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Billet de blog 24 août 2023

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"Suzanne, jour après jour": une vie de sobriété enviable

Un documentaire, proposé par France 3, montre le quotidien d'une femme âgée, vivant en toute autonomie dans ses Vosges natales. Gestes, raréfaction des paroles, rires nombreux, regards éperdus face à la nature: rien ne semble manquer au bonheur de Suzanne, dont la frugalité n'a d'égale que sa faculté à s'émerveiller encore de tout.

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C'est le genre de programme à propos duquel on ne sait rien, a priori, son descriptif plutôt avare en renseignements laissant seulement augurer que, puisqu'il s'agit d'un documentaire, c'est à divers épisodes de vie qu'il nous sera donné d'assister.

Un programme qu'on regarde lors d'une nuit où le sommeil a décidé -inconforts de la canicule obligent - de s'interrompre au mitan de son cycle. Sans être essentielle, cette précision gagne, tout de même, ses galons d'improvisation heureuse, lorsque, incrédule, on furète sur les sites Web à la recherche d'un trésor d'images et de son censé satisfaire le flou d'une attente.

Car loin de toute fiction plus ou moins échevelée, tonitruante, de toute émission à caractère d'enquête sociale ou politique, ce portrait de la vie quotidienne d'une nonagénaire parfaitement autonome, par petites touches impressionnistes - plutôt que par le biais de déclarations ou péripéties fracassantes, rassure et émerveille, tout en même temps. De quoi garantir que la seconde partie de nuit sera alors ourlée de contentement paisible.

Les caméras fort discrètes et même pudiques de Stéphane Manchematin et Serge Steyer, pendant un an, ont en effet capté divers moments d'une existence qui n'aurait certainement jamais eu l'occasion, hors ce contexte, d'attirer l'attention. Puisque, c'est bien connu, le bonheur est ce qui demeure le plus difficile à décrire, écrire, raconter, filmer. En un verbe: représenter. Or, ledit documentaire y parvient excellement. Nul doute que le montage, au final, le cadrage particulièrement soigné des divers plans cernant son sujet sans jamais le prendre ni de trop haut ni à mauvaise distance, contribuent à pareille réussite d'une gageure que beaucoup ont tentée, et rarement remportée.

Illustration 1
photo: Ana Films, tous droits réservés

Suzanne Claudel, née en 1930, vit dans la ferme vosgienne où elle est née et où ont vécu ses parents, et même ses grands parents. À Rochesson. Professeur de mathématiques à la retraite depuis des années, elle a choisi de ne pas faire installer l'électricité ni l'eau courante. Mais se débrouille parfaitement avec les moyens du bord, instaurés, autrefois,  par ses aïeux. « L’électrice, c’est du 110 wolts, fourni par une turbine que mes parents ont installée sur la rivière », confie la solitaire, qui s'en accommode sans forfanterie. Car là réside, aussi, la qualité du documentaire: si elle se confie peu, parce qu'aux paroles trop prolixes sont préférées la raréfaction des mots, l'éloquence des gestes, des regards et des mines souvent réjouies de la vieille dame, c'est sans doute parce qu'avec ses "cinéastes" (comme elle appelle, non sans malice, les réalisateurs) elle préfère, à l'addition, à la multiplication, la soustraction plus convaincante des aveux qui en disent plus long que la bravoure pré-supposée et hors de propos. "On se crée des besoins, mais finalement, on peut s'en passer" ose-t-elle, à peine, pas tant pour moraliser ni justifier un mode de vie qui lui convient parce qu'elle peut "faire ce que je veux quand je veux", mais plutôt comme une certitude viscérale.

On comprend mieux aussi pourquoi le téléphone ne dépend pas d'une installation électrique classique: elle le recharge, au gré à gré, grâce à la batterie. Et n'en est pas du tout non plus dépendante: à plusieurs reprises, la sonnerie intempestive de l'appareil vient trouer la chape de silence voulu par Suzanne qui, loin d'être isolée, continue d'échanger avec ses proches ou la factrice, de recevoir ses voisins lui fournissant plants et graines. Sauf qu'elle ne bondit jamais à la moindre alerte de l'aigrelette sonnerie de son téléphone: râpant des légumes, elle marmonne "je rappellerai" ou, plus philosophe: "c'est sûrement encore la réclame".

Non hostile aux inventions modernes, même si poêle à bois, gazinière trois trous plutôt vieillie et si peu esthétique pourraient faire accroire le contraire, elle regarde parfois la télévision (le discours du pape, lors de la veillée de Noël) ou visse volontiers un casque sur l'écran de l'ordinateur prêté par la production pour qu'elle se rende compte de certaines images qui la filment en train de tricoter, résoudre ses mots croisés, éplucher ses navets ou carottes, confectionner, de manière très artisanale, ses gelées de groseille.

Mais, par-dessus tout, ravissent, dans ce documentaire, les nombreux petits rires de Suzanne lorsque, surprise par un mot de ses interlocuteurs, elle est invitée à commenter ses us et coutumes privés. Son regard émerveillé ou calme lorsque, au petit matin, vêtue de sa jupe écossaise et d'un gilet bleu pétrole, elle contemple le ciel, comme si elle l'apercevait pour la première fois. Scrute la montée des brumes ou nuages, au-dessus de la dense forêt qui jouxte sa demeure. On constate l'aisance et la souplesse d'un corps de 91 ans qui prend plaisir à randonner dans les sentiers de montagne ou se penchant encore vers des poireaux emmitouflés par des neiges, dont elle est capable de distinguer la densité de la matière, par rapport à d'autres. Mais aussi ses yeux attentifs,  lorsqu'elle conduit sa voiture pour se rendre au village acheter son pain et qu'elle salue, au passage, diverses connaissances.

La peur lui semble tout à fait inconnue. Y compris et d'abord de vivre ainsi, en apparence reculée d'un monde dont elle n'oublie pas de capturer les nouvelles, que ce soit par la radio ou par sa lecture du journal "La Croix" auquel elle est abonnée. La solitude n'est pas une ennemie,  pas plus qu'une alliée. Au fil des saisons, elle n'invente aucune occupation futile: elle est, jour après jour, ni une femme délaissée que l'aigreur éventuelle aurait conduite à un renfrognement rancunier, encore moins une héroïne, sauf de son entier et plein libre-arbitre.

Alors, on sait gré aux réalisateurs d'avoir conçu pareille peinture filmique d'une vie dont les exploits se mesurent au degré respecté d'une volonté de sobriété qui reste, sûrement, la preuve la moins répandue, et, hélas, la moins réputée, pour continuer de partager, avec eux et avec nous, le secret d'une vie réussie.

On saluera aussi, au passage, la pertinence du choix des "cinéastes", pour clore leur documentaire: Suzanne, préoccupée par l'énoncé difficile d'une définition qu'elle tente de résoudre, pour une grille de mots croisés: "Toutes ses chaises ne sont pas dans la même pièce", s'écrie alors: "IONESCO !" Puis, réprimant bien vite une satisfaction un brin trop franche, avoue, incrédule, quoique pourtant victorieuse: "alors ça, c'était vraiment pas facile à trouver..."

Suzanne, si elle avait été actrice, aurait pu, en toute modestie et talent avérés, succéder dignement à Tsilla Chelton, la "Vieille" qui créa le rôle pour ces fameuses Chaises, au Théâtre Lancry (Paris), en 1952, imaginées par Eugène, oeuvre bien plus pessimiste que ne l'est ce documentaire fort plaisant.

Suzanne, jour après jour de Stéphane Manchematin et Serge Steyer (Les Films de la Pluie & Ana Films, France, 2023, 87 min).

Jusqu’au 30 septembre, dans le cadre du cycle " L'heure D ": https://www.france.tv/documentaires/5029540-suzanne-jour-apres-jour.html

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