Des lustres que l’on n’avait plus regardé ce pseudo grand festin de congratulations un brin forcées, de déclarations d’amour éternelles à la profession, de paris bravaches sur des têtes d’affiche souvent d’une seule saison, de considérations plus ou moins judicieuses quant à l’éternelle querelle entre théâtres public et privé. Trop souvent consacrée aux spectacles avant tout parisiens ou à forte valeur ajoutée grâce à la présence de vedettes visibles aussi au cinéma, la cérémonie faisait fi des formes de spectacle pluridisciplinaires, des artistes dont le seul nom ne répondait pas à la vertu réputée intéresser le public le plus large qui soit, ni des réelles difficultés éprouvées par des troupes de province ou d’Avignon Off à boucler un budget pour tourner. Car paillettes et faux luxe des coulisses se devaient d’orchestrer et rythmer cette succession de portraits en trompe-l’oeil rapidement troussés au gré des remises d’un trophée-hochet pour ceux à qui est de plus en plus reproché de biberonner aux subsides publics.
FLONFLONS, PALMARÈS et FLEURONS
De quoi fut-il question, tout au long de ce qui essaie, tant bien que mal, de ne pas ressembler à un pensum de fin d’année scolaire lorsque, jusqu’à la fin des années 60, on ne s’échappait pas vers un été vacancier, non sans avoir été félicité ou humilié de recevoir Prix d’excellence, Prix d’honneur ou… rien, en récompense d’une année scolaire studieuse ou laborieuse. En ce lundi 28 avril (les Molières ont toujours lieu un lundi, jour de relâche de la plupart des théâtres) la Maîtresse a été plutôt bien choisie : assez jeune (mais pas trop), vive et accorte (mais pas trop), à l’articulation claire (quand elle ne bafouille pas), régissant avec efficacité ce moment d’intendance où s’organise donc la répartition des lauriers dans un jardin où l’on s’en vient faire sa cour adroite ou parfois gauche, qui n’a plus rien d’un Eden artistique.
L’inconvénient avec ces soirées de défilés qu’il s’agit de rondement mener avec un sourire à chaque coin de lèvres ou alternativement avec un air goguenard ou défaitiste mal dissimulés, est de devoir se contenter d’un fort faible échantillon de ce qui se produit au cours d’une saison sur les plateaux des théâtres français. Pas un seul Centre Dramatique National représenté : on refusera donc de comprendre comment ce réseau historique et encore si indispensable sur tout le territoire peut accepter d’être ainsi ignoré, lui qui, plus qu’un autre, contribue largement à la découverte, au maintien de l’effet d’appétit et de curiosité pour divers publics, de ce qu’est encore l’Art dramatique et ses Arts connexes inventés par des artistes aux profils diversifiés (chorégraphes,circasssiens, mimes…). De ceux-là il n’est pratiquement jamais question. Et que dire de l’absence totale, cruelle et totalement injustifiée des Arts de la Marionnette pourtant de plus en plus plébiscités par des spectateurs conquis par la richesse de plus en plus flagrante d’une discipline qui sait faire beaucoup avec presque rien ?

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Plus ennuyeux (dans tous les sens du terme) : le Palmarès ainsi révélé consacre surtout des fleurons peu embarrassés d’encore et toujours encourager le classicisme et des formes à peine dévoyées d’un académisme bon teint. Exit l’auteur contemporain vivant (à peine représenté dans une catégorie où les choix demeurent contestables) et encore davantage l’auteur contemporain vivant d’expression francophone ou étranger. L’âge d’or des textes de dramaturges allemands, anglais, norvégiens, espagnols, catalans, italiens, est bel et bien révolu : ils sont déjà la portion congruë dans les saisons et sur la plupart des scènes françaises et totalement jetés dans la coulisse la plus noire en ces Molières ne jurant que par Victor Hugo ou Paul Claudel (Les Misérables en Comédie Musicale et Le soulier de Satin en performance Comédie-Française malgré des coupes dans le texte dommageables à la perception de son intégrité). Comme il faut bien apporter aussi une caution au rôle prétendument documentaire du Théâtre eu égard aux réalités socio-économiques-historiques d’un pays qui ne veut jamais faire oublier l’ADN « Révolution française » viscéralement attachée à sa réputation de contrée émancipatrice, le spectacle Du charbon dans les veines campant la lutte des gueules noires dans les crassiers du Nord pourra s’enorgueillir jusqu’à la gêne d’avoir raflé cinq statuettes (« c’est beaucoup, c’est même sûrement beaucoup trop » se risquera à reconnaître un membre de la troupe, confus de se retrouver une cinquième fois convoqué sur scène pour être ovationné). C’est certainement mérité (nous n’avons pas vu le spectacle) mais enfin, une telle opulence pour une seule cause, tout comme le rab servi lui aussi cinq fois à Eric Ruf et à son Théâtre du Français (une institution qui devrait, par principe et sauf exception notoire, être tout simplement écartée d’un tel concours-compétition, tant ses moyens humains, scéniques, financiers, sont sans commune mesure avec les autres) nous laissent à penser qu’ils sont les deux arbres qui cachent la forêt où s’ébat un parterre de faux-semblants décomplexé de tout scrupule.
DISCOURS SANS AUDIENCE
Plus grave, cette fois : l’absence, malgré leur nomination, des Ariane Mnouchkine, Alain Françon, Mohammed El Khatib, Caroline Guiela Nguyen (on veut bien croire, cependant, qu’ils étaient occupés ailleurs) parce que leurs voix bien moins souvent familières chez ceux pour qui le Théâtre demeure une île lointaine, inaccessible, voire exotique, auraient pu, auraient dû compter, ce lundi soir pour exprimer la légitimité d’une inquiétude croissante de tout un secteur qui n’est pas épargné par les coupes budgétaires, qui a déjà dû renoncer, en moyenne, à 25 % de sa capacité de programmation (pour cause d’augmentations exponentielles des dépenses d’énergie et des stagnations ou baisses drastiques de subventions). Interpellée assez timidement en début de cérémonie, la Ministre Rachida Dati semblait agacée d’entendre, de temps en temps, un quolibet pourtant assez véniel et même assez poli, à l’endroit d’une politique qu’elle serait obligée d’appliquer (sa présence, dans les rangs des Folies Bergères a même été soulignée comme étant inespérée sur un ton de raillerie ambivalente). Sans chercher à faire œuvre de pédagogie, elle s’est juste exclamée « C’est faux » mais sans se lever de son fauteuil pour éventuellement prendre la parole et riposter en argumentant, lorsque Didier Brice, délégué de la CGT, pour son discours par ailleurs clair et synthétique (malgré un inutile jeu avec des pancartes « rires » censées encourager les réactions d’un public déjà privilégié mais peu enclin à lui faciliter la tâche de l’éloquence), lisait les différentes mesures qui, de mois en mois, viennent annoncer et renforcer un esprit de rigueur et même de privations à l’ensemble de la profession (ou presque), aussi bien de la part de l’État que des collectivités territoriales. Cette intervention, comme un exposé forcé, parut pour le moins un exercice obligatoire surtout mal agencé dans le déroulement de la « festivité ». Comme une parenthèse s’excusant de devoir ouvrir et refermer des considérations pourtant vitales mais détonant avec l’ambiance générale s’évertuant à feindre de scander "ça ira, ça ira!", à grand renfort d’artifices et d’Odes à la Joie un rien mondains ou figés dans le vernis d’extraits de spectacles lustrant la gaieté pour la faire briller un peu trop. Et dont on peut parier sans rien risquer que son audience aura été hélas limitée au milieu de la sarabande générale.
Des Directeurs de Théâtre qui, depuis un an, les uns après les autres, jettent l’éponge - Stéphane Braunschweig de l’Odéon, Jean Bellorini du TNP-Villeurbanne, Wajdi Mouawad (La Colline), Galin Stoev (CDN de Toulouse), Lucie Berelowitch (Le Préau, à Vire) - pour diverses raisons et souvent en écourtant la durée de leurs mandats, mais aussi pour ne plus avoir à résoudre l’impossible équation d’avoir à préserver la création tout en gérant des établissements goulus en charges écrasantes, il ne fut pas même question. Lorsque des Maires, dans diverses communes, démissionnent, on s’en émeut plutôt et on trouve illico des solutions pour empêcher une telle hémorragie. A croire que, dans la Culture, ces défections sont prises pour des aubaines. Du discours de Didier Brice, il n’y eut que la valeureuse comédienne Marina Hands pour tenter de reprendre, un peu plus tard, et un peu plus brièvement le fil de sa harangue dénonçant une situation préoccupante et proclamer un mot d’ordre en faveur des « hors normes » : un trop rare couplet dissonant dans un concert de louanges souvent obséquieuses, quoique moins directement déférentes à l’endroit d’éminentes personnalités.
L’HOMMAGE PAUVRE EN RÉELLE VERTU COLLECTIVE
Il faut croire, cependant, qu’il n’y avait pas le compte puisque les Molières 2025 en ont profité après le traditionnel rappel des artistes et techniciens disparus pendant l’année pour rendre hommage à Thomas Jolly, le metteur en scène du « plus grand spectacle du Monde » (sic), c’est à dire des festivités s’étant déroulées pour les Jeux Olympiques et Paralympiques de l’été. Présenté et introduit par l’inévitable Fabienne Pascaud, dont l’omniprésence en tous lieux où l’Art dramatique se discute et se critique finit par lasser et qui ne manqua pas de s’enorgueillir d’avoir, dès ses débuts, cru aux talents d’icelui, le discours préparé par Jolly raconta un parcours somme toute assez simple, sinon banal. Profitant de faire l’éloge, au passage, des classes d’option « Art dramatique » dans les lycées d’enseignement général, il rappela qu’il était issu de l’école du Théâtre national de Bretagne et qu’il fut rapidement aidé par des aînés qui voyaient déjà, en lui, le Jean Vilar que tout le monde espérait dans les années 2000. Après, certes, plusieurs spectacles mémorables, à l’esthétique baroque et tonitruante (on aime ou pas), l’artiste a coché toutes les cases du « Faiseur de théâtre » fédérant esprits populaire et de Troupe, spectacles-fleuves mais sans audace réelle de répertoire privilégiant le classique conventionnel (Marivaux, Shakespeare). Elu, choisi pour signer, donc, les manifestations artistiques des J.O., il trouva temps et énergie pour d’autres fresques. Dont un Roméo et Juliette de Gounod, à l’Opéra de Paris et une reprise « Starmania dont on ne peut pourtant pas dire qu’il y avait grand risque à rater l’entreprise. Il entreprit, cependant, dans son allocution remerciant l’hommage qu’on lui offrait en ces Molières, à malignement suggérer que ses créations successives avaient eu pour objectif de véhiculer un esprit critique pour malmener les fanfaronnades des réputés « Puissants » de ce monde (Musk, Trump, et quelques autres). Et répéter que seule l’idée d’un peuple unifié autour d’un événement festif, sportif ou théâtral, lui importait.
Outre qu’on pouvait se demander si cette cérémonie en l’honneur des Arts de la scène était le lieu et le moment judicieux à seule fin de ré-éditer un auto satisfecit pour des fêtes d’ouverture et fermeture de Jeux mondiaux (là encore, moyens et finances sont disproportionnés par rapport à ceux perçus par les scènes nationales, publiques comme privées), un tel mélange des genres finissait par faire douter de la nécessité de trop se focaliser sur des personnalités garantissant un maintien à tout prix d’une conception consensuelle du Théâtre.
C’est à Thomas Jolly qu’aurait dû revenir, justement, d’adresser à la Ministre un propos radical et soutenu pour s’opposer farouchement aux mesures insupportables qui grèvent peu à peu la diversité et la recherche en matière d’esthétique théâtrale puisqu’il ne faut pas être grand clerc pour deviner que, dans un proche avenir, prudence et obéissance, choix lénifiants et raréfaction des innovations seront les seuls outils laissés aux artistes osant encore diriger des lieux d’émancipation et de culture.
Il n'en fut rien.
Cette ultime séquence finit de nous persuader que l'ensemble de la soirée avait montré à quel point, malgré les bonnes déclarations d'intention, tout le secteur des Arts du spectacle semble morcelé, divisé non par volonté de discréditer tout élan, toute action collectifs, mais de moins en moins fédéré par des intérêts communs. Par peur? lassitude? Il faisait penser à ce nuage aux contours si vaporeusement fragiles tentant malgré tout d'exister à côté de la matérialité décourageante d'un building, immortalisés par le photographe André Kertesz, en 1937. L'article que vous lisez a tenté d'en présenter, en effet, les diverses réalités et raisons, forcément lacunaires.
Reste à espérer que Jolly, dans ce futur incertain, n’ait pas à faire siens, trop tard, ces propos à peine sarcastiques de l’Artiste total imaginé par un Roland Dubillard lucidement instruit de l’ambiguïté propre aux hommages :
FELIX (s’assied sur une marche et pose la lyre à côté de lui, la regarde de loin, d’abord, puis s’approche d’elle et lui parle de très près).- Ils nous ont eus, hein ? Petit objet minable. On y croit, hein, on est bien forcé d’y croire. Ils m’ont bien laissé tomber dans cet escalier de bas en haut et je retourne chez moi tout seul! Moi qui n’ai plus de rapport avec ma soirée, ni avec cette épave de ma soirée : ce marbre à vous donner froid au coeur et partout. (1)
note: (1) Roland Dubillard, "... Où boivent les vaches" © Paris, éditions Gallimard, le Manteau d'Arlequin, 1972.