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Billet de blog 26 août 2023

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« Chambres séparées » : défaite de la liaison

La nouvelle traduction du roman « Chambres séparées » permet de (re)découvrir à quel point l’écriture du romancier italien Pier Vittorio Tondelli s’engageait vers des voies novatrices, que la mort précoce de l’auteur, en 1991, aura hélas, interrompues.

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Sauf erreur ou omission, il n'y a pas d'équivalent, dans la littérature française, à part peut-être la figure de Cyril Collard, acteur et surtout auteur-réalisateur des Nuits fauves (1992) qui firent grand bruit, essentiellement par les polémiques qui suivirent sa diffusion sur grand écran, lorsqu'on découvrit que l'auteur de ce film était partisan, tout en étant porteur du virus du sida, d'unions et relations non protégées. L'artiste fut cependant considéré "culte" d'une génération qui voulait en finir avec la culpabilité à outrance et le devoir de réclusion.

Pier Vittorio Tondelli, lui, de l'autre côté des Alpes, n'a jamais fait l'objet d'aucune controverse, mais a été très vite, -et encore aujourd'hui- considéré comme un auteur d'importance, auquel se réfèrent toujours des passionnés ou chercheurs en littérature. Il n'a eu le temps, pourtant, de ne publier que quatre romans, avant d'être, à son tour, fauché par le Mal-fléau de la seconde partie du XXè siècle, en 1991, à l'âge de 36 ans. "Pao Pao", "Les nouveaux libertins", "Rimini" et "Chambres séparées" sont donc les récits principaux composés par l'écrivain (hors les pièces de théâtre et livrets d'opéra) et tous traduits, publiés en France, dans la collection "Cadre vert" des éditions du Seuil. Nicole Sels a été l'unique traductrice, entre 1985 et 1992 de ces livres. Jusqu'au printemps dernier qui permit de re-découvrir "Chambres séparées", dans une adaptation cette fois signée Vincent Raynaud, et publiée toujours au Seuil, pour la même collection "Cadre vert". Ce choix n'est sûrement pas innocent, de la part de l'éditeur, qui souhaitait apparemment que Tondelli ne tombe dans l'oubli, tant son apport aux Lettres italiennes ne saurait être occulté ou totalement méconnu par de plus jeunes générations.

Illustration 1
couverture du roman "Chambres séparées" - nouvelle traduction de Vincent Raynaud, Le Seuil - photo du bandeau: collection privée, tous droits réservés

AUTRUI ET LE QUANT-À-SOI

"Jusqu'où a-t-on besoin des autres, pour se sentir exister?" pourrait être, en effet, de façon générique, la question qui hante ses romans. Écrivain de l'altérité qui ne va pas forcément de soi, qui se heurte à tous les préjugés, retenues, principes éducatifs, dont tout un chacun éprouve un véritable mal à se défaire, constituer un couple ou faire partie d'un groupe, d'une communauté, quelle qu'elle soit, procède à la fois de l'élan naturel, autant que de l'interdiction inconsciente et de la peur qui nous brident parfois jusqu'au point de non retour.

Pareille question ne peut qu'être pertinemment réactivée, à l'ère où la figure du "vis-à-vis" est complexifiée, brouillée par l'usage frénétique et généralisé des nouvelles technologies. Venant raviver les limites de notre "quant-à-soi", de nos aptitudes à savoir recevoir, entendre, voir l'Autre non comme un prolongement de ses seules et égotistes prérogatives personnelles, des récits d'avant la révolution numérique peuvent, sans aucun doute, nous aider à re-saisir à quels enjeux nous exposons nos choix de vie, de partages, d'affinités ou d'oppositions légitimes.

« Ils ont écrit ensemble, ils ont joué de la musique et dansé ensemble. Ils se sont déchirés, bagarrés et même détestés. Ils se sont aimés. Mais c’est comme si, d’un coup, à côté de ce lit d’agonie, Leo comprenait qu’il avait vécu non pas une grande histoire d’amour, mais une petite aventure d’internat. Comme si on lui disait : « Vous vous êtes bien amusés, c’est parfait. mais maintenant il est question de vie et de mort. Une vie est en jeu, et nous - père, mère et fils - y jouons un vrai rôle. »

Leo sent alors que la totalité de son existence est séparée des grands événements de la vie et de la mort par un fossé. Comme s’il avait toujours vécu dans une zone à l’écart de la société. Comme si son mal de vivre, son bonheur, ses errances, tout s’était déroulé sur une scène. Et la représentation est sur le point de se terminer. Les pères, les mères, l’Eglise, les pouvoirs et l’état civil reprenaient ce qui leur revenait de droit. Ils rangeaient, enfouissaient, livraient tout à la poussière des archives. Tout sauf l’insignifiante douleur d’un jeune homme étranger.

Leo serre la main du père de Thomas. Il le regarde droit dans les yeux. Le même visage que son fils. Si celui-ci pouvait arriver à cinquante ans, peut-être deviendrait-il ainsi, un bel homme, grand, et aux manières distinguées, les épaules un peu voûtées, avec d’incroyables sourcils, aussi épais que noirs. Mais Thomas se meurt. À vingt-cinq ans. Et lui, Leo, qui en a seulement quatre de plus, est à présent veuf d’un compagnon qui n’en a jamais vraiment été un, d’ailleurs il n’existe même pas de terme, dans aucun dictionnaire, pour définir une personne qui n’a été ni mari, ni femme, ni amant, et pas uniquement compagnon, mais la part prépondérante d’un nouveau destin à partager. » (1)

On voudra bien excuser la relative longueur de la citation, quand on saisira qu'elle présente non seulement l'enviable avantage d'offrir un résumé du roman dans son ensemble, mais aussi et surtout de contenir, à elle seule, ses principaux éléments stylistiques, thématiques, philosophiques, voire théologiques.

À cet égard, il semble capital de signaler que, dernièrement, en Italie, une tentative de réappropriation de "Chambres séparées" par des lecteurs qui pensent trouver dans le récit des traces d'une éventuelle "rédemption" de l'auteur eu égard à son homosexualité (largement assumée, pourtant) a provoqué moult concert de protestations qui se justifiaient pleinement. Victime des assauts de ceux qui propagent des éclats de "cancel culture", l'oeuvre de Tondelli est heureusement défendue par ceux qui ne sauraient supporter, à juste titre, qu'une lecture orientée, biaise et dénature son originalité.

"Chambres séparées" est structurée en trois parties: "Vers le silence", "Le monde de Leo" et "Chambres séparées" (cette dernière offrant donc au roman son titre éponyme). Cette donnée est essentielle, car elle permet de caractériser l'ensemble du récit comme un véritable Concerto. Triptyque où absence de son et espaces (du plus large au plus intime) caractérisent, précisément, la nature d'une liaison amoureuse et sa mort douloureuse, entre un musicien et un écrivain. Jeunes, tous deux. Mais aux origines sociales divergentes. Thomas est l'homme des sons, plutôt fauché et Leo, l'homme des mots, bien plus aisé, qui entretient économiquement son amant,  considéré comme désinvolte à l'égard des préoccupations matérielles.

MALMENER L'ART DES LIAISONS ET ENCHAÎNEMENTS

Stupéfiante, car brutale (à dessein) est la façon qu'a Tondelli de raconter, dans les premières pages, la rencontre entre les deux hommes, les tentatives de séduction difficiles au début, jusqu'à une première nuit, ensemble, qui se gardera bien d'entrer dans les détails et qui déçoit (toujours à dessein) le lecteur, puisque, sitôt après, se raconte l'agonie de Thomas (cf. l'extrait ci-dessus).

Or, il ne s'agit pas là que d'une trouvaille narrative. En refusant le cours habituel d'une narration chronologique émaillée d'éventuelles péripéties (qui interviendront plus tardivement, au fur et à mesure des réminiscences de Leo), Tondelli bouscule les conventions, refuse l'enchaînement fluide. La liaison. Qui irait de soi pour nous raconter, même tragique, les vicissitudes d'une relation amoureuse qui n'aura duré que le temps de la pressentir avant que d'essuyer sa franche dérobade.

Réfutant les considérations psychanalytiques qui ne manqueraient pas de s'ordonner si le roman avait pris le chemin trop vite et paresseusement tracé pour narrer une vie et le monde de Leo abandonné à la stupeur du vertige de la séparation définitive, Tondelli choisit, pour bousculer nos conforts, de renvoyer en deuxième partie du livre l'écrivain dans sa région natale, (l'Émilie-Romagne, qui est aussi le pays de naissance de Tondelli) renouant ainsi avec son enfance, sa famille et ses désirs tus, enfouis et qu'une fuite trop hâtive hors ce contexte corseté pour espérer vivre pleinement la réalisation de ses aspirations à la fois intellectuelles et sentimentales. Or, ce retour d'un Ulysse revenu des illusions et du chant de sirènes particulièrement retorses, n'est pas l'équivalent d'un retour en arrière. Ni une tentation de trouver refuge et consolation, y compris dans les églises que le protagoniste re-visite, à seule fin d'espérer trouver des réponses, y compris ontologiques, quant à sa destinée fracassée.

Jamais autre roman ne tient autant en haleine, alors qu'il désordonne la chronologie, sinuosité habituelle et si souvent, hélas, académique, qu'elle ne peut que sembler factice.

Tondelli excelle dans l'art de malmener les liaisons, les enchaînements. Non par malignité éventuellement perverse ou pour soumettre son lectorat à une manipulation. Mais sans doute pour mettre mieux en relief l'absurdité inhérente à toute tentative de récit biographique rondement organisé, logique, imparable.

Nul doute que, se sachant atteint d'un Mal qui l'emporterait avant un terme raisonnable, cette conviction ne peut, en effet, que nous convaincre de l'insolvabilité de ce qu'on a tôt fait d'appeler "Destin".

Pour mieux nous en convaincre, il suffit aussi d'apprécier à quel point Tondelli soigne son écriture, lorsqu'il suggère que bien des situations en lesquelles ses personnages croient maîtriser le cours de leur existence, ne cernent pas du tout le "théâtre" et les artifices  qui meublent et habillent faussement les lieux de rencontres ou de plaisirs. On saluera le traducteur, Vincent Raynaud, d'avoir su si bien mettre, par exemple, en exergue, par son adaptation rigoureuse, l'un de ces outils stylistiques choisis sciemment par l'auteur.

On s'extirpe de la lecture de "Chambres séparées" fort troublé. Conscient et compréhensif d'un désordre narratif qui n'est qu'apparent, puisque il organise, mieux que par tout autre moyen, le même chaos intérieur lancinant qu'éprouve Leo,  séparé d'un compagnon à jamais nimbé dans les lueurs d'une chimère.

Reste, cependant, longtemps, en souvenir, une fois le livre refermé, l'image prégnante bien que vitrifiée par les contours d'un flou irrémédiable, du visage de Leo appuyé, presque pour l'éternité, contre le hublot d'un avion, car tentant, par-delà les nuages, de mieux appréhender à quoi il ressemble lorsque il porte les stigmates d'un chagrin dû à l'effroi de la mort...

Au nôtre ?

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note:

(1): Pier Vittorio TONDELLI, Chambres séparées (Camere separate), nouvelle traduction (de l'italien) de Vincent Raynaud, © Paris, Le Seuil éditeur, avril 2023, pp 40-41

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