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Billet de blog 30 avril 2020

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La culture malade de ses enjeux: 2/ l'inconnu devant soi ou l'ambulance d'à côté?

Article en deux parties. Pour débattre des initiatives, des écrits, des propos divers initiés çà et là à propos de la culture mise à mal par une épidémie.

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" À coups de cravache on pousse jusqu'à nos portes des sentiers de randonnée. Ce fleuve ne coûte rien, voyez-le rouler calmement ses hanches. Mais que d'autres, dont nous convoitons les liquidités, veuillent s'en repaître et l'on voit aussitôt surgir une foule folklorique frisant la servilité. Nous sommes en droit d'exiger! Beaucoup! " (Elfriede JELINEK).

LÉGENDE ALLEMANDE

Ces jours ci, une légende allemande, issue d’un poème de Gustav Schwab vient se rappeler avec obstination à notre mémoire ; elle raconte l’histoire d’un cavalier qui, malgré un soir tombant glacial, veut entreprendre la traversée, en barque, du lac de Constance ; aveuglé par le brouillard, il ne s’aperçoit pas qu’il le chevauche déjà, car il le prend pour une plaine désertique et, parvenu de l’autre côté de la rive, se rend compte, trop tard, de son erreur et du péril qu’il a inconsciemment engagé. Émerveillés par son courage, des villageois viennent à sa rencontre mais le cavalier, stupéfait rétrospectivement de sa propre bravoure, s’évanouit, tombe de son cheval et meurt.

N’est-ce pas là où notre civilisation contemporaine est parvenue ? à force de guigner le pari fou de vouloir aller trop loin et risquer l’irréparable, notre appétence pour le monde dématérialisé, le numérique, lorsque nous nous rendrons compte qu’il a fini par nous engloutir tout à fait, ne risque-t-il pas de nous laisser pour « morts » ? Car enfin, il semblerait que nous ayons franchi sans le savoir une frontière non indifférente en prêtant nos existences aux jeux de son pouvoir. Et l’irruption d’une pandémie nous forçant à nous tenir à distance physiquement les uns des autres n’est-elle pas déjà une étape dans l’aggravation de notre condition ? Finira-t-on par tous travailler, aimer, construire, éloignés ? Et les arts vivants de la représentation humaine ne deviendront-ils pas obsolètes en s’entêtant à décrire un monde ancien où étreintes et emprises, embrassades et bagarres avaient droit de cité selon nos humeurs, notre bon vouloir ? L’humanité ne court-elle pas le danger de tomber et de s’anéantir lorsqu’elle se rendra compte trop tardivement qu’elle s’est laissée illusionner par les propositions retorses d’un univers désincarné ? ne sommes-nous pas en train de nous complaire dans un brouillard qui nous empêcherait de distinguer le lieu de nos égarements ?

Bien sûr, on peut déjà deviner les protestations un brin railleuses qui ne manqueront pas d’accueillir pareille hypothèse qui ressemble à une mauvaise science fiction. Il n’empêche que la sidération légitime en laquelle nous sommes tous tombés de constater que peut nous être entièrement ôté le privilège de fréquenter son prochain au coude à coude et même plus près encore, est avérée. Et, si les mots ont un sens, la formule « distanciation sociale » n’en finit pas de nous persuader même si nous restons incrédules, même inconsciemment, que la sphère d’en face, dans la société, mérite qu’on l’aborde avec suspicion puisqu’on y cultive l’éloignement plutôt que l’élan.

Quelle sera l’étape d’après qui autorisera le monde dématérialisé à lentement instaurer son pouvoir ?

SÉPULTURES 

Le monde de l’art et de la culture est en train de compter les sépultures de toutes les expositions, tous les concerts, toutes les pièces dansées ou dramatisées qui ne verront pas l’obscurité de leurs salles s’illuminer de leurs gestes, de leurs sons directs. Pour patienter en attendant des jours meilleurs qui ne manqueront pas d’arriver si une deuxième vague de pandémie ne vient pas contrarier cette perspective, beaucoup se réfugient pour se consoler d’une éventuelle inactivité vers les bouées proposées par la représentation numérique (voir la partie 1 de cet article).

Illustration 1
photo: façade du théâtre de l'Européen à Paris, 2020, tous droits réservés

N’est-ce que cela qui est proposé en lieu et place d’une félicité procurée par les réjouissances d’un spectacle de visu ? Pourquoi la projection vers un retour au « monde normal » fait-elle promettre à certains tandis que d’autres le redoutent, que des changements vont s’opérer au sein des institutions qui jurent avoir pris la mesure des lacunes et injustices dues à l’empêchement de fonctionner ? Pourquoi continuent-ils tous à n’avoir pour horizon, cependant, que les réflexes de l’horreur économique si bien décrite par Viviane Forrester (1) en un temps plus ancien ? Pourquoi cette horreur-là plutôt que l’utopie sans prix d’un univers culturel qui cesserait un peu de faire semblant de considérer les artistes alors qu’elle continue à n'avoir pour obsession, par réflexe, que la gestion y compris des crises ? Lorsque est advenue l’ère de la culture marchandisée, industrielle même pour certains domaines comme le cinéma, la culture « entrepreneuriale » de l’art, comme la revendiquent certains, de façon décomplexée, se vantent de la développer, n’était-ce pas déjà une première étape qui eut pour conséquence de désolidariser artistes et pontes, magnats administratifs parfois issus des écoles se préoccupant uniquement de commerce ?

Il n’y a qu’à, pour s’en persuader, lire l’addition des préoccupations des uns comme des autres qui osent témoigner, actuellement, quant à leur condition, leurs statuts contrariés, et les profils sont heureusement fort divers. Mais tous ramènent à la question de la survie matérielle, économique. Avant que de s’interroger sur les causes et les éventuelles conséquences qu’un tel monde provisoirement mis à l’arrêt entraînent et entraîneront. La question du public est d’ailleurs en général peu abordée. Et les artistes qui écrivent des articles ou leurs corolaires administratifs ont, pour toute boussole, une feuille de calcul à plusieurs inconnues. Il n’est évidemment pas question de minimiser ces angoisses de survie, mais ne sont-elles pas déjà le symptôme que les maladies de l’utilitaire, du profit ont hâtivement gangrené tout le corps culturel ? Pas un article, dans la presse générale, nationale, régionale, locale, spécialisée sans que ne soient mis en avant d’abord les craintes ou les échecs du seul équilibre financier.

Seuls, à notre connaissance, sauf erreur ou omission, le billet d’un Matthias Langhoff (Mediapart) ou d’un Michel Guerrin (Le Monde) prennent un peu de hauteur pour dépasser la seule sphère des intérêts mercantiles. Le chroniqueur bien connu et régulier du Monde constate lui aussi qu’une majorité de citoyens, pendant cette période de confinement, en est réduite à zapper sur Internet pour s’abreuver de propositions réputées culturelles en lieu et place d’une concentration sur un livre, un spectacle intégral retransmis. Qu’ainsi, la vraie performance artistique (musicale, chorégraphique, théâtrale etc) n’est plus tout à fait considérée comme « vitale » , comme produit de première nécessité, puisque comme le fast food fait semblant d’imiter la gastronomie, le clip ou la lecture partielle semblent caler la fringale supposée générale. Et Guerrin de citer le metteur en scène Lluis Pasqual « jamais je ne me suis senti aussi méprisé, en quarante ans » stupéfait des propos du ministre espagnol de la culture, avant que de conclure que c’est la veille et au surlendemain d’une catastrophe comme la pandémie de Covid-19 que la culture doit être considérée comme indispensable et non pas « la vie d’abord, le cinéma ensuite » (Rodriguez Uribes).

Posture schizophrénique que la nôtre puisque, en France, surtout, on tient à sacraliser l’art et sa réputée exception tout en l’obligeant à se plier aux lois de l’entreprise. Quoi d’étonnant, dès lors, que se multiplient les témoignages d’employés du secteur, inquiets de leurs conditions précaires risquant de se pérenniser ? Beaucoup d’entre eux (200 000) appellent de leurs vœux une « année blanche » , afin que Pôle Emploi renonce à les radier, comme le rapporte Sandrine Blanchard dans son article à propos de la paralysie des intermittents (27/04/20) tandis que d’autres  apportent leurs témoignages concrets (Nicolas Barrot, Adèle Esposito dans Mediapart ou encore Tiphaine Raffier, Jules Audry dans Le Monde daté du 28/04)  et pour ne prendre que ces exemples-là. À la croisée de leurs revendications, se retrouve bien entendu la peur d’un gâchis de leurs talents forcés de sommeiller mais aussi et surtout l’implacable survie à laquelle ils devront, à des degrés cependant divers, faire face. Qu’ils soient indépendants ou liés à une compagnie, un festival qu’ils dirigent et animent grâce à des dizaines de collaborateurs qui se retrouveront eux aussi minés par l’angoisse de lendemains qui déchanteront. Certains redoutent de devoir vendre leurs biens, retourner vivre chez leurs parents, choisir même provisoirement une autre voie professionnelle. Tous témoignent en tout cas qu’une guerre larvée s’instaure dès lors entre les compagnies et générée surtout par les choix que font et feront ceux dont ils dépendent : les acheteurs, c’est à dire les directeurs de théâtre forcés eux-mêmes de détricoter, dans leur catalogue des prochaines saisons, les modèles qu’ils avaient retenus pour y figurer en bonne place. Et qui sont suspectés d’être ceux qui tirent le meilleur parti de cette crise puisqu’ils économisent largement sur les dépenses qu’ils auraient dû honorer depuis la mi mars jusqu’à la rentrée prochaine, qu’ils ont profité de subventions dont une part importante ne reviendra pas aux troupes achetées, tout en priant les abonnés (le public) de renoncer à se faire rembourser, le cas échéant, les places qu’ils auraient souscrites par avance. C’est alors que resurgissent, plus voyantes qu’en temps normal, les déséquilibres qui obèrent durablement les chances de survie des uns plus que des autres. Et, toutes proportions gardées, les éventuels conflits qui s’instaurent ressemblent, à s’y méprendre à ceux que les petits producteurs de l’agriculture moderne connaissent face aux géants de l’agroalimentaire qui voudraient les voir se plier à leurs prérogatives et à leur seul souci des profits.

 L'ART AMBULATOIRE PLUTÔT QUE L'AMBULANCE

C’est ainsi que les réflexions pertinentes d’un Matthias Langhoff, relayé par Jean-Marc Adolphe du blog « Au jour d’après » (20/04), viennent confirmer que l’absence de « représentations publiques ne signifie pas qu’on ne puisse produire dans les lieux de représentations - la seule chose qui s’y oppose, pour l’industrie culturelle publique, c’est le virus AVP (Achat-Vente-Profit). ». Et le metteur en scène allemand d’enjoindre tout le monde, publics, artistes, décideurs politiques, à s’éloigner des seuls réflexes économiques pour réinventer une qualité de relations entre eux et même l’environnement. Ce qui supposerait que l’Etat soit d’accord pour ne pas simplement résoudre des équations mathématiques afin de garantir l’avenir de tout un chacun, mais favorise les initiatives de formes ambulantes et mettant en liens l’univers artistique avec celui des sciences y compris sociales. Un travail pas tant utilitaire que joyeusement iconoclaste, faisant table rase des habitudes trop bien ancrées des seules ventes de représentations auxquelles s'ajoutent les mignardises gratuites de l'action dite "culturelle" en guise de promotions exceptionnelles.

Evidemment, cela supposerait que la principale tutelle des artistes et directeurs de lieux institutionnels ordonne aussi une « année blanche », c’est à dire au moins une saison 2020/21 sans programme pré-établi à l’avance comme c’est devenu depuis 40 ans la coutume. Aussi bien dans les CDN, Scènes nationales que dans les festivals. Pour privilégier les propositions diverses et n’obéissant pas forcément aux lois des séries de représentations, des cases à cocher préalablement dans les formulaires d’abonnements. Réinventer une relation aux spectateurs instaurée sur la confiance et le dialogue renouvelés grâce à une autre façon d’envisager et de valoriser ainsi les gestes et créations artistiques. Qu’on en finisse provisoirement avec les locomotives et têtes d’affiche censées attirer comme des produits d’appel en têtes de gondoles de certains supermarchés de la culture, les spectateurs comme des insectes sur le papier tue-mouche. Pour une économie différente de la culture qui n’oublie plus grand monde, surtout dans les bas-côtés des autoroutes : publics réputés selon la formule consacrée et odieuse « empêchés », artistes moins exposés au vedetteriat (même relatif) toutes disciplines confondues. Pour retrouver un peu de cette utopie prônée autrefois, dans son Eloge de la fuite,  par le médecin et neurobiologiste Henri Laborit en 1976: « Je souhaite une culture faisant l’école buissonnière, le nez barbouillé de confiture, les cheveux en broussaille, sans pli de pantalon et cherchant à travers les taillis de l’imaginaire le sentier du désir. »

 En trouvera-t-on réellement, parmi les plus valeureux des cinéastes, danseurs, acteurs, peintres, musiciens, jongleurs, éditeurs, parmi les politiques nationaux autant que locaux, parmi les décideurs autorisés ou auto proclamés pour tous ensemble solder réellement un inventaire des anciennes manies et pratiques ? Cela supposerait plus que du courage, de la part des institutions autant que des artistes : l’acceptation presque unanime d’oser aller vers l’inédit, l’aventure nouvelle et totale : « Comment vivre sans inconnu devant soi ? » , s’interrogeait le Résistant René Char dans son inspiré Poème pulvérisé et promettant encore, dans sa Fontaine narrative  que nous serons fiers plus tard de nous dire que « Adoptés par l’ouvert, poncés jusqu’à l’invisible, nous étions une victoire qui ne prendrait jamais fin. ».

Une année blanche qui oublierait les engagements pré-établis, les coutumes et les gris-gris. Que les budgets soient remis à zéro, tant pour les institutions que pour les troupes, les groupes, les indépendants. Que soient allouées des subventions au cas par cas et selon des budgets garantissant a priori un fonctionnement minimal mais adaptés à chacun en fonction de leurs effectifs. Que les artistes endurent l'inconfort des incertitudes, une fois les contrats passés réglés pour la saison venant de s'achever malgré eux. Autrement, on risque d'assister à de futures prestations bricolées, tenant de guingois à force d'avoir taillé dans leurs ambitions. Que la réalisation des promesses plus ou moins engagées auprès des uns et des autres pour la saison à venir soient provisoirement ajournées. Le temps de voir, de s'apercevoir si un fonctionnement ainsi plus aventureux n'est pas préférable au modèle d'avant l'épidémie de Covid-19. Pourvu que ce soit le plus loin possible, en tout cas, des mirages numériques et les chimères du Web ou de la télévision remplaçant fallacieusement les représentations de visu. 

Sans cela, il y a fort à craindre que reprendront toutes les querelles anciennes, aggravées par de nouvelles inimitiés et qu’alors, un seul virus aura réussi à fomenter et à former. Sans cela, l'abominable iniquité risque fort de diviser encore davantage une profession où exercent déjà des profils et des compétences disparates. Parce qu'une sélection supposée naturelle aura désigné ceux qui auront été aptes à surmonter la terreur de l'incertitude et écarté ceux qui, plus fragilisés, se seront battus plus en désespoir de cause que par l'assurance d'être légitimes. 

"Le soi a pris la place de l'humanité en tant qu'instance morale, et on est soi, au lieu d'être humain. À présent les chapeaux volent. En assassinant ces gens, en masse, vous les avez floués de cet instant unique où, individus, ils auraient pu venir saluer une dernière fois devant le rideau. Vous avez annulé, jusqu'au néant de la mort, cet instant ultime où l'on peut vite refiler sa faute à l'autre, comme le valet de pique. Car ils étaient trop nombreux dans la maison des morts. Au point que vous avez dû vous tasser pour qu'ils y tiennent tous! Et fermer soigneusement les portes, les verrouiller même craintivement, de l'extérieur comme de l'intérieur! Jamais aucun intérieur n'a connu de plus grand calme. La foule retient son souffle." (Elfriede JELINEK)

(1) Viviane FORRESTER, L'horreur économique, © Paris, éditions Fayard, 1995.

N.B: les deux citations de Elfriede JELINEK sont extraites de Totenauberg, texte français de Yasmin HOFFMANN et Maryvonne LITAIZE, © Paris, éditions Jacqueline Chambon, 1994.

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