On a la curieuse impression, actuellement, que tout ce qui concerne l'étude artistique du théâtre, sa théorisation, ses analyses, a quitté les sphères un tant soit peu publiques pour ne plus se concentrer que dans des cercles restreints universitaires ou entre les pages de revues spécialisées. Rendre compte d'un spectacle se résume la plupart du temps à détailler ses composantes et à en apprécier ou dévaluer les pertinences. Heureusement que les Universités, Ecoles nationales supérieures continuent vaillamment leurs travaux de recherches, quand bien même certains leur reprocheraient leur relative confidentialité. Leurs missions ne se situent pas là, de toute façon.
"RENDRE INCERTAINES LES PERCEPTIONS"
Certains artistes les boudent ou les dédaignent, tandis que d'autres, qui ne revendiquent surtout pas d'être "objets" d'études, parviennent tout de même à publier eux-mêmes des ouvrages non pas critiques mais qui se lisent aisément, pour raconter leurs épopées personnelles et collectives. Claude RÉGY est l'un de ceux-là.
Lui, qui, entre 2009 à 2016, aura consacré son art théâtral à faire entendre, découvrir ou re-découvrir des textes essentiels qui ne s’intéressaient plus en premier lieu à l’art dramatique. Souvent pour des acteurs seuls, Jean-Quentin CHÂTELAIN, Laurent CAZANAVE, Yann BOUDAUD et porteurs des mots de Fernando PESSOA, Terjei VESSAS, Georg TRAKL. Porteurs ou ré-écrivains puisque chez RÉGY, le principe même de l’art de l’acteur vise à ne pas connaître par cœur un texte – comme on le pratique partout ailleurs - mais bel et bien à faire en sorte de tenter de ré-écrire (à la virgule, au point, au silence près) la partition. Etrange paradoxe pourrait-on objecter, puisque ce sont bel et bien les mots mêmes des écrivains qui sont donnés à entendre mais sans l’habituelle énonciation qui trahirait une connaissance « mécanique » et non organique des phrases, segments de mots, vers ou proses. Dans l’objectif assumé et revendiqué, même, que le spectateur écrive, à son tour, en son for intérieur et son ressenti, « une » possible représentation de ce qui se propose à lui.
Julien BOTELLA, qui choisit d’intituler sa conférence « Le spectacle rendu à son atmosphère : étude du niveau brume dans le théâtre de Claude RÉGY » eut raison de rappeler que cet élément « brume » est idéal pour caractériser l’art de l’auteur d’Espaces perdus (2), du moins pour ce qui concerne ces dix dernières années.
La brume étant « ce réceptacle qui rend incertaines les perceptions ». Pour que, justement, leur démultiplication puisse agir.
NOUS DÉLESTER DE NOS MANIES AVIDES
Or, il est remarquable en effet de constater que, chaque fois qu’un « spectacle » de RÉGY nous saisit, c’est parce qu’il nous invite à nous délester de nos manies de publics avides de tout appréhender, comprendre, analyser, au moment où l’on croit regarder et écouter. Rarement de nous laisser nous égarer au point de ne plus avoir de notion très claire, au sortir du théâtre, de l’heure qu’il est. (On a parfois, par exemple, l’impression d’entrer la nuit dans un lieu et de s’en échapper en plein jour).
D’Ode maritime (PESSOA) à Rêve et Folie (TRAKL) en passant par Les Oiseaux (3) et La Barque, le soir de Tarjei VESAAS, comme le nota judicieusement BOTELLA, le spectateur est mis « au cœur même de la nuée », non le spectateur passif d’un espace noyé de brouillard. RÉGY, poursuivit Julien BOTTELLA, a tout à coup ôté le cadre scénique s’employant encore davantage qu’auparavant à ce que l’espace de l’acteur et celui des spectateurs ne soit plus divisé. Sans frontière, donc. Et une reconsidération totale du travail sur la lumière, grâce à cette révolutionnaire technique du LED(4) aux atouts nombreux qui permet, entre autres, d’effacer la source d’où provient justement la lumière, gommant ainsi son aspect artificiel.
Ainsi, la brume, l’indistinct, le magma ont la faculté de démultiplier les sens de ce qui est donné à voir et surtout à entendre. La phrase n’est plus enfermée dans sa gangue pauvre d’univocité mais ouverte, au contraire, à des multiples pistes, affleurements, associations d’idées, de pensées, de sensations.
RÉGY déteste en effet et bien sûr l’artifice théâtral mais aussi la trop grande lisibilité, la trop emphatique éloquence. Et, secret suprême de toute pratique artistique, c’est bel et bien en ôtant, en retranchant, en enlevant tout ce qui est encore et toujours accessoire, qu’un peu de sensation vraie peut advenir.
BOTELLA projeta, lors de son allocution, un tableau qui compte beaucoup pour Claude RÉGY : « Fra Borgoy » (voir ci-après) du peintre Lars HERTEVIG qui représente un paysage mangé par la brume.
LARS HERTEVIG
Tableau exemplaire s’il en est, qui met presque en son centre, une sorte de rocher avalé par des bancs d’humidité flottants, eux-mêmes condensés aux nuages qui s’appesantissent dans les pâleurs d’un ciel. Roche un peu plus sombre et volumineuse que celles qui l’entourent mais qui ne trône pas mais dont une partie des contours et du reflet miroite dans la blancheur d’une vague étendue maritime.
Doit-on rappeler que Lars HERTEVIG (1830-1902) est le « non héros » d’un récit fondamental de l’écrivain norvégien Jon FOSSE (que RÉGY a contribué à faire connaître en France en créant plusieurs de ses pièces) ? Melancholia 1 et 2 sont publiés chez P.O.L et évoquent la destinée du peintre voué à la pauvreté, la maladie, qui a brûlé son regard, à force de trop fixer le soleil pour en ausculter le mystère et le rendre à ses toiles. Ou à ses morceaux de cartons, papier divers assemblés par de la farine ( !) ou autres supports d’infortune, puisque, longtemps démuni surtout après son séjour à l’asile de Gaustad, et encore plus à la maison des pauvres où il échoua, il s’était résolu à continuer à peindre sans huile, sans châssis. Sa reconnaissance artistique par les milieux avisés de la peinture commença douze ans après sa mort
On sut gré à Julien BOTELLA et aux organisateurs de ce colloque (dont les actes seront probablement publiés ultérieurement) d’avoir réactivé l’espace d’une matinée, ces souvenirs prégnants de fresques artistiques et de littérature qui ne ménagent pas leurs discrètes mais durables quoique infinies perceptions et nous invitent, en effet, à une véritable immersion au cœur de nos identités personnelles forcément morcelées. Encore faut-il savoir regarder. Surtout ce qui semble se défendre d’être simple… tableau. Entre autres, parce que les bords paraissent avoir judicieusement congédié le cadre et les conventions.
Voyez plutôt...

Agrandissement : Illustration 1

NOTES:
(1) Ecole Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre
(2) Excepté Dans le désordre (édité chez Actes Sud), Espaces perdus, L’Ordre des Morts, L’Etat d’incertitude, Au-delà des larmes, La Brûlure du monde, Du régal pour les vautours, les ouvrages de Claude RÉGY sont publiés aux Solitaires Intempestifs.
(3) Fait exceptionnel, Claude RÉGY n’a pas intitulé son œuvre théâtrale extraite des Oiseaux de T.Vesaas par le titre éponyme du récit mais « Brume de dieu » expression puisée dans l’Ode maritime de Pessoa, avouant ainsi un vœu de continuité entre son précédent spectacle et le texte de Vesaas.
(4) On pourra aisément se documenter sur les caractéristiques du LED (light-émitting diode) dans de nombreuses références et ouvrages qui lui sont consacrés.