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Billet de blog 27 octobre 2023

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Rentrée littéraire: « Hors Saison » de Basile Mulciba

Un jeune homme lâche ses études de médecine et rejoint une région qu'il ne connaît pas, à la montagne. Dans une station de ski où il est engagé comme saisonnier. Mais les aléas d'une météo capricieuse et ceux du destin tout aussi retors auront raison de cette escapade. « Changer la vie » : est-ce le programme de chaque aujourd'hui ?

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Admettons, d’emblée, qu’il n'est pas si fréquent qu'un premier roman nous laisse, des jours après avoir refermé sa dernière page, l’insistance d’un sillage entêtant, continuant de faire infuser l’appréhension sensible du livre.

C’est justement ce que ce Hors Saison de Basile Mulciba réussit complètement, tandis que d’inattendues réserves avaient pourtant failli s’insinuer, eu égard à un rebondissement, aux deux tiers du récit, qu’on estimait a priori dispensable. Réserves qui, heureusement, cédèrent sans peine face à ce qui importe le plus, dans ce roman : une qualité d’écriture poétique indéniable, une parfaite maîtrise de la narration, à la fois fort simple mais recelant, en ses détails, nombreux, l’art de relativiser une approche du réel qui se voudrait réaliste quand elle montre des prédispositions pour tout ce qui ressort de l’univers du rêve, voire du fantasme.

 C’est que la Nature est, sans doute, le vrai personnage de Hors Saison. Pas tant personnifiée comme aimaient à l’inventer certains poètes élégiaques et romantiques, que comme puissance souveraine à laquelle les protagonistes tentent, de se soustraire ou, au contraire, de se fier.

ÉLOGE DE LA FUITE

 Nous faisons certainement tous, à un moment donné de notre existence, l’expérience marquante de moments de vie où tout ce qui nous entoure échappe à notre entendement et, avant tout, à notre contrôle. Sentiment de ne participer que malgré nous, ou de trop loin, à la familière marche de notre petit monde, de notre entourage. Comme il nous arrive, aussi, de passer en quelque lieu habituellement animé mais que notre présence semble contrarier, au point de le réduire au suspens, à la retenue. Village touristique abandonné par ses résidents éphémères, reliefs de fête à laquelle nous avons tardé à participer, quais d’une gare désertés sitôt les derniers trains partis… l’âme de ces endroits subitement éteints, comme chloroformés,  n’est plus palpable. Et c’est donc le silence, la couverture informe d’un brouillard inculte qui les nimbent. On pourrait alors croire le temps définitivement affranchi des cadrans, des délais, des repères. Une opacité figée les vernit et menace de nous engluer dans ces temps et lieux de nulle part.

 Voilà le cadre principal et général choisi par Basile Mulciba pour fixer quelques personnages sur une table d’entomologiste bienveillant car paraissant n’avoir rien préconçu avant que de les plonger dans un milieu ambiant à la fois singulier et banal.

Yann, vingtenaire, qui vit encore chez ses parents, est étudiant en médecine, -dans une métropole dont le nom semble n'avoir aucune importance (puisqu'on nous le laisse seulement vaguement deviner). Anne-Lise est une compagne fidèle qui l'aide à persévérer dans ce cursus. Au mitan de la quatrième année de celui-ci (qu'il a redoublée), le jeune homme décide de s'octroyer un congé et, sans avoir prévenu personne, se fait embaucher comme saisonnier dans une station de sports d'hiver. À la montagne, dans un environnement et un pays qu'il méconnaît totalement. Une avarie de train sans gravité retarde son arrivée au village, lui fait rater le dernier bus censé le mener jusqu'à l'hôtel où il doit travailler. Tandis qu'il s'engage dans un périple d'improvisation à pied, inconscient de la distance qu'il lui faudra parcourir, Hans, son employeur, inquiet de n'avoir pas de nouvelles, puisque averti, au préalable, de l'arrivée de Yann, est parti à sa rencontre et l'amène, alors, à bon port.

"En l'absence de visibilité, il se représenta son environnement par les frémissements du monde, par le vent dans les épines de pin, par la foulée des mammifères sur le duvet d'aiguilles et de mousse, par le craquèlement des écorces et le chant des oiseaux de nuit. Ses pas se firent plus lourds, comme si la gravité s'accentuait et s'épaississait et, sans forcément avoir conscience du chemin parcouru, il se sentit progresser dans son ascension." (1)

Cet extrait présente l'avantage d'énoncer déjà l'arrière-plan symbolique de ce qui ressemble à une quête initiatique. L'idée même d'essor, d'efforts, de chemins à franchir et surtout à gravir, parcourt tout le roman. À des intensités et degrés divers. Incapable de clairement formuler la vraie raison d'être de sa fuite loin d'un univers familier et rassurant pour se mesurer à l'inconnu, Yann fait preuve, néanmoins, d'une enviable persévérance. Sans fil d'Ariane, ce labyrinthe en lequel il s'est volontairement engouffré l'obligera à passer par des étapes qui seront autant de défis pour mesurer ses facultés d'adaptation.

Au lendemain de son arrivée en cette terra incognita, un échange au téléphone avec Anne-Lise qui ne comprend pas pourquoi ce projet d'escapade fut fomenté sans lui laisser le choix d'y participer ou non, va se conclure par la décision d'icelle de rompre. Passé le choc de cette nouvelle, Yann en ressentira une colère sourde mais lancinante. Au point de ratiociner les mots définitifs qui lui ont été assénés.

"... quand il comprit qu'elle le quittait, il eut soudain de nouveau cette sensation, l'impression de s'écarter de lui-même. Au téléphone, la voix se fit plus lointaine et les mots lui parvinrent comme en écho. Le flot de paroles d'Anne-Lise et celles qui lui restaient dans la gorge se nouèrent et formèrent une pelote de sentiments mêlés, la désagréable impression de subir une situation dont il était à l'origine mais qu'il n'avait pas eu le courage de provoquer., l'humiliation de voir ses peurs et ses craintes ainsi mises à nu par celle-là même auprès de qui il avait voulu ne rien laisser paraître. Et puis la colère, l'incohérence de la surprise d'Anne-Lise à l'annonce de son départ alors qu'elle disait aujourd'hui qu'elle savait, qu'elle sentait déjà tout, que ce que Yann avait pensé être une faute et qui pesait sur ses épaules avait au contraire constitué pour elle la légèreté qu'elle cherchait et qu'elle n'osait lui revendiquer." (2)

C'est l'autre qualité du roman: savoir user des verbes et d'un lexique relatifs à la distance et à son inverse. Proche et lointain sont des adverbes ou adjectifs qui règlent sans cesse le pas des pérégrinations ou des tentatives de séduction entre les personnages. Mais aussi et surtout dans la nature où aucune activité, aucune intervention humaines ne peuvent s'envisager sans une maîtrise, sinon un contrôle des repères spatio-temporels.

S'éloigner, un temps, de son confort et de ses aises, quand bien même c'est à dessein de prendre le champ et l'occasion de changer les perspectives de notre destinée, présente aussi évidemment le risque de bousculer autrui, de déplacer les centres d'intérêt, de brusquer les affections, précipiter les inimitiés. Or, pour Yann, rien de plus pressant, rien de plus irrésistible, que de fuir. Vite et bien. Même s'il s'efforce de ne pas le savoir lui-même. L'oubli d'un objet important, laissé chez sa mère, confirme, tel un acte manqué, l'impréparation manifeste de ce voyage.

L'AUTRE, COMME UN PÉRIL

Si Yann se montre, par la suite, prudent, dans ses relations nouvelles avec d'autres saisonniers, tâchant de ne pas se lier trop étroitement avec Charlotte, une ancienne camarade que le hasard lui fait retrouver à l'occasion d'une fête de fin d'année, ou avec Joachim, un comparse visiblement attiré par lui, il ne verra pas venir le lent tissage d'une liaison  aussi abrupte qu'éphémère avec... son employeur. Lequel, divorcé, et en pleine crise de la quarantaine, éprouve de plus en plus de difficultés à gérer son hôtel. Héritage familial qu'il a choisi d'accepter et de faire fructifier, quant bien même la gageure se révèle périlleuse. Au point d'envenimer ses relations -jusqu'ici loyales - avec une soeur grâce à laquelle l'affaire est demeurée à peu près prospère.

Symbolique, donc, aussi, ce nouveau lien étroit de Yann avec Hans qui, vaincu par les aléas d'une météo peu complaisante, se voit contraint de renoncer au personnel recruté pour l'hiver. Doit-on, en effet, souligner absolument l'origine commune des deux prénoms (Jean) pour mieux se convaincre qu'il y a relation en miroirs absolus, entre les deux hommes? Plus que relation sentimentale. Laquelle surprend le lecteur (la fameuse péripétie qui nous sembla pas forcément nécessaire ni très crédible) mais finit de vous convaincre, tout de même, de son efficience pour faciliter les termes d'un rébus sans solution univoque.

La neige refusant de tomber et qui, au fil des jours, devient l'obsession majeure de la plupart des conversations dans tout le village, fait figure, elle aussi à la fois de support symbolique et d'élément propice à espérer tous les changements possibles. Car a-t-on absolument besoin d'un blanc étale recouvrant tous les repères aussi bien géographiques que psychologiques pour "refaire sa vie"? Pour recommencer à zéro? s'illusionner quant à notre capacité à franchir les obstacles pour grimper vers un sentier garantissant notre dépaysement de tout ce qu'on connaît, sinon pour atteindre un mât de cocagne plus ou moins conscientisé, identifié?

SE PERDRE POUR ATTEINDRE L'ALLÉGRESSE

Dans ces moments d'intense suspension des heures, jours, nuits mais aussi destinées, le désoeuvrement de tous n'est pas même un état d'âme générant l'ennui. Bien au contraire, ces semblants de vacuité, de vacance forcée, sont comme mis à profit par les personnages pour exercer leur irrésistible besoin de s'employer à la solidarité, à l'écoute, à la prise en considération de l'Autre. Inconstants car sans doute trop libres et trop jaloux de leur disponibilité vierge et permanente, ils se risquent néanmoins à s'engager dans des voies étroites, opaques, imprévisibles.

À leur image, la Nature malgré ses aspects imperturbables ou tangibles, contribue à sa façon, à défier les expectatives, à les contrarier en les dés-orientant. Bien qu'austère, parfois menaçante et sauvage, elle offre à Yann le refuge que ses fréquentes promenades semblent rechercher. Quitte à alimenter son goût pour le péril et l'aventure:

"Il voulut se perdre. Il commença à tourner à gauche, à droite, déjouant au dernier instant ce qu'il avait prévu et dérivant de son intention initiale pour suivre le bruissement des arbres, les murmures de la faune et les battements d'ailes des oiseaux. Pour se perdre plus encore, il pressa le pas et se mit à courir, anticipant à la dernière seconde la foulée suivante, comme s'il devait semer un poursuivant. Même si le tapis d'aiguilles et l'amoncellement de feuilles mortes rendaient par endroits le sol illisible, Yann savait par instinct sur quelle souche prendre appui, que l'espace entre deux racines était suffisant pour accueillir son pied, que la mousse sur le tronc d'arbre était sèche et ne le ferait pas glisser. Une allégresse intense se formait en lui. Il ne perdait pas l'équilibre et à chaque mètre supplémentaire sans chute, il se sentait plus léger." (3)

Pareil extrait de texte vous permettra de mesurer comment Basile Mulciba, par une maîtrise ô combien probante de l'agencement à la fois précis et poétique des mots les plus courants, sait ce qu'écrire veut dire: convoquer, chez son lecteur, le sentiment diffus mais au plus exact de la rigueur, que le langage en dit toujours beaucoup plus que par le sens primaire de sa réputée évidence, dès lors qu'il cherche, à l'instar de leur auteur, à partager la fugacité d'une émotion, infinitésimale ou grandiose: la valeur n'a que faire de telles considérations quantitatives.

Se confronter à une Nature réputée âpre et indocile semble plus aisé, pour Yann, (qui éprouve donc une vraie gratitude pour sa bienveillance et sa protection) que s'étourdir dans des relations autrement plus engageantes avec ses semblables: il ne fuira pourtant pas quand l'élan d'un sentiment affectif à l'égard de Hans l'obligera à admettre l'inconcevable.  

Gageons que si vous commencez à lire Hors Saison, vous ne saurez avoir envie de stopper votre randonnée prématurément. Tout au contraire, grâce à ce chant clair et tenu, profond et symphonique, hymne à la montagne et aux affinités électives (surtout quand elles empruntent l'itinéraire d'une embuscade insoupçonnée), vous dédaignerez haltes et répits, suivrez le jeu des balises embrouillé, perdrez Nord et boussole, le temps d'une escalade qui vous réservera, en son terme plus ou moins résolu, le plus enviable des panoramas: un regard élargi sur la vie qui ne se présente, à coup sûr, jamais comme nos songes et secrets l'avaient imaginée...

Illustration 1

Hors saison, de Basile Mulciba, © éditions Gallimard, coll. Blanche, Paris, août 2023, 192 pages, 19, 50 € (livre imprimé), 13, 99 (livre numérique), ISBN : 9782073005878

notes:

(1) : Basile Mulciba, Hors Saison, p.29

(2) : ibid. p. 54

(3) : ibid. pp. 70-71

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