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Billet de blog 26 août 2018

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Franck Venaille, cette fois, a définitivement quitté sa «banlieue de vivre»

Disparition ce 23 août 2018 d’un des poètes contemporains parmi les plus engagés et ce, pendant toute son existence. Il allait avoir 82 ans à l’automne prochain.

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Issu de l’Est populaire parisien où il est né (dans le XIè arrondissement) en 1936, Franck Venaille a tourné très tôt le dos à son éducation religieuse catholique pour s’engager activement au Parti communiste français. Il sera aussi encore l’un des rares écrivains de profession dont l’œuvre, régulière, figure dans toute bonne anthologie contemporaine dédiée à la poésie. Mais comme on n’échappe jamais complètement aux racines de son éducation, même si l'on a tenté d’en rejeter la part la plus encombrante, il définissait son art comme celui qui consiste à explorer  «le sens de la vie, le balancier entre le bien et le mal, l’aspiration à la sainteté, l’érotisation des souvenirs, le regard froid porté à la maladie, le sens à donner à la souffrance née de la jalousie», confiait-il ainsi dans Tragique, recueil paru en 2001 aux éditions Obsidiane.

"JE TRAVAILLE AVEC DES MOTS SANS ÂGE"

 Et Tahar Ben Jelloun ne s’y est pas trompé, lorsque il salue l’œuvre qui fut récompensée par le Prix Goncourt en 2017 et scelle ainsi son éloge d’un poète pour qui la seule monnaie valide pour vivre était l’enrichissement et le travail des mots : « Vous écrivez sur tout ce qui vous ronge, vous bouleverse, fait de vous un blessé qui n’abdique pas. Vous ramassez vos souvenirs, témoins de souffrance pour les jeter en haute mer pour qu’ils s’y noient. Votre seul bien, c’est l’écriture. Votre capital, votre souffle et votre nécessité. Vous dites : “Écrire m’a fait. Écrire m’accompagne jusqu’à la fin.” » . C’était pour Requiem de guerre. Car Venaille fut toujours hanté par son expérience du service militaire qu’il effectue, à 20 ans, pendant 24 mois, en terre d’Algérie qui est en guerre. D’autres recueils sont consacrés à ce pays et ce, pendant toute son existence : La Guerre d’Algérie (1978, éditions de Minuit) Algeria (2004, éditions Leo Scheer) rythment ainsi une bibliographie qui trouve sa source dans les limons charriés par les énergies de la révolte et de l’angoisse. Pas seulement les siennes, mais celles de tous ceux auxquels il prête attention, comme il le confirme dans un texte inédit (Je travaille avec des mots sans âge, pour la revue Europe dans le numéro « Franck Venaille », juin-juillet 2007).

 « Je travaille avec des mots sans âge, parfois même défigurés au cours des nombreuses guerres du langage. C’est mon acquis. Pour moi, il n’existe pas un vocabulaire prédestiné à l’écriture poétique. Il suffit de regarder autour de soi pour que la langue de tous affirme sa présence exemplaire. Je crois à la solitude, la mienne et celle des humains que je ne cesse de regarder vivre. Je trouve ma force et mes raisons de continuer dans leur comportement, leur regard, toutes leurs demandes informulées mais dont je sens pourtant l’urgence. Je ne suis pas pour autant nostalgique et j’ai conservé, intact, l’idéal politique qui fut le mien. »

 La Belgique (surtout Les Flandres) sera l’autre pays étranger à qui il voue volontiers son artisanat de tailleur de vers ou de prose : « L’Homme de Brussell Noord » (éditions Cadix), et surtout La Descente de l’Escaut, composée lors de ses longues marches pour suivre le fleuve (depuis sa source jusqu’à son estuaire) qui sinue aussi bien en France, en Belgique et aux Pays-Bas, attestent de son attachement sincère pour les terres froides nordiques. Même si, pour des raisons de santé, Venaille est contraint d’interrompre son périple pédestro-fluvial, le recueil dédié aux Flandres et à l'Escaut est également un hommage rendu aux poètes Emile Verhaeren et Maurice Maeterlinck dont il ressasse l’étonnante phrase : « «Il se peut que les maladies, le sommeil et la mort soient des fêtes profondes, mystérieuses et incomprises de la chair».

TRAQUER LES RELIEFS CACHÉS DES SENTIMENTS UNIVERSELS

Car la poésie de Franck Venaille, on l’aura compris, ne s’aventurait pas elle non plus vers des idées ou sensations convenues, trouvait sa raison d’être en hélant les reliefs cachés des sentiments universels et trop rarement exposés. Si la violence et la douleur sont des motifs récurrents, sa stylistique ne trempe pas son inspiration dans la complaisance pour le malheur et la souffrance même rimés ou chantés. Il y induit aussi une ironie qui les timbre et les relativise.

 Comme il se plaît à s’imaginer sous d’autres origines et nationalités, Venaille a su diversifier ses activités : Homme de radio (il fut producteur à France Culture pour « Les Nuits magnétiques » de Alain Veinstein ou « Poésie ininterrompue », l’émission initiée par Claude Royet-Journaud), il avait également fondé deux revues, « Chorus » et « Monsieur Bloom », respectivement en 1968 et 1978. 1978 est également l’année où il prend de larges distances avec le PCF. Mais une initiation puis une familiarisation avec l’art opératique l’autorisent à être, à Nancy, en 1996, à l’occasion de la célébration de la mort de l’auteur des Fêtes galantes, le librettiste de l’opéra de Georges Bœuf, Verlaine Paul. Ou encore, en 1989, l’auteur des essais « Les grands opéras de Mozart » (Imprimerie Nationale) et « K.L.A.S.E.N -opéra en trois actes et quinze scènes (Marval, Galerie Fanny Guillon Lafaille).

 Il s’est également intéressé de près au roman noir, ainsi qu’à la peinture : Peter Klasen et Jacques Monory ayant ses nettes et hautes préférences. (quoi de si étonnant pour Venaille que de partager avec Klasen l'univers des marges urbaines?) Qui tendent à prouver que Venaille ne rejetait pas, loin de là, l’idée que l’art puisse tendre vers le « narratif ». Surtout s’il se risque à ne rien dissimuler de la violence ou de l’apparente laideur d’une réalité faussement prise sur le vif. Surtout, aussi si l’exercice d’un art, quel qu’il soit, s’effectue avec la franchise de l’aveu d’une perception telle qu’elle doit s’énoncer et barrant la voie aux lieux communs. « Ecrire de la poésie exige un statut particulier, celui de ne jamais se compromettre avec les facilités offertes par le langage » prévenait-il dans C’est nous les modernes (Flammarion, 2010). L’usage du pronom personnel le plus fédérateur convenait bien à Venaille et certainement hérité de ses anciennes complicités politiques.

Illustration 1

Une oeuvre de Peter KLASEN datant des années 80 et pouvant illustrer cette recherche poétique de Franck Venaille sur l'érotisation du souvenir, les limites d'une esthétique agressive (par les couleurs et l'esthétique criante du collage) qui témoigne néanmoins nerveusement d'une réalité certes, transposée, mais qui dit aussi l'urgence de protester, d'entrer en résistance contre l'impunité commode de la fatalité des vies urbaines chahutées car habituées à ne s'épanouir que dans une marginalité pourtant stérile et dont certains artistes essaient, aussi,  de rendre compte...

MOT POUR MOT

Sa poésie – hélas peu fréquentée par le grand public – est pourtant à la fois accessible et surtout nécessaire: « Innervée de violence sourde, amère et forte comme ces alcools qu'on boit en frissonnant, la poésie de Franck Venaille gravite dans l'ombre de la grâce. » comme l’écrivait à juste titre, à propos de la ré-édition de La Descente de l’Escaut suivi de Tragique, en 2010, le critique Richard Blin, dans l’excellente revue « Le Matricule des Anges », laquelle avait consacré un numéro quasi exclusif à Franck Venaille l’hiver 2001-2002.

Et le titre le plus audacieux et original qu’ait jamais donné le poète à l’un de ses recueils résume finalement assez bien cet élan ironique et contradictoire : « Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu... Parce que le ciel est bleu !, (PJO, 1972, Atelier La Feugraie, 1984). L'ouvrage donna lieu à une transposition théâtrale saluée, de manière fort élogieuse, par feu le critique dramatique Michel Cournot, dans les colonnes du journal "Le Monde".

 Personnellement, pendant de nombreuses années, le recueil de Franck Venaille « Ça » (Mercure de France, 2009) n’a pratiquement jamais quitté le bureau sur lequel on se penche pour lire et écrire et découvrir les œuvres d’autrui.

Cet ouvrage s’ouvre sur une curieuse confession à la fois vaguement biographique et sérieusement poétique :

 « J’habitais alors sous le soleil tiède des plaines du nord de l’Europe.

C’est peut-être pourquoi je me suis égaré dans cette banlieue de vivre »

 On médita longtemps ce court poème, extrait du même recueil, parce qu’il constituait comme une sorte de boussole pour se rappeler sans cesse à quoi il sert de rimer bien ou mal, dans l’existence, sans oublier de recourir à l'ironie ou à la pirouette verbale pour défier la tentation de la sentence à qui sied mieux la texture de la glaise que la dureté de l'airain :

                            Parfois les mots sont si ténus

           qu’il faut les chercher profondément les chercher

                              Faire le vide autour de soi

                            isoler ceux ayant déjà utilisé

             la quasi totalité de leur pouvoir sur le monde

                                              Alors

                           les survivants peuvent défiler

       se donner à qui, avec conviction, en fait la demande.

                                   « J’aime les tristes ! »

                               dis-je avec ma voix d’oracle

                                      Mot pour mot

À NOTER: Les éditions Mercure de France font paraître, en octobre 2018, le dernier ouvrage de Franck VENAILLE, L'Enfant rouge. Un programme de publication qui n'a évidemment rien à voir avec une éventuelle opportunité liée à la disparition du poète, intervenue dès lors.

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