L’Autre, c’est quelqu’un que je peux assassiner.

C’est quelqu’un que je peux aimer.

Et vient me rejoindre – à supposer que je reste seul – l’idée du double.

L’idée du double nous trouble, même vague.

Parce que deux sortes d’autre sont possibles.

Il y a l’autre nous-mêmes.

On est concerné différemment selon ce qu’on projette dans ces Autres.

L’Autre est peut-être soi. C’est alors qu’il est le double.

On est surpris de le voir représenté. « 

Quelle plus éloquente définition du théâtre a été écrite aussi récemment qui, à l’instar d’Artaud, rappelle la nécessité du trouble, du miroir ?

La publication successive des Ecrits de Claude Régy devrait permettre, en tout cas, au praticien contemporain de théâtre autant qu’au spectateur qui a bien voulu suivre, jusqu’ici, les épopées scéniques de cet artiste unique, de se souvenir que le Théâtre reste un domaine où les secrets doivent être préservés. Qu’il échouera à emprunter comme c’est trop souvent le cas depuis une bonne décennie à la vidéo ou aux effets spéciaux impropres à tenter de traduire les Mystères du monde et de la création. Car c’est par la raréfaction expressive du « moins disant », du « moins montrant » que l’on parvient ainsi à maintenir la spécificité d’un Art vivant.Susceptible, aussi et surtout, de contribuer à la rencontre réelle avec les "Autres". Et donc, ainsi, soi-même...

Claude Régy, L'Etat d'incertitude, ©, éd. Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2002.

Cet ouvrage figure aussi dans le coffret réunissant 5 volumes des Ecrits de Claude Régy, ©, éd. Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2016.

Illustration 1

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Claude RÉGY a créé "Rêve et Folie" d'après les poèmes de Georg TRAKL, dans le cadre du Festival d'Automne 2016 qu'il considère comme son ultime proposition scénique. "Rêve et Folie" sera repris, toujours dans le cadre du Festival d'Automne, du 1er au 16 décembre 2018, au Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national (+33 (0)1 46 14 70 00 pour la location téléphonique).

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A suivre: Au-delà des larmes (2007).

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