Issue d’un des tout premiers albums, La Fossette, de DOMINIQUE A., en 1992, « Sous la neige » est une chanson notoire, puisque la musique est un écrin rigoureusement assemblé à la verroterie volontaire de ses mots: elle semble couvrir le chant, s’imposer à la voix.
Comme si l’interprète avait des flocons plein la bouche mais qu’il parvenait cependant à clamer l’ivresse d'une intempérie, tandis que la rythmique s’impose pour figurer la franche tombée de la neige qui recouvrirait tout le paysage et finirait par nous engourdir l'ouïe.
D’abord lent et régulier, ledit rythme finit par accélérer, répétant à l’envi les mots du début, mêlés à ceux des quatre autres phrases qui constituent l’armature de la chanson. Car celle-ci est économe en vers qui ne cherchent pas même à rimer (ou alors, à dessein, pauvrement).
L’impression de ne pas avancer, de s'efforcer d’être valeureux dans l’inertie, les liens de causes à effets déliés psalmodient l'hébétude (« comme tu me parles bas, nous avançons peut-être »). Le silence obligé de la marche avec répétition du vers précédent paraît claudiquant tandis que l’opacité du rideau de pluie givrée s’abat sans discontinuer.
Voilà peut-être une sorte de métaphore globale de notre façon commune d’avancer dans nos existences avec pénibilité déniée. Espérant, bien sûr, la clarté d’un « sentier où la lumière est franche ».
Et la chanson de s’élancer à la façon d’un art brut qui refuserait le moindre élan de perfection, illégitime, ô combien, ici. On peut même percevoir, nu et sans fard, un léger bafouillage de l’interprète (« co ») pas même réprimé ni effacé au mixage.
Car la neige, en sus de gommer tout repère dans le paysage, dans l’espace et le temps, compromet aussi le faux frère du silence: le balbutiement.
C’est, pour moi, une chanson comme composée en purs noir et blanc. Et j’en connais peu, de similaires, qui parviennent à réussir cette gageure sûrement non préméditée. A la manière d’un tableau qui saurait rendre presque exactement la danse blanche de la neige, la pétrification des corps qui sinuent vaille que vaille malgré l’obstacle aux allures d’aubaine.
« Nous nous sentons si loin qu’aucun de nous ne bouge » : remarquable paradoxe qui coud la bouche bée de son éloquence et qui sera répété plusieurs fois. Le texte, d’ailleurs, est comme troué, comme si le blanc l’emportait et voilait, immanquablement, une éventuelle intégrité des sensations, impressions. Langage raidi et rendu à sa plus stricte expression atone. Un feu couve sous la cendre des mots.
Fausse épure (bien que DOMINIQUE A. la courtise volontiers), la chanson finit par être aussi radicale qu’un noir inversé de Pierre SOULAGES.
Il faut saluer aussi – une fois n’est pas habitude – la subtile mise en image, dans le petit film ci-dessous (qui se garde bien de l'illustrer) par Jean-Marc Panis pour l'exposition de Benjamin Demeyere "Neige", datant de l’été 2004 et présentée à la galerie De Zwarte Panter à Anvers (Belgique).
La marionnette, mode de représentation artistique parvenant à exhiber le paradoxe du comédien, offre ici une correspondance avec le chant, absolument judicieuse et salutaire.
Je pense, chaque fois, en écoutant "Sous la neige", à Robert WALSER, à sa courte pièce L'Etang, visionnaire, ou à son opuscule Retour dans la neige (1), en lequel il consigne que "Les bêtises et petitesses du quotidien, qui ailleurs triomphent gardent ici le silence", à son petit chapeau échoué mort le jour de son décès, près de lui, un soir de Noël. A Peter HANDKE ("Après midi d’un écrivain", récit saisissant d’un homme effectuant un long trajet de la campagne vers la ville et à qui le séjour sous la pluie givrée fait advenir une somme de pensées inédites et personnelles). (2). Je pense à René CHAR et à sa formule concise et elle aussi fraternelle de cette œuvre de DOMINIQUE A. : « Cette neige, nous l’aimions, elle n’avait pas de chemin, elle découvrait notre faim. ».
Comme si la neige avait toujours cette qualité d'éteindre les fracas de l'accessoire pour mieux réactiver les feux de l'essentiel qu'il nous faut rallumer sans cesse, sans perdre courage ni haleine ?
Empruntant l'apparat du luxe des haillons d'une comptine, "Sous la neige" finit par interrompre, en les hypnotisant, nos hibernations.
Notes:
(1) Retour dans la neige de Robert WALSER, texte français traduit de l'allemand (Suisse): G. HOUCHIDAR, éd. Zoé, 1999.
(2) Après-midi d'un écrivain de Peter HANDKE, texte français traduit de l'allemand (Autriche) par G.-A. GOLDSCHMIDT, coll. Arcades, éd. Gallimard, 1989.