Beaucoup de monde, ce soir, -dont une grande partie de gens jeunes venue découvrir ce poème théâtro-musical, Max Black -, se pressait au Théâtre de la Renaissance d'Oullins, où le directeur artistique et metteur en scène, Roland AUZET qui a décidé de céder sa place à Gérard LECOINTE (des Percussions Claviers de Lyon) à la rentrée, vient de créer Steve Five dans ce même théâtre. Lequel Roland AUZET a, courageusement, récemment, exposé dans une interview au journal Le Monde, comment on lui refuse le droit de postuler à la succession de Jérôme DESCHAMPS, à l'Opéra Comique de Paris (*).
DANS LA CAVERNE PLATONICIENNE
De tous les spectacles de Heiner GOEBBELS, Max Black est peut-être le moins "saisissant" et surprenant. Sans doute parce qu'après avoir vu Ou bien le débarquement désastreux ou Erarijaritjaka, puis Stifters Dinge et I went to the house but did not enter, le sentiment de familiarité avec un univers de fantaisie sérieuse, que bercent divers aphorismes (de Paul VALÉRY, WITTGENSTEIN, LICHTENBERG) offre moins de prise à nos étonnements. Ce qui n'empêche nullement qu'on en sorte franchement réjoui.
Est-ce la caverne d'un savant fou? fioles, établis, bouteilles de gaz ou d'oxygène, vélo couché au sol sur sa selle, magnétophone à bande, électrophone jonchent l'espace. Le fidèle compagnon de scène de Heiner GOEBBELS et comédien André WILMS déambule, s'agite, enfile une blouse blanche, la quitte pour se changer, se prépare un café, écrit sur un tableau quelques formules philosophiques. Et ratiocine, de façon obsessionnelle. Déjà lorsque les spectateurs entrent dans la salle et cherchent leur siège, la place que la billetterie du Théâtre leur a attribuée. Des cages à oiseaux surplombent la scène et des manivelles les abaissent ou permettent à un piano de jouer tout seul: cacophonie et harmonie se confondent dans cet atelier du Monde en attente, en recherche... mais de quoi? de qui?
UN MONDE DE BRUITS ET DE STUPEURS
Et, comme souvent avec Heiner GOEBBELS, n'importe quel support sert à produire des sons, musiques, bruits. Objets que WILMS agace, en ouvrant par exemple des boîtes d'où sortent des plaintes ou des mots grinçants (à propos de la jeunesse perdue, de la vieillesse trop tôt arrivée). L'absurdité d'une autre de ces boîtes sert à produire des ronds de fumée, puis un disque vinyle éreinte une mélodie, un oiseau empaillé projette son ombre un peu menaçante sur le mur du fond de scène, parce que juché sur ledit disque vinyle...
La stupeur est le maître mot de ce spectacle. Stupeur ou stupéfaction? Comme chaque fois avec Heiner GOEBBELS, des actions prosaïques provoquent notre incrédulité désarmée.
On ne sait ce que cherche cet homme de laboratoire. Mais il semble comme résigné à l'attente éternelle, dans son huis-clos farouche et pourtant anonyme, d'une découverte de lui seul connue. Il a sans doute oublié les termes d'une équation. Et l'on finit par comprendre que cet homme-là, c'est nous-même, nous tous, individus pris dans la nasse de l'existence, bercés ou irrités par le bruit du monde.
La part du feu (si chère à Blanchot) est conjuguée, elle aussi et déclinée sous la forme de plusieurs images de mèches, pétards mouillés, étincelles, courant le long des meubles ainsi embrasés par le rythme ou une cadence volatiles.
LE FEU ET L'EAU
Heiner GOEBBELS fait feu de tout bois, oserait-on encore avancer: un rien lui suffit à nous faire partager la stupéfaction (encore une fois) face à l'abstraite matérialité des choses.
On se croirait dans un poème de Francis PONGE mais en trois dimensions.
A la fin de cette heure et demie de poésie pure, le comédien WILMS fut acclamé comme il se doit par un public ravi (dans la double acception du terme: captivé et joyeux).
On sort du théâtre et on rejoint la toute récente station de métro de la ligne B du réseau Tcl, GARE D'OULLINS, conçue par une architecture intérieure d'une froideur clinique peu aimable (tandis que les accès extérieurs, eux, forment des blockhaus patinés par des couches de fausse rouille), avec, au creux de l'oreille, lancinante, la voix unique et si reconnaissable de André WILMS et on se remémore alors, ces quelques vers de Paul VALÉRY, autrefois appris par coeur :
Entends indéfiniment, écoute
Le chant de l'attente et le choc du temps,
Le bercement constant du compte,
L'identité, la quantité,
Et la voix d'ombre vaine et forte,
La voix massive de la mer
Se redire: je gagne et perds,
Je perds et gagne...
Oh! jeter un temps hors du temps!
Plus que seul au bord de la mer
Je me livre comme une vague
A la transmutation monotone
De l'eau en eau
Et de moi en moi...
(poème Comme au bord de la mer, in Morceaux Choisis, Paul VALÉRY, NRF Gallimard, Paris, 1930)
Musiciens, artistes, spectateurs, comme réunis face au mystère des vagues, étions à la fois nulle part et partout. Provisoires et éternels, le temps d'un soupir, d'une symphonie si peu héroïque mais fantastique.
*: http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/03/13/roland-auzet-nous-compositeurs-nous-sommes-nulle-part_4382057_3246.html