Avec ses yeux bleus cheveux noirs, Jean-Louis Bergheaud, -comme Marguerite Donnadieu le fit pour forger son nom d’écriture en empruntant celui du petit village de Duras, où elle n’était pourtant pas née-, préféra prévenir, lui, de ses origines auvergnates, en troquant son vrai patronyme pour un pseudonyme artistique plus simple : Murat.
Au jeu des ressemblances, entre l’inventeur d’un Cheyenn Autumn fameux et celle qui écrivit souvent moderato cantabile avant d’oser les dissonances braillées, la partie s’arrête là. Leur point commun essentiel restant cependant non des moindres : le goût des mots et d’une poésie qui ne doit jamais aller de soi.
FRILOSITÉS EMBARRASSÉES...
Même s’ils ne l’avoueront jamais tout à fait, nos medias généralistes et peu ou prou familiers ont souvent été embarrassés par le tempérament de l’ombrageux chanteur et musicien. Imprévisible d’une interview l’autre, comme d’un album l’autre, il semblait ne pas assez bien jouer le jeu promotionnel, ne se cachant pas, d’ailleurs, de l’ennui suscité par cet exercice imposé par une maison de disques ou sa propre envie d’en découdre avec l’air du temps qu’il jugeait souvent irrespirable, dès lors qu’il s’éloignait de l’Auvergne.
Embarras manifeste, ce jour, lorsque tous les journaux et même les radios annoncèrent en Unes frileuses la disparition de Murat, ce jeudi 25 mai 2023. Après dix lignes laconiques pour signaler le décès, le bandeau prudent « plus d’informations à venir » dissimule bien mal qu’une nécrologie de Murat n’était sûrement pas prête, même au tréfonds des plus anciens fichiers de quelque ordinateur de rédaction. Car il est désormais connu que toute personnalité un tant soit peu célèbre suscite, aux environs de 80 ans, la précaution d’un portrait quasi hagiographique, composé même longtemps à l’avance, afin de ne pas décevoir l’appétit de lecteurs voulant en apprendre toujours davantage sur ladite personnalité, surtout en ce moment si particulier de dernière révérence`.
Murat, en sale gosse assumé qui ne fit que rarement les choses comme tout le monde, -alors que rien n’était prémédité par ses humeurs faussement désinvoltes-, est entré presque par effraction dans le show-business (modéré) et en ressort par le même mode de la dérobade doublement incongrue : un best of de ses disques gravés entre 1981 et 2021, soit quarante ans de carrière en un peu plus de vingt albums (de studios) aux titres parfois surréalistes quand ils ne sont pas trompeurs (« Le Manteau de pluie du singe », « Le Moujik et sa femme », « A bird on a poire », « Baby love », pour ne citer que les plus énigmatiques), est prévu pour paraître demain, vendredi 26 mai 2023 et ce, sous divers formats. Impossible de croire que ce prétendu « meilleur » -là (une manie commerciale souvent énervante puisqu’on ne sait jamais ce qui prédispose les choix souvent contestables, voire arbitraires avancés) puisse être considéré comme document testamentaire. Mais s’il doit mieux faire connaître cet artiste-poète aux oreilles qui auraient évité de s’attarder sur certains de ses disques, depuis la fin des années 80, on ne pourra que féliciter ceux qui en ont décidé l’avènement, quoique devenu, en cette funeste circonstance, plutôt tendancieux.
...ET AUTRES MALENTENDUS
Dieu sait si les malentendus étaient monnaie courante pour Murat. A commencer par son premier disque sottement écarté par les ondes d’Europe 1 et consoeurs, pour cause de crainte d’autolyse généralisée et encouragée par une chanson intitulée, bravache : « Suicidez-vous, le peuple est mort » A rebours des habitudes et mœurs constatées ailleurs, Murat offrit une prime pochette d’un glamour presque trop raffiné à sa première galette grâce à un cliché du photographe des stars de l’époque, Jean-Baptiste Mondino, représentant Jean-Louis à genoux, coupe de cheveux de G.I., dans la pose d’un soldat qu’un missile viendrait d’atteindre. Le tout baignant dans un noir et blanc neutralisant à la fois l’époque et le modèle. Tandis que pour ce Best of, dernier disque à paraître de son vivant, donc, le mot « best of » graphié en mauve semble zébrer rageusement une photo furieusement prosaïque : Murat, chapeau de paille de jardinier sur un cuir chevelu toujours embroussaillé, bêche un coin de jardin - de paysage. Ceux qui n’ont que de mauvaises pensées iront cyniquement prétendre qu’il s’employait, en images, à creuser sa propre tombe ? comme souvent, l’intéressé n’aurait manqué de ricaner à la gueule de rapaces mal inspirés.

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« A part », « provocateur », « machiste », « paysan » : les qualificatifs parfois peu louangeurs usités par des critiques gênés de devoir aborder l’inventeur de ce qui n’a jamais vraiment ressemblé à un répertoire aisément repérable, témoignaient de la pugnacité des controverses. Le personnage séduisait autant qu’il pouvait décevoir les attentes. Si plaire aussi par sa personne n’était pas une préoccupation, la colère tantôt en volcan ouvert tantôt en sommeil ne tardait cependant pas à monter et à s’exprimer, chez lui, dès lors qu’on s’attaquait à sa façon d’écrire ou de chanter. Faussement résigné, d’autres fois, il laissait dire et écrire. Sans doute suffisamment rasséréné par tous les fidèles - nombreux- qui considéraient son art de coudre mélodies et élégies comme majeur puisque ne s’apparentant plus ou moins solidairement à aucun autre. Même si certains osèrent proposer les noms de Leonard Cohen, Bryan Ferry pour les notes et Ferré pour le verbe. Lui n’a, semble-t-il, jamais revendiqué la moindre influence de qui que ce soit (sauf erreur ou omission). Sans doute parce qu’il était déjà un peu compliqué d’être mi-Bergheaud, mi-Murat.

C’est à Bayon, journaliste à Libération, qu’on dut le début de reconnaissance de l’artiste Murat ; en 1988 et à la veille de faire paraître « Cheyenn Autumn », premier L.P. chez Virgin, après deux autres passés inaperçus chez EMI/Pathé Marconi, malgré la présence bienveillante d’un Claude Dejacques en directeur artistique convaincu. La chanson « Si je devais manquer de toi » est vantée par le quotidien dont l’influence, en matière musicale est redoutée par plus d’une production d’alors. Libération, quelques années plus tard, au moment de la parution du Manteau de pluie, se fendra de 8 pages narrant à la fois les coulisses de la réalisation artistique et une brève analyse des titres y figurant.
Soignés, ces opus réservent leur meilleur part à une stylistique languide (parfois syncopée) qui n’abîme cependant jamais l’articulation de textes qui s’affranchissent (parfois) de toute règle rimée, tandis que le goût des balades n’a rien à envier aux rythmes ailleurs plus frénétiques. Plaintive ou au contraire plus affirmée, la voix semble nouer puis dénouer une écharpe en tessiture de laine courte mais profonde et moelleuse, fleurant bon l’arôme herbeux et âcre d’un miel solide. Frivole au point de friser le vulgaire ("Les gonzesses et les pédés" est le titre le plus saumâtre mais rigolard de sa discographie) ou précieux comme pas deux quand il maîtrise avec une feinte rigueur un style frangé de réflexes poétiques et surannés ("Parfum d'acacia au jardin" tente le coup du haïku facilement troussé), l'auteur-compositeur-interprète ne se refuse aucun grand écart. Mais veille à ce qu'on saisisse bien qu'il éprouve, pour les divers langages (non pour le langage unique) à leurs divers niveaux, une vraie reconnaissance, sinon un respect qu'il ne manque jamais de malmener, transgresser, chaque fois que sa maniaquerie le lui permet.
Chaque disque de Murat s’envisage a contario du précédent. Expérimentant musicalement divers registres, mêlant parfois abusivement des sons de nature sur son chant (bruits de pluies, vents, de cloches, de scie, de guirlandes festives, cris de bêtes…) comme pour tester les limites d’une chanson « documenteuse » (pour paraphraser l’expression si chère à Agnès Varda), se risquant au rock, au folklore des musiques des pays de l’est, plus citations que réels emprunts, au demeurant. Privilégiant, surtout, une poétique où l’animal, la botanique, les noms de lieux secrets ou fameux, de la Sicile (« Taormina ») ou de la Russie, du Brésil (« Le Mendiant de Rio ») jusqu’aux moindres reliefs du Puy-de-Dôme tant aimé (de Chamablanc vers La Bourboule natale, Entre Tuillière et Sanadoire, en passant par le Col de la Croix-Morand…) et maintes fois évoqué, celui qu’on appelait un peu trop facilement trouvère ou barde veillait à ce que chaque disque accumule les pierres brutes comme en un tumulus formant un cairn visible depuis et vers le suivant ou le précédent. Repères de bergers ou de troupeaux qui se défiaient du folklorique pour mieux valoriser la nécessité du poème à ne pas commenter ailleurs qu’en son for intérieur.
« Ange déchu » comme il le clamait à la fois si fièrement et si ironiquement, il savait aussi habiller le maléfice d’une fleur baudelairienne aux vertus universelles : la « Réversibilité » dispensant ses fragrances aigres était comme infailliblement promise à un vase musical agitant des eaux troubles et dormantes, hypnotisantes. Enhardi par ce premier essai, il récidiva pour un album complet, en double hommage à Ferré et Baudelaire: Charles et Léo, Les fleurs du mal (2007). Risquer des audaces était son grand plaisir, comme lorsqu'il invita la comédienne Isabelle Huppert à mêler leurs voix pour célébrer la poétesse libertine et satirique Madame Deshoulières (2001). Et dire que certains l'accusaient de mettre un peu trop en avant les valeurs viriles au détriment des qualités d'un féminisme même modéré...
SOMMEIL DÉFINITIF
« Troublé », « troublant », Murat l’était assurément. Excepté une très dispensable chanson en duo goguenard avec une furieuse vedette aux cheveux de feu souvent artificielle et superficielle, ses hymnes au sentiment nouveau et autres liens défaits, aux hommes faibles et aux Amants de la Terre exigent une écoute attentive comme on la prête à quelqu’un-e qui raconterait pour la première fois le dessin jamais fini des éléments d’un puzzle dont le motif final ne compte guère puisqu’il est connu de tous : le sommeil définitif. Celui en lequel Murat a fini par sombrer, ce jour, de façon bien précoce sans prévenir son monde. Sommeil de poète maudissant l’altérité forcée et l’étroitesse des paysages d’un monde musical qui réfute et dédaigne les trajectoires trop solitaires.
À ce sommeil, Murat avait offert la couleur du faste débarrassé de l’or pour ne garder que le rouge obstiné, triomphant, d’une force de vivre en effet absolument singulière. L’un de ses chants les plus magnétiques. Fragile telle une berceuse oscillant au rythme d’un cortège funéraire s’enfonçant loin en un crépuscule de feux follets faussement fatigués mais jamais funèbres.
extrait de l'album Vénus (1993).
Repères et discographie (très) sélective
-28 janvier 1952, naissance à Chamalières (Puy-de-Dôme).
-1981: premier disque, La Débâcle, Suicidez-vous, le peuple est mort (1981, EMI-Pathé Marconi).
-1989 Cheyenn Autumn (Virgin Disques)
-1991 Le Manteau de pluie (Virgin Disques)
-1996 Dolorès (Virgin Disques)
-2002 Le Moujik et sa femme (Labels Disques)
-2006 Taormina (V2 Disques)
-2011 Grand lièvre (V2 Disques)
-2016 Morituri (Pias Le label, Scarlett)
-2022 Jean-Louis Trintignant, Jean-Louis Murat, Enki Bilal, Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France de Blaise Cendrars (Les Disques du Maquis).