Il y a, dans la demeure-musée restée intacte du peintre Gustave Moreau, sise 14, rue Catherine de La Rochefoucauld, à Paris, IXè, une toile aux dimensions enviables, intitulée "Orphée sur la tombe d’Eurydice", qui ne fatigue jamais notre contemplation, chaque fois que l’occasion de l’admirer nous est permise. Car l’artiste réputé symboliste et mystique a su élégamment, et de manière saisissante, transcrire le gouffre infernal du chagrin inconsolé qu’il éprouva lorsque survint le décès de son épouse et qu’il choisit d'imager, par le biais du fameux mythe. Moreau noie le héros au milieu d’une nature envahissante, aux teintes automnales, avec force profusion de feuillages apte à traduire l’étreinte cauchemardesque que représente la perte définitive de l’être aimé pour le peintre voué désormais à n’embrasser plus que les Ténèbres.

C’est à ce tableau que l’on songeait encore, en sortant du Jeu des Ombres imaginée par le dramaturge Valère Novarina pour le metteur en scène et directeur du TnP, Jean Bellorini. Car, à l’instar de Moreau, les deux poètes contemporains ont su donner à la juste prolixité, la fonction essentielle de se jouer du Verbe pour mieux faire semblant d’autopsier les mystères de la légende inspirée d’Ovide, en ses Métamorphoses.
COMÉDIE DRAMATIQUE AU PAYS DES CENDRES
En un paysage à la fois lunaire et souterrain, que tentent de percer tour à tour les balafres blafardes de lueurs blanches ou de flammes aurifères et presque écarlates, s’agitent et se pavanent des spectres de personnages qui, comme toujours avec Novarina, ont pour noms d’étranges étiquettes : le Lanceur de Cendres, Le Chantre et le Contre-Chantre, L’Homme d’Outre-ça, La Bouche Hélas, ou des identités plus familières comme Flipote (une servante du Tartuffe de Molière), La Dame de Pique et le Valet de Carreau ou encore Sosie et Cerbère. Liste non exhaustive puisque, comme à son irrésistible accoutumée, l’auteur ne manque pas de convoquer une foultitude de présences absentes, mais dont l’énumération de leurs cocasses identités est reconnaissable entre toutes, chez notre amoureux du langage contrarié à plaisir et qui se laisse d’autant plus volontiers faussement malmener qu’il sait tenir la dragée haute aux situations et à l’action, valeurs pourtant réputées indispensables, afin qu’émerge ce qu’on n’ose à peine appeler, chez lui : le Théâtre.
C’est ainsi, toujours, en faisant mine de saboter les principes sérieux de la dramaturgie, que l’écrivain sait, mieux que quiconque, en faire ressortir justement les non-ressorts et les applications. Avec une science de la poésie sonore inégalable qui se nomme aussi "parlécrit", sorte de label réservé à sa seule stylistique qui, comme il l'indique, sait faire autant la part belle à l'écriture qu'aux sons de sa profération.
Dans une atmosphère infernale où sont mis à l'honneur les trappes, les dessous de scène, les carcasses de vieux pianos s'improvisant monuments funéraires et en lesquels se blotissent et s'empilent parfois les personnages, farandoles ou soli se succèdent comme une longue mèche allumant tous les feux de confessions inédites. A la fois palpable et familière mais aussi parfois étrangement distante comme dans les vrais rêves sans couleurs qu'une veille forcée dans nos nuits effrayées épaissirait, grossirait et déclinerait comme autant de versions d'un seul et même cauchemar, la grande musique un peu sourde de nos peurs communes se heurte aux mesures de l'Orfeo de Monteverdi ou au rythme destructuré de batteries et percussions, claviers plus contemporains.
En ce Pays des Cendres, donc, est jouée, devant nous, la Comédie des Errances ou le Drame des Confusions qui sondent les songes universels qui échappent à la conscience humaine puisque les Poèmes symphoniques de Novarina fraient volontiers aussi du côté de L’Animal. Car l’Homme est immanquablement hybride : « Ton visage, au premier virage, est rongé déjà par toutes tes singeries ! » (1) lance la Dame de Pique à un Sosie fataliste. Or, la Symphonie elle-même est trompeuse, car l’éloge de l’Opérette (imaginaire, bien sûr) ou, comme ici, de l’Opéra, ne manque jamais de s’imposer, chaque fois qu’il y est autorisé par des bouches d’ombre avides de s'époumoner dans un non-vide, par tous les moyens, dès l’instant où en sort toute forme d’’Art sachant faire semblant de se substituer à ce drôle de subterfuge qu'est le prétendu Réel...

Néanmoins, limiter l’univers de Novarina à ses seules audaces langagières, équivaudrait à une faute magistrale. Car il y entre ô combien du Corps, fut-il démembré, de l’organique, fut-il dévié, dans ce Verbe à foison qui cherche, sans répit, à qualifier la substance de l’existence. Ontologique, certes, est cette perpétuelle Traversée des apparences, par les mots en pagaille lancés comme autant de flèches à la figure du comparse. Mais la mécanique des fluides et de leurs phrases, mais la technique des analogies, des métonymies, des anaphores, des anacoluthes, des oxymores et autres polysyndètes, requièrent une énergie, une corporéité aux vertus quasi olympiques. Le Verbe, chez l’écrivain instigateur de Jeux qui sont rarement de Société aisément authentifiable (et, par là même, parviennent à les évoquer toutes, y compris les plus improbables) littéralement se fait Chair à canon philosophique. Egrène des litanies déguisées en autant d’aphorismes pour tuer le « sens premier ». Le Mot est une flammèche qui dessoude l’univocité des propos. Comme le Temps se brûle par la fusion performative d’un Ici et Maintenant régnant en Maîtres absolus, le Langage, chez Novarina, fait chaque fois semblant de capituler pour désigner, analyser, montrer, définir ce qui ne peut être défini, montré, analysé, désigné. Mais, telle une hydre à huit têtes, renaît sitôt la fin de son trépas feint : la neuvième manque toujours, bien qu’on sente qu’elle n’est pas loin de s’imposer.
THÉÂTRE DU SOUFFLE JUSQU'À L'EXTÉNUATION
Jamais désincarné, le Théâtre de ce Jeu des Ombres est impeccablement lumineux dans sa façon d’enténébrer nos embarras à être clairvoyants. Face à cette cohorte, sur le plateau, d’âmes vouées à l’errance perpétuelle, à ces damnés de l’espoir et de l’amour à jamais disparu, la Fantaisie triomphe toujours. Orchestrant différemment que ne le faisait Claude Buchvald, metteuse en scène surdouée de l’univers novarinien, en proposant un rythme moins frénétique à l’enchaînement des divers tableaux de la pièce et lui rendant, ainsi, sans doute, le juste métronome qui sied à ses métamorphoses scéniques, Bellorini a su, surtout, s’entourer d’une troupe d’excellents comédiens, chanteurs, musiciens. Silhouettes dégingandées, filiformes, ou au contraire épaisses et imposantes, grimaçantes ou imperturbables, habillées par des costumes qui s’excusent presque d’être colorés au milieu de cet espace sépia et signés Macha Makeïeff (la tenue d’Orphée, à elle seule, est un modèle du genre, accentuant la dégaine de rocker du personnage aux cheveux gominés, rouflaquettes et tatouages assortis, avec blouson synthétique aux motifs brillants que rehausse une paire de fuseaux blancs-bordeaux) : le bestiaire humain-trop-humain qui donne voix et mouvements à ce poème dramatique laisse éclater, à tout instant, à la fois sa joie de se vautrer dans cette orgie élégiaque et montre combien il prend très au sérieux ce simulacre d’épopée au royaume des Morts.
Et il faut un sacré souffle, pour dire Novarina. "Je désire désormais ne plus reposer qu'à l'intérieur de l'univers. La moitié de ma vie que vous me faites recommencer à chaque instant précis où je parle - a-t-elle lieu avant l'inversement des sons que vous osez encore face à moi prononcer ? ou pas ? Combien de mots manquants oserez-vous encore prononcer ?" (1) s'étrangle, furibard, le Valet de Carreau. Comme chez la plupart des grands auteurs dramatiques (Thomas Bernhard, Samuel Beckett), l’asphyxie et l’exténuation provoquées par l’éructation des mots en presque tous sens, sont des manières de survies pour encore déclamer, unanimement que « L’Homme n’est pas bon, non non non ! » (2). Moins obsédé, cependant, par cette certitude, ce « Jeu des Ombres » n’omet pas de nous rappeler que l’Homme n’est pas toujours capable d’être le plus fiable élément de l’univers pour en préserver l’équilibre et les innombrables qualités qu’il préfère souvent cacher derrière d’inavouables desseins, alors qu’il s’échine, surtout, à vouloir lever outrancièrement tous les voiles de toutes les énigmes.
Or, rien n’est possible, ici bas, sans Ombre. Faire toute la lumière sur tout, et surtout sur les nécessaires mystères, est un crime contre l’humanité. Au point qu’on se demandait à quoi auraient ressemblé les représentations en plein air, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes d’Avignon, où ce spectacle devait, à l’origine, être créé, en 2020 et en avant-première. Car l’obscurité de la boîte noire scénique lui sert tellement d’écrin et de tombeau idoines, qu'on l'imagine mal sous le feu du projecteur solaire -même couchant- à la tombée de la nuit.
Plus que jamais, indispensable pour défier nos embarras humains irrésolus, la Poésie en ses flagrants délits de manifestations si éloquentes, irradie pendant les deux heures que dure cette fresque se riant presque des tourments d’Orphée. Trompeusement iconoclaste et empruntant autant à Monteverdi qu’à Rabelais, aux Shadocks ou aux Dadaïstes, elle rappelle qu’un Théâtre sans Texte peut s’apparenter au profil d’un bel arbre mais dont on regrettera toujours l’absence patente sinon de sève, du moins de salutaires feuillages propices à préserver l’ombre.
Toutes les Ombres…

Notes:
(1) Le Jeu des Ombres de Valère Novarina, © Paris, P.O.L. Editeur, 2020.
(2) L'Opérette imaginaire de Valère Novarina, © Paris, P.O.L. Editeur, 1998.
LE JEU DES OMBRES
de Valère Novarina
mise en scène Jean Bellorini
avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Karyll Elgrichi, Anke Engelsmann, Aliénor Feix en alternance avec Isabelle Savigny, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Laurence Mayor, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Ulrich Verdoni
euphonium Anthony Caillet
piano Clément Griffault en alternance avec Joachim Expert
violoncelle Barbara Le Liepvre en alternance avec Clotilde Lacroix
percussions Benoit Prisset
collaboration artistique Thierry Thieû Niang
scénographie Jean Bellorini et Véronique Chazal
lumière Jean Bellorini et Luc Muscillo
vidéo Léo Rossi-Roth
costumes Macha Makeïeff
assistée de Claudine Crauland
accompagnée de Nelly Geyres
coiffure et maquillage Cécile Kretschmar
construction du décor, réalisation des costumes les ateliers du TNP
assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet
musique extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi
et compositions originales de Sébastien Trouvé, Jérémie Poirier-Quinot, Jean Bellorini et Clément Griffault
direction musicale Sébastien Trouvé
en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot
production Théâtre National Populaire / La Criée – Théâtre national de Marseille
coproduction ExtraPôle Provence-Alpes-Côte d’Azur* / Festival d’Avignon / Théâtre de Carouge / Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence / Théâtre de la Cité – CDN Toulouse Occitanie / Les Gémeaux – scène nationale de Sceaux / MC2: Grenoble / Théâtre Gérard Philipe – centre dramatique national de Saint-Denis / Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire / scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne / anthéa-Antipolis Théâtre d’Antibes / scène nationale Châteauvallon-Liberté, Toulon
* Plateforme de production soutenue par la Région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur rassemblant le Festival d’Avignon, le Festival de Marseille, le Théâtre national de Nice, La Criée – Théâtre National de Marseille, Les Théâtres, anthéa-Antipolis Théâtre d’Antibes, scène nationale Châteauvallon-Liberté et la Friche la Belle de Mai
Le Jeu des Ombres est paru aux Éditions P.O.L.
Une exposition des oeuvres peintes et graphiques de Valère Novarina, "L'inquiétude rythmique" est programmée à l'URDLA de Villeurbanne, du 13 janvier au 12 mars 2022, du mardi au vendredi de 10 h à 18 h & le samedi, de 14 h à 18 h. URDLA, 207, rue Francis-de-Pressensé - 69100 VILLEURBANNE - métro A station: Flachet. www.urdla.com
Le spectacle Le Jeu des Ombres est programmé:
- du 13 au 30 janvier 2022 au Théâtre National Populaire, Villeurbanne (69)
- du 10 au 12 février 2022, La Comédie de Clermont-Ferrand – scène nationale
- les 18 et 19 février 2022, Grand Théâtre de Provence, Aix-enProvence
- du 9 au 20 mars 2022, Les Gémeaux – scène nationale, Sceaux
- du 24 au 26 mars 2022, Le Quai – CDN d’Angers Pays de la Loire
- du 31 mars au 3 avril 2022, La Criée – Théâtre national de Marseille
- les 20 et 21 avril 2022, Opéra de Massy
- le 29 avril 2022, Madách International Theatre Meeting, Budapest
- le 15 juillet 2022, Festival d'été de Châteauvallon (83)