Joël Pommerat est un conteur et un créateur émérite. Alors qu’il proposait, depuis quinze ans au moins, au théâtre, des pièces de son cru, conçues, écrites avec sa troupe, il eut aussi, plus tard, la sagesse de puiser dans un répertoire réputé pour enfants pour donner ses propres versions du Chaperon Rouge, de Cendrillon, Pinocchio ou autres Contes & légendes. Façon, sans doute, de ne pas borner ses propres recherches à un territoire fermé mais de partir également d’un bien commun culturel largement familier à bien des spectateurs pour en renouveler l’imaginaire, la portée et les questions sous-jacentes qui débordent de ces récits.
PLÉBISCITÉ PAR SES PUBLICS
Et, s’il est quasiment partout plébiscité par des publics conquis à travers le monde, au point que la plupart des représentations disponibles affichent systématiquement « complet » , c’est sans nul doute parce que les spectateurs lui reconnaissent une loyauté jamais prise en défaut, s'agissant des choix de programmation.
Au cours d’un entretien sur France Culture avec Joëlle Gayot de 2013, Pommerat avouait que, pour se défier de trop se répéter et avoir toute liberté de renouveler son univers, d’expérimenter des formes de spectacle suffisamment distinctes les unes des autres, il enviait l’audace de l'écrivain portugais Fernando Pessoa ayant décidé d’emprunter divers noms pour publier des textes en apparence aux antipodes les uns des autres.(1) Non pour noyer le poisson, non pour tromper ses lecteurs, mais pour la simple satisfaction et la prudence requise de ne pas se fier à des manies, des tics d’écriture, de pensées aisément repérables et qui l’empêcheraient dès lors de jouir d’une totale liberté pour livrer des considérations inédites.
Mais Pommerat, qui n’a jamais songé à se mettre, en tant qu’écrivain, à hauteur de l’homme de lettres portugaises, par respect pour celui-ci, n’a jusqu’à présent pas tenté l’aventure d’un leurre de cette sorte, presque honnête. C’est pourquoi, grâce à cette confession radiophonique, on comprend mieux pourquoi certaines de ses mises en scène nous paraissent plus éloquentes que d’autres. Si Les Marchands, Au monde, Cet enfant, Je tremble, Cercle Fictions, entre 2003 et 2009 ont largement rassasié notre appétence pour un théâtre d'auteur, nous n’avions cependant guère souscrit à son approche de l’histoire de la révolution (Ça ira, fin de Louis) puisque cette fresque nous parut alors trop éloignées de ce qui nous sidère toujours lorsque l’homme de théâtre puise dans ses bagages intellectuels, sensibles et créatifs pour « faire théâtre » de presque tout, pourvu que ce soit l’indéterminé, l’irrésolu, le mystère qui soient privilégiés. Trois valeurs du théâtre auxquelles la Compagnie Louis Brouillard semblait par-dessus tenir et, cette fois là, mises de côté, ce qui ne manqua pas de nous désappointer. Peut-être à tort, tant l'opus rencontra un franc succès bien au-delà de nos frontières et sut séduire divers publics.
WORK IN PROGRESS ?
Ces jours-ci, en voulant faire connaissance avec ses récentes Petites filles modernes, créées, en avant-première, au Théâtre de Châteauvallon qui fêtait ses soixante ans d’existence et avait donc convié, pour l’occasion, les créateurs les plus en vue, dont Pommerat, et remises sur le métier dès cette fin novembre, à Villeurbanne, pour une série de représentations qui en inaugureront bien d’autres avant une tournée comme à son habitude assez conséquente, nous voilà rassurés : la mention annexe entre parenthèses "titre provisoire" d’ordinaire éphémère (le temps qu’un spectacle trouve sa forme et son trajet puis endosse son titre tel un habit neuf et inédit) a été maintenue. Façon de dire que ce que nous allions voir restait à l’état non d’ébauche, mais d’un work in progress. C’est à dire un travail toujours en cours, qui a l’élégance de signaler qu’il n’a rien de définitif, même après dix, cinquante représentations. Que le précieux alliage non volontariste sachant ménager l’ouverture du sens, la fragilité de l’éphémère, le secret des êtres et de leurs paroles ou silences, allait de nouveau primer sur ce que d’autres spectacles d’autres metteurs en scène réfutent en assénant, tout au contraire, points de vue déterminés et partis-pris frondeurs.
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Mal nous en prit, peut-être, de voir sans doute trop tôt ce nouveau spectacle (après Chateauvallon, il s’est tout de même aussi affiné à La Rochelle, récemment). Car force fut de constater que ces Petites filles modernes n’ont pas persuadé Pommerat de continuer d'œuvrer avec un art théâtral un tant soit peu sobre. Si l’on comprend parfaitement qu’il ne souhaite nullement rester l’éternel modèle d’un art dramatique dépouillé (ce qui ne veut pas dire chiche) forgé par une boîte noire à peine éclairée de faisceaux arasés de toute fioriture, on n’a pas vu d’un très bon œil qu’il s’aventure, cette fois, dans une débauche de techniques qui empêchent la représentation de respirer, tant les effets lumineux et sonores, vidéographiques, l’enchaînement un brin trop véloce des séquences, s’additionnent puis se mêlent, frôlant l’excès.
Superbes, les images se donnent à contempler dans leur bienséante précision. C’est, en effet, très pictural. Mais c'est aussi parfois comme si un glacis les recouvrait pour en effacer à tout prix les défauts. Le trompe-l’oeil, fort réussi, gagne aussi ses galons de parfaite illusion, lorsque le travail sur le relief des ombres épingle les actrices et semble les faire venir d’un lointain soudain très palpable. Fugace, l'effet s'en trouve décuplé.
Habillant ainsi sa boîte noire d’atours somptueux, Pommerat semble avoir lâché ses deux filles dans un simulacre de fiction qui tient davantage du parcours labyrinthique qu’initiatique. Car c’est l’autre condition presque inhérente et inaliénable au Conte que de permettre une lecture symbolique des épreuves auxquelles les personnages sont confrontés et d’en tirer quelque leçon les affranchissant, plus tard, du risque de réitérer leurs erreurs et ainsi marquer que leur évolution est conforme à ce que toute éducation vise : l’émancipation.
Certes, le récit est clair, du moins au début. L'enjeu principal du conte réside dans la résolution (ou non) d'un dilemme partagé par deux adolescentes qui se jurent amitié ou amours éternelles. Envers et contre tout et, surtout tous ceux qui tentent de s'immiscer dans la droiture de leur promesse.
Puisque la gageure de ces Petites filles modernes n’est pas moindre, pendant l’heure et demie qui les poursuit de ses défis assidus : parvenir à ne plus céder à la terreur et, surtout : accepter d’aimer.
Ces deux-là viennent de loin, nous prévient le récit. D’un pays différent du nôtre où le temps, d’ailleurs, est une donnée inexistante mais qui, fort paradoxalement, prévoit de punir pour un million d’année d’enfermement sans boire ni dormir, tout sujet pris en flagrant délit d’affection pour un(e) autre.
Marjorie et Jade sont dès lors confrontées à diverses formes d’autorité (parents, enseignants, principal du Collège…) qui leur interdit de s’attacher l’une à l’autre. Houspillées par une mère et un père qui les noient sous un amas de consignes répressives, quand ils ne sont pas en train de se bagarrer, elles se distinguent l’une de l’autre en osant la rébellion bornée ou la fuite par le refus de riposte. Attitudes dissemblables qui ne manquent d’ailleurs pas d’alimenter un conflit intermittent entre elles puisque l’amour n’empêche pas les trêves.
Pommerat ne tient pas particulièrement à citer ses sources, lorsqu'il rêve un spectacle d'après des lectures personnelles ou partagées. Bien sûr, « Les petites filles modernes » en tant que titre fait indubitablement songer aux « Petites filles modèles » inventées par la Comtesse de Ségur, littérature que d’aucuns jugent mièvre et sirupeuse, excédée par de trop bons sentiments. Ceux qui n’y ont pas vu aussi la part noire pas si congrue, dans ce roman, s’abusent. Puisque le destin de Sophie, celle dont on se réjouit de lire les malheurs qu’elle fomente, a été très vite violenté par un naufrage en mer, la perte précoce des parents et le tutorat effroyable d’une Madame de Fichini imposant privation de nourriture et coups de fouet à répétition. De tout cela il n’est évidemment pas question dans le conte de Pommerat excepté, tapie dans l’inconscient du texte, une part sombre qui frange certaines séquences pendant lesquelles se clament colère, peurs et désespoirs. Ou dans la différence d'origine sociale qui pourrait séparer les deux filles, l'une vivant à son aise dans un cocon familial confortable, sinon enviable, l'autre dans un univers familial plutôt violent et nécessiteux. A l'instar, donc, des Camille, Madeleine et Sophie, mais de manière discrète et purement allusive.
SURNATUREL CLOAQUE
De rues quasi désertes mais foulées parfois par un « vieux dégoûtant » qui claudique et qui est réputé fou à l’espace d’une chambre, Jade et Marjorie passent par des espaces aussi abstraits. Que des projections de figures géométriques ou de fils étendus et enchevêtrés rendent aussi étroits que leurs marges de manœuvre. Car, au gré de leurs mésaventures, l'étau se resserre autour d'elles.
Est-ce là, pour Pommerat, une manière de concrétiser les aspects surnaturels, magiques qu’il s’est promis, dès la conception première du spectacle, d’introduire ? Toujours est-il qu’au fur et à mesure des séquences, ces effets forment comme une barrière entre la scène et la salle. Même si, entre temps, de rares scènes dialoguées sans interférence d’aucune sorte, nous parviennent et font mouche, grâce à l’humour et au jeu très nuancé des interprètes, au grand soulagement du public qui peut ainsi sortir d’un état de sidération admirative et passive, pour mieux apprécier ces bénéfiques ruptures esthétiques. On regrette parfois qu’elles ne constituent pas plus souvent les piliers de l’armature d’une œuvre certes impeccable, poétiquement, mais comme pétrifiée par des audaces dont on redoute d'abord de n'en retenir seulement, pour plus tard, que les prouesses formelles.
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Mais le questionnement, pendant et après le spectacle, ne faiblit pas, pour tenter de trouver quelque fil d’Ariane sensé nous extraire de ce cloaque où toute issue de secours serait proscrite. Faut-il voir dans l’opposition des deux mondes, celui, virtuel, qui croit pouvoir tout s’autoriser et celui, réel, qui semble faillir à encourager des promesses d’un autre âge ? Faut-il d'abord reconnaître et vivre ses frayeurs, se laisser capturer par leur joug oppressant avant que d'espérer vivre des sommeils sans cauchemars?
L’ultime séquence, muette, qu’on se gardera bien ici de révéler, peut apporter un semblant d’aiguillage à nos boussoles ainsi mises à mal, bousculées. Mais au prix de telles concessions pour des choix artistiques si risqués !
Écoutant heureusement d'une oreille plutôt distraite le balbutiement de nos réserves exprimées à la faveur d’une conversation après le spectacle, le metteur en scène précisait que, selon lui, il ne devait y avoir de place pour la demi mesure, dès l’instant où un parti pris esthétique est décidé. Son choix, cette fois, de recourir franchement aux atouts techniques dernier cri est honnête puisque concerté. A contrario du principe qui lui fit évacuer tout élément fantastique ou magique pour sa Cendrillon, afin de ne garder du conte que les aspects concrets et raisonnables, logiques, imparables, il ose, cette fois, impliquer techniquement tout ce qui se rapporterait à un surnaturel. Aux confins de l'inconcevable (dont il est beaucoup question, dans le texte).
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Chez Pommerat, rien n’est détail ni circonstance hasardeuse ou anecdotique. Qu’aux saluts, se présentent, bien vite, avec les comédiens, les cinq techniciens vêtus de noir qui officient dans l'ombre, sur le plateau, entre les séquences, contribue à donner raison et cohérence avec le pari tenté.
Quand bien même il nous aura égarés car trop mis à distance avec ce qui se représentait… et qui, provisoire, rappelons-le, n’aura pas grand-chose à voir avec ce qui, plus tard, dans la saison et au cours des suivantes, se racontera certainement encore autrement.
Gageons alors que la fresque aura encore mieux trouvé sa raison d'être en harmonisant davantage la part fabriquée et la part improvisée. Sans abandonner plus qu'il ne faudrait, l'essence même d'une théâtralité et du principe de représentation garants d'une lucidité vivace, pour permettre au public de vivre pleinement des instants d'émotion ici encore trop vitrifiés et opacifiés par la surcharge des signes.
NOTE:
(1) extrait de "A voix nue, entretiens d'hier et d'aujourd'hui", Joëlle Gayot s'entretient avec Joël Pommerat, France-Culture, septembre 2013.
LES PETITES FILLES MODERNES (titre provisoire), une création de Joël POMMERAT
avec: Éric Feldman, Coraline Kerléo, Marie Malaquias
et les voix de David Charier, Delfine Huot, Roxane Isnard, Pierre Sorais, Faustine Zanardo
scénographie et lumière: Éric Soyer/ vidéo: Renaud Rubiano/ son: Philippe Perrin et Antoine Bourgain
collaboration artistique: Garance Rivoal / assistanat à la mise en scène: David Charier/ renfort assistanat Roxane Isnard
musique originale: Antonin Leymarie/ costumes: Isabelle Deffin/ renfort costumes: Jeanne Chestier/ perruques: Julie Poulain
collaboration à l’écriture: Zareen Benarfa/ participation au travail de recherche, comédien: Pierre Sorais
réalisation maquette et accessoires: Claire Saint-Blancat/ construction accessoires: Christian Bernou
décor: les ateliers du TNP/ direction technique: Emmanuel Abate/ direction technique adjointe: Thaïs Morel
régie lumière: Gwendal Malard/ régie son: Philippe Perrin et Antoine Bourgain
régie vidéo: Grégoire Chomel/ régie plateau: Pierre-Yves Le Borgne, Jean-Pierre Constanziello, Inês Correia Da Silva Mota
assistanat à la régie plateau: Lior Hayoun et Faustine Zanardo/ habillage: Lise Crétiaux, Manon Denarié
Spectacle créé le 24 avril 2025 à Châteauvallon-Liberté, scène nationale de Toulon.
Les textes de Joël Pommerat sont édités chez Actes Sud-Papiers.
Action financée par la Région Île-de-France.
La Compagnie Louis Brouillard est conventionnée par la DRAC Île-de-France et la Région Ile-de-France.
au TnP de Villeurbanne, place Lazare Goujon - 69100 VILLEURBANNE - du 22 novembre au 10 décembre 2025 - salle Roger Planchon - du mardi au vendredi, à 19h30, le samedi à 18h, le dimanche à 15h 30. Relâche le lundi. www.tnp-villeurbanne.com
Dates et lieux de tournée 2025-2026
• du 4 au 6 novembre 2025, La Coursive – Scène
nationale de la Rochelle
• du 18 décembre 2025 au 24 janvier 2026,
Nanterre-Amandiers – CDN dans le cadre du
Festival d'Automne
• du 11 au 15 février 2026, L’Azimut – Théâtre
La Piscine, Pôle national cirque d’Antony et de
Châtenay-Malabry
• les 19 et 20 février 2026, L’Agora – Scène nationale
de l'Essonne, Évry
• les 4 et 5 mars 2026, Espaces Pluriels – Scène
conventionnée d'intérêt national – Art et Création
Danse, Pau
• les 24 et 25 mars 2026, maisondelaculture de
Bourges – Scène nationale
• les 8 et 9 avril 2026, Le Canal – Théâtre du Pays de
Redon
• du 14 au 18 avril 2026, Comédie de Genève, Suisse
(en co-accueil avec le Théâtre Am Stram Gram)
• les 23 et 24 avril 2026, Palais des Beaux-Arts
de Charleroi, Belgique
• les 29 et 30 avril 2026, Maison de la Culture –
Scène nationale, Amiens
• les 5 et 6 mai 2026, Les Salins – Scène nationale,
Martigues
• du 20 au 22 mai 2026, Le Bateau Feu – Scène
Nationale Dunkerque
• du 3 au 18 juin 2026, Théâtre National de Strasbourg