On mettra volontiers au défi un individu qui s'installera face à n'importe quel appareil diffusant les bonnes ondes de France-Culture, dès minuit 01, dimanche, pour un périple au long cours en compagnie du metteur en scène Claude Régy. À partir d'archives de la radio qui, autrefois, ne l'aurait pas remisé ainsi, en bloc et en embuscade pour occuper sa nuit tardivement dominicale, on l'entendra, en effet, se confier sur son aventure unique, puisque ne ressemblant à nulle autre et sans le faire exprès: un défricheur authentique et devenu personnalité rare d'écritures elles-mêmes, en leur époque, absolument inédites et originales.
Edward Bond, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Sarah Kane, Jon Fosse ont été les auteurs heureux (même parfois malgré eux, comme Peter Handke qui n'a pas toujours compris en quoi l'apport des mises en scène de Régy a pu contribuer à sa propre popularité) portés au théâtre par un artiste qui, pendant soixante ans et quasiment jusqu'à son dernier souffle, les a écoutés, lus, traqués, aimés, traduits quelquefois, avant que de confier leurs dialogues ou partitions prosaïques à des actrices, à des comédiens chaque fois choisis avec précaution et une telle justesse qu'il fut difficile, par la suite, d'imaginer les mêmes textes proférés par d'autres.
De Valérie Dréville à Isabelle Huppert, en passant par Gérard Depardieu, Hugues Quester, Jean Rochefort, Michel Bouquet, Delphine Seyrig, Muni, Claude Degliame, Yveline Hammond, Yann Boudaud, Jean-Claude Dreyfus, Bénédicte Le Lamer, Emmmanuelle Riva, Madeleine Renaud, Claude Rich, Philippe Faure, Michael Lonsdale, Axel Bogousslavsky (liste évidemment non exhaustive): célébrités autant qu'interprètes plus confidentiels du box-office, ont partagé, l'espace de semaines, mois, années, ces traversées prometteuses et réussies dans l'Archipel d'une Parole qui n'allait jamais de soi mais devenait, par leurs talents conjugués, éloquente, imagée, inouïe, scandaleuse.
Rien que le texte, les écrivains, le metteur en scène et sa troupe changeante au gré des escales. Parfois, venaient s'adjoindre une scénographie si évidente à force de discrétion, la qualité des sons imaginés par Philippe Cachia, les lumières de Dominique Bruguière ou de Sallahdyn Khatir qui veillaient à rester en harmonie ou en dissonances concertées avec l'esthétique et même l'éthique en lesquelles Régy visait à faire du moment de théâtre une expérience à part entière et non pas un instant de distraction même joliment et éventuellement conçu.
Bien sûr, on n'entendra pas, au cours de cette programmation nocturne, le moindre concert de sièges bruyamment rabaissés, sitôt que des spectateurs furieux décidaient de quitter l'assemblée, abasourdis qu'ils étaient d'entendre des acteurs traînant la voix et le pas, mettre deux minutes à passer de la Cour au Jardin en ânonnant deux phrases? Sauf que, parfois, ces mêmes courroucés revenaient, quelques soirs après, intranquilles et tellement travaillés, mentalement, par ce qu'ils avaient d'abord rejeté, et finissaient par considérer autrement l'aubaine permise.
Mais à quoi rime cette série d'archives cousues en un patchwork à la hâte ravaudé pour faire entendre l'une des rares voix de l'univers théâtral en riposte - sinon révolte- constante contre les assagissements promus par des institutions peu regardantes quant à l'authenticité des démarches souvent désinvoltes de créateurs auto-proclamés mais incompétents à suivre humblement l'écriture des poètes?
Cette niche noctambule - dont Régy se rirait volontiers, lui qui privilégiait en effet toujours les ressources nombreuses offertes par l'obscurité, plutôt que la clarté réputée efficiente des lueurs diurnes - est comme une idée hâtive, soldant à peu de frais, l'intérêt éventuel d'auditrices, d'auditeurs qui, parce qu'ils n'ont pas eu l'occasion de les écouter en leur heure inaugurale de programmation, devront prévoir l'inscription d'une nuit blanche en leur agenda.
Il y a, bien sûr, les podcasts. Mais c'est une alternative souvent piégeuse de disponibilités variables.
Imagine-t-on une nuit Godard, sur Arte, qui ne diffuserait films et interviews qu'aux heures avancées des nuits, même estivales?
France-Culture ne pouvait-elle rediffuser ces émissions consacrées à Claude Régy, chaque jour, justement, aux heures des midis et lumières les plus denses, pour rappeler à notre souvenir inconsolé, la voie d'une création théâtrale exigeante mais surtout plaisante?
France-Culture cultive-t-elle, à ce point, le goût pour le pléonasme en ne réveillant les morts audacieux que dans leurs supposées chevauchées noctambules, et en pressant ceux qui se pensent lucides, au mitan des journées?
Les nuits de France-Culture: Claude Régy, dimanche 25 juin 2023, de 00 h 01 à 07 00 h.
par Albane Penaranda, Productrice