CE QUE DISENT LES ÉTOURNEAUX
Dans la collection qu’elle a créée et qu’elle dirige, « Traits et Portraits » aux éditions du Mercure de France, Colette Fellous (1) a fait paraître, à la fin de l’été dernier « La mémoire délavée » de Nathacha Appanah. Dont les premières lignes sont annonciatrices de la direction que va prendre ce récit de l’histoire d’aïeux ayant migré de l’Inde vers l’Ile Maurice, en 1872 :
« Quand revient le temps des étourneaux qui se déploient dans le ciel pour dessiner des figures liquides et mouvantes, je vois gonfler et se former une dame-jeanne.
Puis un chapeau épais qui lentement se mue en voile qui bat au vent, s’éloigne et disparaît. J’essaie de décrypter le ballet des étourneaux comme je décrypterais un rébus, en espérant que chaque tableau soit un mot, et, mis bout à bout ces mots forment une phrase et soudain, cette phrase serait ma première, mon évidence. »
Peut-on concevoir entrée en matière plus poétique que cet aveu de la façon dont va se déplier l’écriture d’un témoignage très personnel qui nous entraînera loin, aussi bien spatialement que temporairement ? Et, surtout, permise par une accréditation totale aux rêveries offertes par l’attention extrême prêtée aux paroles, descriptions même lacunaires, voire muettes, d’ancêtres qui ressemblent à ces oiseaux voyageurs ?
En un magistral car très judicieux amalgame, Nathacha Appanah apparie langage, volatiles et parentèle :
« Un mot un étourneau des mots des étourneaux une phrase une forme une beauté. Je tords la langue pour qu’elle adopte cette forme, mon père surgit avec sa voiture au coin d’un vers et disparaît, je ne peux pas le retenir, pas comme ça, pas dans ce moule. »
Et, encore :
« Ce soir, les étourneaux sont nombreux, ils ne murmurent plus, ils crient. Leurs formes obscures et épaisses comme l’intérieur des grandes bouches me font battre le cœur un peu plus vite. Ce ne sont que des oiseaux. Ce ne sont que mes grands parents. »
De tels préliminaires délicats à la composition d’un livre ne peuvent que séduire. Il y a du Nathalie Sarraute qui infuse en ces phrases. Non pas tant parce que les deux femmes de lettres portent le même prénom (2) que parce qu’elles prennent soin de délimiter le champ d’hésitations et de scrupules qui s’étend devant un vaste et enviable, aventureux projet d’écriture. Car l’auteur de « L’ère du soupçon » a toujours su mettre en confiance son lecteur pour le prévenir que ce qu’il va lire a été préalablement réfléchi, mûrement pesé, quant à sa faisabilité et à ses objectifs consciencieux. Sans doute n’est-ce justement pas un hasard si, encore, les deux Natacha se retrouvent à devoir convoquer leurs mémoires respectives. La plus ancienne avec les premières années de sa vie entre Russie et France, entre père et mère (« Enfance ») ou à propos du nom oublié d’un peintre pourtant très connu qui détermine tout ce qui suit (Arcimboldo, dans « Ici »). Et la plus jeune avec un passé qui ne lui appartient que par héritage, indirectement. Et qui s’attèle à chasser et croiser aussi bien une saga collective qu’une histoire privée.

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Le jour où Nathacha Appanah demande à sa mère la date à laquelle leurs ancêtres ont migré de l’Inde vers l’Ile Maurice, sa sollicitation demeure sans réponse satisfaisante. Sans doute était-ce le grand père de sa mère, au début du XXè siècle, qui fut le premier à suivre les conseils de l’Empire britannique qui enjoignait les populations les plus nécessiteuses à partir pour espérer une vie meilleure. Mais elle ne l’a jamais connu, pas plus que son nom, son prénom ni même la nature de ce travail, et encore moins la date de son arrivée à Port-Louis. Une seule certitude qui bouleverse l’auteure : « Je sais qu’il avait un numéro, lui. ».
CETTE PHRASE TERRIBLE À ÉCRIRE...
Dès lors, la jeune femme va tenter de réunir toutes les pièces dont elle dispose et qu’elle pourra glaner, pour reconstituer une part de ce passé dont le souvenir n’a été transmis que de manière orale. D’ores et déjà, elle constate : « … il y a aussi au sein des familles victimes d’un grand déplacement (esclavage, engagisme, guerres, conflits) une chape d’invisibilité sur ces premiers déplacés. C’est un effet pervers de la déshumanisation (l’attribution d’un numéro, la perception de l’être humain en objet, commodité ou outil, conditions de vie et de travail, le déracinement culturel et social) et de l’analphabétisme de la plupart de ces engagés. » .
Et, parce que ces « coolies » sont réduits à devenir de véritables bourreaux de travail, il leur était bien sûr à la fois impossible et inconcevable de songer à écrire sur leur condition. Quand on cherche à s’en sortir et quand on est ainsi obligé de s’en remettre au sort lugubre des colonies, on fait table rase de son passé, de son identité, des traditions et coutumes de sa culture originelle. Seule compte la vie « meilleure » promise et la terre laissée derrière soi alors ne compte plus.
Voilà pourquoi Nathacha Appanah, même déconcertée par le manque de précisions et de détails, s’emploie, par la littérature, à « laver », par son esprit, ces ancêtres, à « essuyer leurs visages », à « coiffer leurs cheveux » : « c’est une image presque proprette. C’est une mémoire délavée. »
Mais cette entreprise de nettoyage ne vise pas que ses ancêtres : c’est aussi la mémoire collective de tout un peuple contraint de s’adapter à un nouveau climat, à de nouvelles manières de vivre et travailler, qui est ainsi délicatement brossé pour que ce qu’il en reste brille encore davantage et puisse faire apparaître l’essentiel. Un peu comme lorsque on retrouve un ouvrage égaré, abandonné puis détrempé par la pluie ou l’ardeur d’un trop vif soleil, on soulève avec précaution chacune des pages pour essayer de lire encore et regarder les images voilées par l’encre ternie.
Toutefois, Nathacha Appanah, regardant elle-même les images de ces groupes arrivant à Port-Louis et récoltées dans des expositions ou des documents, a le cœur serré de constater, tandis qu’elle psalmodie leurs noms ou numéros : « ils racontaient toujours une histoire qui n’était pas la mienne » puis, aussitôt : « C’est terrible à écrire, cette phrase. »
C’est donc avec un soin décuplé, et autant de scrupules, qu’elle avance prudemment et que ce qu’elle s’apprête à écrire ne peut se contenter de la fiction comme pour ses récits précédents, publiés alors qu’elle ne savait encore rien de ces origines tues par aveux d’ignorance perpétrée depuis trop longtemps.
Comment et jusqu’où se fier aux archives, dont on sait, par ailleurs, à quel point elles peuvent être lacunaires, mensongères par omission, et puisque le temps lui aussi délave tout ?
En ethnologue-poète qu’elle se découvre devenir, à la faveur de cette enquête qu’elle mène pour réhabiliter la vie et le sort de son arrière grand-père et sa famille, Nathacha Appanah fait travailler l’acuité de son regard sur les photos dont elle dispose, la finesse de son oreille pour distinguer les sons et bruits qui lui parviennent comme en écho même très atténué, depuis ce débarquement sur l’île. Et elle les confronte à ses propres souvenirs d’enfance, comme pour mesurer quelle part restée intacte a pu s’inscrire et rester gravée dans les gestes et rituels festifs auxquels elle a assisté et dont elle ignorait jusqu’alors là encore l’origine.
Dans le vert pâle des champs de canne à sucre, elle guette et devine les odeurs, les horaires de labeur, les journées de douze heures, de 6h jusqu’à 18h puis au-delà pour les tâches annexes, tandis que les femmes s’occupent des enfants et de la hutte familiale quand elles ne sarclent pas les jardins et procèdent à la cueillette des légumes.
Comme pour aider le lecteur à l’accompagner dans cet itinéraire heurté et cabossé par les trous creusés par ce qui manque, l’auteure glisse, entre les pages de son ouvrage, photos ou dessins qu’elle a sélectionnés pour consolider les amarres permettant de s’arrêter en chemin d’un passage de texte qui rassemble des bribes rendues à la cohésion du récit. Les nuées d’étourneaux, des bols de riz gémellaires, une carte, la photo d’une femme tenant un enfant dans ses bras : entre lavis et encre de nuit, cette iconographie modeste n’a pas valeur d’illustration mais de contribution à l’effort de mémoire partagée. Comme pour être sûre, aussi que, imprimée, celle-ci ne soit pas une fois encore frappée d’effacement.
Se défiant de toute chronologie trop rassurante qui ne privilégierait que des enchaînements bien trop logiques mais qui occulteraient les détails de vies singulières car typiques et exceptionnelles, trop longtemps passées sous silence et par le crible d’une discrétion obéissant à des réflexes pudiques nés par sentiment d’infériorité, Nathacha Appanah mélange, à dessein, les époques, les générations, les laissant ainsi s’entrecroiser, se reconnaître ou se différencier pour que chacune sauve sa spécificité.
Même si émerge, de ce grenier en vrac, la figure du grand père, volontiers rebelle lorsqu’il comprend qu’en guise de vie meilleure qu’on lui a fait miroiter, c’est bel et bien une nouvelle forme d’exploitation et une misère durable qui lui sont réservées, à lui et à sa famille, l'écrivain évoque d'autres parents proches et colons anonymes.
UN PRIX ESCAMOTÉ
« La mémoire délavée » figurait, au début de l’automne dernier, dans la liste des livres choisis pour concourir au prix « Renaudot » et, curieusement dans la catégorie « Essais ». Or, il ne s’avance pourtant pas ainsi. Il s’affranchit justement d’un « genre ». Mais il fut, hélas, ensuite, écarté. Depuis, et même si la valeur d'un prix littéraire n'est, somme toute, pas si fondamentale, on sait que le jury a élu Jean-Luc Barré pour son ouvrage sur De Gaulle. Nous serions bien présomptueux de contester ce choix, n’ayant pas lu ce dernier. Pourquoi, cependant, ne pas avoir réhabilité le livre de Nathacha Appanah, cette fois dans la catégorie « roman » ? Sans commune mesure avec celle qui a été couronnée finalement (voir l’avant dernier article de ce blog), l’écriture de la Mauricienne recèle des qualités bien supérieures, ne serait-ce que par son art de rassembler poétiquement des traces mémorielles tout en avançant avec la plus probante des loyautés, jamais en surplomb, jamais en dérision inutile, jamais en affabulation d’aucune sorte. Mais dans un esprit de découverte et d’interrogations sincères, pudiques par un excès de sentiment d'infériorité. C’est à dire : au plus près du lecteur. Pour contourner l’inculte tentation du folklore et de la distance.
Une très sensible, très forte et très estimable gageure.

Nathacha APPANAH, La Mémoire délavée, © éditions Le Mercure de France, coll."Traits et Portraits", Paris, 23/08/2023, 149 p. , 17€ 50. numérique: 12, 99 €
NOTES:
(1) Colette Fellous : née à Tunis, en 1950, écrivain et productrice radiophonique (en particulier, pour France-Culture, Carnet nomade jusqu'en 2015 & Les Nuits magnétiques de 1990 à 1999), a publié, chez divers éditeurs et principalement chez Gallimard, des romans à valeur autobiographique et relatives à la double culture française et tunisienne, entre passé et présent, entre destinées individuelles et collectives. En hommage à Duras, "Le petit foulard de Marguerite D." est son livre le plus récent, paru en 2022.
(2): Natacha Tcherniak, née en 1900 à Ivanovo (Russie), est, en effet, le nom de jeune fille de la romancière, essayiste et dramaturge Nathalie Sarraute.