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Billet de blog 26 janvier 2016

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CAROL de Todd HAYNES: un film peut-être exemplaire pour aujourd'hui

Sous ses allures et sa facture de film qu’on croirait « académique », le film Carol, du cinéaste Todd Haynes apparaît comme moderne, audacieusement critique, à plus d’un titre.

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Un roman trop audacieux

Le film est une adaptation du deuxième roman de l’auteur d’origine américaine Patricia Highsmith, obligée, sous peine de censure complète, de recourir au pseudonyme Claire Morgan (un patronyme aux consonances assez francophones) puisqu’il narrait ce qui, en 1952, semblait inconcevable au Royaume-Uni (où il fut publié sous le titre un peu mystérieux de « The price of salt », Le Prix du sel) la difficile liaison sentimentale et sensuelle entre deux femmes.

En France, The price of salt fut traduit par Emmanuèle de Lesseps (qui adapta aussi et entre autres, en langue française, la pièce si controversée du dramaturge Edward Bond, Sauvés) mais en 1985 seulement ( !), soit trente ans après sa composition et sa publication en langue originale. Et sous un titre assez étrange, Les Eaux dérobées (peut-être en guide de clin d’œil au titre d’un autre roman de Highsmith, Eaux profondes, adapté au cinéma, en France, par Claude Miller avec Isabelle Huppert et Jean-Louis Trintignant, impeccables).

D’eau, volée ou profonde, de sel à payer, il n’est pas vraiment question, si ce n’est, alors, de façon trouble et symbolique.

Mais Todd HAYNES réussit fort bien à user des motifs de la pluie de façon très esthétique (et non pas esthétisante), en filmant plusieurs fois le visage de Cate BLANCHETT et Rooney MARA (Carol et Thérése) derrière les vitres opaques des voitures ou taxis qu’elles empruntent ou conduisent.

Opacité, mélancolie conférée à des paysages urbains entr’aperçus à travers ces simulacres de fenêtres, renfrognement du personnage « principal » dans l’encoignure des banquettes arrières ou dans le cadre subreptice du cadre des portières : cette déclinaison en motifs non insistants mais cependant jamais complaisants est éloquente. S’exposer, épier, se cacher, se « voiler » derrière des semblants de larmes fussent-elles tombées d’un ciel tourmenté : voilà bien l’enjeu et de la trame du récit et de l’histoire de ce livre. Et que le film met heureusement en relief.

Grammaire du malaise

En même temps, Carol est montrée tantôt passive, comme emportée, raptée malgré elle par des véhicules, tantôt très active, conduisant, sûre d’elle et avec un plaisir non dissimulé, sa propre voiture grise d’une élégance racée quoique un peu inquiétante.

Car tout le mérite du réalisateur est de parvenir, avec son adaptation filmique, à communiquer cette grammaire du malaise qui caractérise tous les ouvrages de HIGHSMITH. Au-delà de la simple atmosphère étouffante. Inhérente à la vie sociale oppressante qui dicte des règles terroristes pour la survie de l’espèce humaine. Une petite fille est, en effet, l’enjeu d’un divorce qui peut se terminer dramatiquement. Car Carol, après avoir rencontré Thérèse (décoratrice de théâtre au chômage contrainte d’accepter un emploi de vendeuse au rayon « jouets » d’un grand magasin, au moment des fêtes de noël), est trahie et surprise en flagrant délit d’accouplement avec celle-ci, dans une chambre d’hôtel, par un homme aux allures affables mais chargé de pister la femme volage qui enregistre une vidéo compromettante de ces ébats.

HAYNES fait preuve d’une maîtrise jamais ostentatoire dans son choix de disséminer des indices d’une dramaturgie complexe à laquelle le film rend hommage. Femmes compromises par des hommes, impossibilité de vivre librement une liaison qui doit balbutier son nom et s’établit de façon subtile, ascendance apparente d’une femme de pouvoir sur une fausse suffragette (il n’est pas certain que Thérèse soit la fille soumise qu’elle veut faire croire qu’elle serait, face à cette conquête qu’elle tient à garder secrète, au contraire de Carol qui l’avoue à sa meilleure amie avec laquelle elle a conservé de curieuses habitudes de relation), règlements de compte à fleurets mouchetés avec le sacro saint cercle familial (Noël, période réputée souder les clans, est plusieurs fois moqué par un bannissement de la part de ces deux femmes qu’empêtrent des conventions sociales et presque bourgeoises)…  les mailles ténues constituent dès lors un tissu serré qui autorise le spectateur selon son bon vouloir imaginatif, à admettre l’inouï : le coup de foudre brutal et obsessionnel.

Le tropisme des frontières (aucune théorie des genres)

Féminité et masculinité finissent par se calquer l’une à l’autre, comme jamais, auparavant, aucun film n’était parvenu, nous sembla-t-il, à en rendre compte. Fumeuse invétérée, y compris dans des lieux interdits, Carol se laisse convaincre, au magasin de jouets où officie Thérèse et qu’elle rencontre donc pour la première fois, d’acheter pour sa petite fille, un train électrique en lieu et place d’une traditionnelle poupée.

Ce train-jouet, métonymie et avatar dérisoire à échelle différente d’une locomotion ferroviaire, préfigure bien, comme les voitures où s’engouffrent les deux femmes tout au long du film, les véhicules d’une fuite nécessaire mais presque toujours vouée à l’échec puisqu’elle paraît tourner… en rond plutôt que s’évader vers des espaces et des lieux plus aérés. Superposition d’espaces de maquettes et de lieux réels qui se confondent, aux lisières du fantasme protecteur et de la réalité ardue.

On ne pouvait rêver mieux pour traduire cette obsession (légitime) de HIGHSMITH qui considère que la vie est davantage synonyme de combat contre tous les cloaques universellement imposés. Nulle autre qu’elle, un peu à l’instar d’une Virginia WOOLF, mais par le moyen d’une écriture plus retorse, plus insaisissable, et surtout bien moins formelle, n’a su traduire ce cauchemar d’une torpeur poisseuse à laquelle tout individu se trouve tôt ou tard confronté.

HIGHSMITH fut, souvent, à tort, rangée dans les bibliothèques, au rayon « polar ». Une classification de genre là aussi fallacieuse, car à l’opposé d’une Agatha CHRISTIE (par exemple), nulle part ses récits ne plongent dans l’élaboration de fables policières. Ce n’est pas parce qu’elle autopsie apparemment froidement les relations humaines lourdement lestées par de sauvages incomplétudes, qu’elle autorise le suspense à dicter impérieusement la trame de ses romans. Ce n’est pas non plus de la psychologie. C’est un territoire par elle seule inventée, irisé et souvent changeant, insaisissable et diffusant ainsi la pesanteur universelle qu’éprouve, sans se l’expliquer, toute sensibilité.

Mais, pas plus que The price of salt fut réellement un roman « lesbien » contrairement à ce que les éditeurs d’alors prétendaient schématiquement, Carol n’est un film obéissant à un « genre » : il déborde largement et heureusement le tropisme de ces frontières infertiles à rendre compte de la complexité des âmes et cœurs humains.

HAYNES, aidé aussi par une musique de film insidieuse car assez discrète, en apparence apaisante alors qu’elle soutient la tonalité du malaise général et par une photo aux contours trompeurs de couleurs léchées alors qu’elles semblent affadies par des déclinaisons et des nuances de gris perlé par les pluies et des cieux chargés, réussit là une œuvre d’art comme rarement on peut encore en voir, actuellement au cinéma.

L’interprétation de Rooney MARA Cate BLANCHETT mais aussi de Sarah PAULSON (Abby, l’amie d’enfance) sans cesse oscillant entre retenue et désir d’explosion, obéit à ce clair-obscur, cet entre-deux si particulier et typique des romans de l’auteur de M.Ripley .

Les codes souvent figés d’un certain cinéma

 Après L’Inconnu du Nord Express , son roman initial, HIGHSMITH écrivit donc Le Prix du sel  Et, 43 ans plus tard, peu de temps avant de décéder, en 1995, publia un ultime récit assez proche de Carol : Small g : une idylle d’été, dans lequel refait surface la toile de fond d’amours homosexuelles mais cette fois débouchant sur une fin nettement plus cruelle et désabusée que The price of salt (puisque le roman autant que le film qui se termine néanmoins par une séquence plus ambiguë sont surtout conçus pour raconter une liaison hors-normes mais à l’issue plutôt heureuse).

Car l’irruption du sida, la violence barbare de jeunes drogués assassinant l’ami du protagoniste dès les premières pages du livre Small g  nuancent l’optimisme utopique que « Carol » semblait éventuellement vouloir transmettre.

Il m’a toujours semblé, d’instinct, et sa relecture récente l’a confirmé que Small g : une idylle d’été était un récit qui se prêterait assez bien à une adaptation cinématographique (quoique Patricia HIGHSMITH, dans diverses interviews a toujours réfuté l’idée qu’elle écrivait, elle, en songeant à une transposition par l’image).

Qui d’autre que Todd HAYNES, saurait, dans le sillage de cette Carol,  l’envisager, le concrétiser ?

Car il n’est pas si simple de faire correspondre, à l’écran, l’imaginaire proposé par un livre. Si HITCHCOK réussit à le faire avec l’Inconnu du Nord-Express (le choix pas très convaincant de l’acteur Farley GRANGER excepté), c’est sans aucun doute qu’il partageait inconsciemment avec HIGHSMITH, cette obsession pour une représentation du malaise aussi existentiel quoique bien moins théorique d’un Beckett, d’un Sartre, Camus et quelques autres. Lesquels cependant n’auront jamais inspiré la moindre œuvre cinématographique.

Merci à HAYNES, à Cate BLANCHETT, à Rooney MARA et à toute l’équipe du film Carol, de nous avoir, ainsi, réconciliés avec l’espoir d’un renouveau pour un cinéma populaire et exigeant, loin des fresques souvent formatées qu’on nous donne un peu trop souvent depuis dix ans à voir et à ne pas revoir. Certitude partagée par la scénariste du film, Phillys NAGY, convaincue, elle aussi que cette fresque va faire un peu bouger les lignes d’un art qui semble avoir, hélas parfois trop souvent figé ses codes. (1)

Il était temps !?

(1) : « Carol est un film qui fera évoluer le cinéma américain , selon sa scénariste Phylis NAGY », Télérama, 14-01-2016

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