Denys Laboutière (avatar)

Denys Laboutière

Conseiller artistique théâtre, écrivain, traducteur

Abonné·e de Mediapart

221 Billets

1 Éditions

Billet de blog 24 mars 2020

Denys Laboutière (avatar)

Denys Laboutière

Conseiller artistique théâtre, écrivain, traducteur

Abonné·e de Mediapart

"Pourquoi des Poètes ?" 4/ Profils rongés de l'Autre par Marcel Béalu

Hölderlin lança le défi: "À quoi bon des poètes en temps de détresse ?" dans son élégie "Pain et Vin" . Choix non pas anthologique et évidemment surtout pas exhaustif, de quelques textes, connus ou pas, pour se rappeler comment certains ont, par la Poésie, défié, décrit de rudes épreuves et des combats humains.

Denys Laboutière (avatar)

Denys Laboutière

Conseiller artistique théâtre, écrivain, traducteur

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A l'instar des Surréalistes qui, au début du siècle précédent et entre les deux Guerres, prônaient un grand dérèglement de tous les sens, les poètes de l'Ecole de Rochefort, à peine 20 ans plus tard,  ont parfois tenté de décrypter, à travers les rêves éveillés, les parcelles d'hallucinations qui nous saisissent lorsque on autopsie, comme au scanner, la densité du réel. Marcel BÉALU est de ceux-là, qui consigne tout haut par écrit, en 1944,  un ment(Songe) vrai: en ces heures où le confinement oblige à se tenir à distance constante et réputée "raisonnable" de l'Autre, c'est comme si les visages en entier n'offraient plus qu'un profil aux traits obstinément en dérobade, incomplets, sauvages. Irréels ?  Inquiétants?

PROFILS

 A quelles régions de la nuit appartenaient la ville et ses passants ? En me frôlant dans le brouillard de l'aube, chacun d'eux me coupait le souffle d'effroi. Mais un pâle soleil commençait à désigner irrémédiablement les choses et je discernais bientôt l'anomalie qui m'avait fait redouter ces ombres vivantes: toutes, hommes et femmes, comme des décapités à la tête remise de travers, ne montraient de leurs figures que le profil. Pour ajouter à l'étrangeté, l'oeil de ces silhouettes ambulantes était clos. Je me demandais si les devantures s'ouvraient à l'intention de cette foule aveugle affligée d'un si remarquable torticolis lorsque, devant moi, l'un des passants incompréhensibles, s'arrêtant, tourna vers un étalage sa demi-portion de visage, si bien que je me trouvai - enfin! - nez à nez avec lui. Telles des rideaux les paupières pendaient sur les orbites certainement vides, mais quelque chose dans ce masque sans regard, dans sa manière de se pencher vers la vitrine comme pour écouter derrière, me décontenançait. M'allait-il falloir réviser toutes mes notions sur l'espèce humaine ? Quel cataclysme en avait modifié les lois durant mon sommeil ? Tandis que je réprimais à nouveau un frisson angoissé, le promeneur dont je scrutais la face aux yeux absents, après s'être redressé et m'avoir dans un geste d'automate présenté ainsi qu'auparavant son profil, s'écarta tout à coup de mon passage comme s'il m'avait vu. Extrêmement troublé par ce réflexe inattendu, je m'approchai fort discrètement de son oreille et j'aperçus alors, au creux de la cavité surplombant le lobe, l'éclat vif d'une prunelle dardée sur moi. 

Marcel BÉALU, Les Mémoires de l'Ombre, © éditions Gallimard, Paris, 1944. 

Illustration 1
Magritte, Les Amants II, tous droits réservés

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.