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Billet de blog 22 août 2022

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"Le Milieu de l'horizon": là où tout se dérobe

Dans un film ayant pour contexte l’été caniculaire de 1976, Delphine Lehericey expose, sans moralisme pesant ni considérations sociologiques savantes, des tranches de vie rurale que notre actualité ne dément pas.

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On se demande parfois à quoi pensent les critiques réputés professionnels qui, chaque semaine, sont chargés d’écrire des chroniques sur les œuvres cinématographiques nouvelles : la plupart semblent avoir mal vu « Le milieu de l’horizon », tant leurs frileux commentaires témoignent d’une cécité étonnante, à propos d’un film qui, en sus de montrer le plus justement possible, presque aux lisières du documentaire, les réalités du monde rural français des années 70, ne filme rien de façon hasardeuse ni brouillonne. (1) Mais, tout au contraire, en privilégiant tantôt le cadre resserré sur des personnages cherchant en vain à s’échapper d’un contexte personnel et social suffocant, tantôt les lignes de fuite, déjoue les pièges faciles de la reconstitution et les artifices d’histoires sentimentales plus ou moins rocambolesques.

Si, dans la première heure que dure le film, le point de vue narratif semble passer par le prisme du regard d’un enfant au début de son adolescence, la réalisatrice élargit ensuite la focale pour universaliser son propos : suggérer qu’un cadre spatio-temporel est indissociable du devenir de personnages non fixés par des traits trop caractérisés a priori mais bel et bien et plutôt par leurs façons de se dépêtrer d’un réel qui les enferme peu à peu.

Illustration 1
Pour tenter de déverrouiller un univers oppressant, la cinéaste sait aussi valoriser les lignes de fuite permises par le paysage - photo du film "Le milieu de l'horizon", Pyramides Films, tous droits réservés

SURVIVRE AU MILIEU DES CADAVRES

Gus, 13 ans (interprété magistralement par Luc Bruchez) a une relation privilégiée avec Nicole, sa mère (Laetitia Casta) qui le choit particulièrement et se résigne à passer tout son été de vacances 1976, à la ferme familiale : les obligations d’un tel domaine exigent en effet la contribution de tous et à presque tous les instants de la journée. Dès qu’il le peut, cependant, Gus enfourche son vélo et fonce sur les routes de campagne ou s’en va dérober un magazine pornographique au bar-tabac-épicerie du village : il est à un âge où les interrogations et la testostérone agitent corps et esprit. Et ce, d’autant plus qu’il est confronté quotidiennement à l’omniprésence de la mort : Jean, son père, le réquisitionne ainsi que son frère Rudy, pour débarrasser le gigantesque hangar où s’entassent une bonne centaine de poulets élevés mécaniquement et au milieu desquels, infailliblement, les cadavres de volatiles n’arrivant pas à survivre, ne sont pas rares. Gus déteste cette corvée, surtout pour l’odeur pestilentielle qui règne dans le bâtiment. Laquelle est surenchérie, cet été là, par une canicule mettant à mal bêtes et gens.

Plus tard, d’autres morts viendront, comme dans des étapes d’un processus d’éducation, jalonner ces trois mois de fausse vacance : il est évident qu’à la fin du film et des congés estivaux, l’enfant aura quitté complètement la cellule faussement protectrice d’un cocon déjà fragilisé par une promiscuité obligée. La pénombre, souvent justifiée par la contrainte de se protéger d’un soleil violent, à l’intérieur des pièces de la ferme, ne réussit qu’à moitié à masquer le sursis des étreintes fatiguées entre Jean et Nicole, au détour d’une fin de repas vite expédié. Ou les regards un peu abrutis de Rudy sur le corps des femmes de la maison : souffrant d’un léger handicap mental, celui-ci n’arrive pas à brider des pulsions qui semblent le déborder plus souvent qu’à son tour.

Ce n’est pas non plus en pleine lumière, mais plutôt à la faveur d’une surprise due au plus pur hasard et entre des branchages occultant à demi une scène qui le bouleverse, que Gus découvre que sa mère a une liaison adultérine. Laquelle ne l’aurait peut-être pas autant choqué s’il ne s’agissait d’une relation avec une autre femme : Cécile, amie impromptue semblant venir d'on ne sait où, de Nicole qui rôde un peu trop souvent autour de la ferme et s’invite volontiers à dîner moyennant quelques victuailles qu’elle apporte comme monnaie d’échange plus ou moins valide et désintéressée. Dès lors, Gus, que la colère envahit sans qu’il parvienne à la juguler et encore moins à l’expliquer, le conduit à repousser les effusions d’une mère autrefois complice et attentionnée, protectrice. L’entourage sent bien que quelque chose le tracasse et le rend si irritable au point de « mal répondre » à ses parents ou à son grand père Annibal, à son frère et à sa sœur mais aussi à Mado, l’une des copines de son âge qui le drague sans retenue ni complexe. Et Gus de tournoyer encore plus nerveusement qu’auparavant au sein de cette ferme où les jours s’écoulent à un rythme monotone. Sur fond de campagne asséchée, les images d’une saison mortifère se teintent peu à peu d’un jaune presque maladif et, si la réalisatrice s’attarde très peu à montrer les paysages pour se concentrer sur des scènes vécues comme sur un ring, dans un périmètre étriqué, les rares fois où elle opère un élargissement du cadre pour exhiber un bout d’horizon, une étendue d’eau au bleu improbable, sont alors fracassantes. Un peu comme lorsque les yeux, habitués à une longue obscurité, n’accueillent qu’avec douleur l’irruption des lumières.

SOLIDITÉ D'UN FIL ROUGE

Le paysage est d’autant plus désolé que les à-coups de la canicule font griller les champs de maïs ou mourir de chaud davantage de volailles déjà inconfortablement installées dans un abri les exposant aux assauts des températures élevées. C’est au milieu de ce champ où s’érigent, pitoyables, des moignons de plants de maïs, que le père confie à Gus qu’il n’attendra pas de lui de reprendre la ferme, plus tard, lorsque il sera en âge de travailler. « J’ai voulu échapper à l’emprise d’un patron, de quelqu’un qui me commande, mais tu vois, si c’est pour subir les ordres de quotas délirants, ce n’est pas la peine… »

C’est encore la chaleur qui semble accélérer le trot d’un vieux cheval vers une mort imminente. Celui du vieil Annibal qui demande régulièrement à Gus d’aller le promener sur la route ou de le rechercher lorsque, un matin, il constate que l’animal a réussi à s’échapper. L’ayant retrouvé grâce aux indices donnés par sa copine très aventureuse, au milieu d’un champ que le cheval paraît avoir élu comme dernier enclos où passer ses dernières heures, Gus s’abandonnera à ses côtés, se couchera sur le flanc comme l’animal, pour rester auprès de lui et l’accompagner vers les limbes.

Par petites touches, le film ne s’épargne en effet pas de brèves séquences convoquant des émotions non feintes : un sanglot roulant sur la joue de Nicole, le regard perdu de Lisa, la sœur qui apprend à jouer du violon et choisit la musique pour s’échapper d’un univers qui la déçoit de plus en plus, la lueur longue d’une vraie tristesse aux confins du désespoir pour Gus, le geste brusque du père avouant son irresponsabilité et son incrédulité lorsqu’il comprend que sa femme le quitte pour une autre…

Contrairement à ce que certains critiques ont écrit au moment de la sortie nationale du film de Delphine Lehericey, ce long métrage ne met pas, bout à bout, des séquences de façon si lâche au point d’en perdre le fil rouge. Tout au contraire, elles s’agglomèrent les unes aux autres comme pour mieux laisser au spectateur la possibilité d’établir lui-même les liens.

Forces de vies et forces de morts (au pluriel, nécessairement) forment alors une sorte de danse belliqueuse qui scande tout le film. Le corps des êtres humains et celui des animaux semblent parfois s’équivaloir. Tout comme l’obstination des silences et la prison d’aveux impossibles à livrer.

La canicule force à ralentir les gestes, à retarder les confidences, lesquelles sont déjà chichement permises par des repas en commun souvent taiseux. Elle épingle, fixe et cloue aux murs épais d’une semi prison, des personnages dont le désir commun est de parvenir à trouver le moyen de s’évader de ce seuil des Enfers.

Souvent, le film suggère que chaque être n’est pas à la place qui lui conviendrait le mieux. C’est pourquoi, la décision de Nicole, la mère qui quitte sa famille pour vivre son idylle nouvelle, paraît si naturelle et non pas extravagante ou rocambolesque : c’est la logique d’une femme qui décide de prendre sa destinée en mains et de montrer à son fils qu’une femme, justement, n’est pas tenue de se tenir à disposition du père de ses enfants. Que la liberté compte et qu’une femme réussissant à s’affranchir des codes et lois indifférentes à la raison, est bien plus légitime et respectable qu’une autre se résignant à taire ses désirs les plus forts.

UN TITRE QUI NARGUE

Mieux que dix rapports économiques sur les réalités d’une ruralité française des années 70 jusqu’à nos jours ou que dix reportages sur les risques d’un choix de vie de femmes éventuellement homosexuel(les) , « Le milieu de l’horizon » trouve, en son titre un rien narquois, son irrésolution : l’horizon étant, par nature, illimité, définir son milieu est un exercice absurde et se dérobe à la précision de tout repère (à quel moment finit-on son enfance ?) et, surtout décourage la réponse à toutes les réserves émises par les critiques : c’est quand elle échappe à tout ce qu’on attend ou croît connaître, maîtriser, qu’une œuvre réussit à rendre, captivante, l’appréhension souvent capricieuse car se dérobant sans cesse à toute certitude, de ce que bêtes et hommes partagent, bon gré mal gré : la Nature… Entre abstraction et réalisme, le film refuse de choisir, à dessein confond trame fictionnelle et visées documentaires. Pour le meilleur de nos expectatives en la matière, il parvient, de surcroît à résonner encore plus fortement en notre conscience, à la fin de cet été 2022 reconnu par beaucoup comme une des saisons les plus éprouvantes jusqu’ici traversées…

Cinémas, festivals, télévisions seraient bien inspirés de programmer ce long métrage injustement mis à l’index par un box-office un rien désinvolte…

LE MILIEU DE L'HORIZON - Bande Annonce Cinéma © Outplay

Note: (1) on pourra lire un florilège des critiques principales écrites sur le film, grâce au site « Allociné » en suivant ce lien

LE MILIEU DE L’HORIZON - · Réalisation : Delphine Lehericey - d’après un roman de Roland Bruti (© éditions Zoé, 2013).

  • Scénario: Joanne Giger, Delphine Lehericey
  • Photographie: Christophe Beaucarne
  • Montage: Emilie Morier
  • Musique: Nicolas Rabeus
  • Son : François Musy
  • Décors : Ivan Niclass
  • Costumes : Geneviève Maulini
  • Sociétés de production : Box Productions et Entre Chien et Loup
  • Sociétés de distribution : Outside the Box (Suisse), Outplay (France)
  • Durée : 92 minutes
  • Dates de sortie : Suisse: 2 octobre 2019 - France: 20 octobre 2021

Prix du Cinéma Suisse 2020, Quartz du meilleur film de fiction.

Avec, dans les rôles principaux :

  • Laetitia Casta : Nicole
  • Clémence Poésy : Cécile
  • Thibaut Evrard : Jean
  • Luc Bruchez : Gus
  • Fred Hotier : Rudy
  • Patrick Descamps : Annibal
  • Lisa Harder : Léa
  • Sasha Gravat Harsch : Mado

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