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Billet de blog 30 septembre 2025

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La Séparation selon Claude Simon & Alain Françon

Jamais rejouée depuis 1963, l’unique pièce de théâtre du Prix Nobel de Littérature 1985 Claude Simon est aujourd’hui re-créée par le metteur en scène Alain Françon qui dirige et accompagne les comédiens vers le sommet d'un art dramatique flamboyant et existentiel.

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Voilà une aventure théâtrale telle qu’on ne pensait plus en revivre avant longtemps, à l’orée d’un automne qui la sertit de ses qualités vaporeuses et intrigantes à souhait. Tout à la fois rugueuse, froncée de mélancolie inhospitalière et soyeuse, éclairante comme un chemin de sous-bois irradié par des effluves de lueurs poudrées de poussières solaires sans cesse dansantes. Grâce à une partition textuelle plutôt conséquente, ne ressemblant à rien de connu et nous semblant pourtant, depuis des lustres, familière. Comme un très ancien rêve qui enflammerait nos nuits à un rythme régulier.

VIBRANTE ÉVOCATION

Un curieux objet littéraire. Ni véritablement farce de boulevard (mais s’y appariant malicieusement) ni pièce à thèse (et s’en inspirant pourtant de ci-de là), La Séparation aura été l’unique incursion de l’écrivain Claude Simon dans le domaine du théâtre. Se séparant (peut-être même malgré lui) de ses coreligionnaires du Nouveau Roman, tels Samuel Beckett ou Robert Pinget, et même de Nathalie Sarraute, le Prix Nobel de Littérature 1985 semble, au contraire de ces derniers, ne pas vouloir raréfier la parole, mais la rendre foisonnante ; au contraire la gonfler à bloc, la lester de multiples sens et contresens, prolixe et comme inépuisable.

Sans procéder nullement à une adaptation de son récit L’Herbe (1), il en reprend cependant certaines données pour les assembler, cette fois, dans des artifices scéniques paraissant parfois d'abord convenus mais en les condensant de telle sorte qu’ils réussissent à former une sorte de monstruosité plaisante, au sens esthétique du terme : grâce à un amalgame d’éléments en apparence contradictoires ou opposés, -par ailleurs sans cesse arbitrés par la Mort qui s’immisce partout- et s’érige presque comme un principe contaminant aussi bien les situations, les personnages, les enjeux de controverses, les destinées et les irrésolutions d’avenir. Alain Françon prend d'ailleurs le soin judicieux de signaler l'intertextualité entre roman et théâtre: il fait disposer, à trois reprises, sur des tulles, de courts extraits de L'Herbe qui s'appréhendent alors comme autant de fulgurances concrètes et existentielles qui synthétisent les deux œuvres. Rappelons que le roman se voulait aussi une vibrante évocation par son auteur de sa propre tante paternelle, surnommée "Tante Mie", dont l'influence l'a durablement marqué. 

Claude Simon imagine ici deux couples, à des âges opposés : d'un côté, Sabine et Pierre, 57 et 72 ans respectivement, leur fils Georges, 30 ans et son épouse Louise, 25 ans. Qui échangent et se disputent chacun dans leur chambre conjugale. A propos de tout et de rien mais surtout au sujet d'une émeraude qui a disparu ou du sort déjà scellé d'une tante agonisante (la soeur de Pierre) dans une chambre voisine et qui sera seulement évoquée, au fur et à mesure que les vindictes, les mensonges, les aveux tardifs, au gré des conversations animées poussent chacun dans ses retranchements. Louise semble d'ores et déjà disposée à quitter Georges: décision déjà devinée par sa belle mère qui confie à Pierre des prémonitions prenant l'allure étrange de vraies certitudes.  

Nous sommes à la presque fin de l’été, à la mi septembre et la salve de lourdes chaleurs grève les humeurs, tandis qu’encore lointain, voire hypothétique, un orage menace. Cette atmosphère n'est pas indifférente, elle contribue à la percée des diverses tensions qui montent progressivement en puissance et qui seront scandées par les allées et venues d'une infirmière à demeure, chargée de veiller l'aïeule mourante.

RUBIS BAR= HERBE ?

Françon suit les indications de l’auteur en proposant un espace scénographique scindé en deux, dont chaque part serait la grossière copie pas tout aussi conforme de l’autre : à jardin, une chambre de maison plutôt rurale (avec lampe au plafond constituée d’une assiette de porcelaine retournée comme on en trouve dans certaines fermes) et, à cour, une chambre d’appartement citadin (avec petit lustre rehaussé de quatre faux bougeoirs). Toutes deux meublées un peu sommairement, avec murs chaulés d’un presque même blanc crème sali par le temps. Et, au lointain, encadrements de fenêtres (l’un orangé, l’autre bleu) qui laissent deviner un extérieur arboré, que les lumières vont cerner de teintes d’abord claires puis progressivement vespérales jusqu’à la nuit absolue. Comme si l’espace de cette tragédie moderne obéissait encore à la règle de la journée unique relatant et fixant son récit de manière imperturbable. Une cloison quasi mitoyenne sépare donc les deux chambres, contre laquelle deux tables, rehaussées chacune d’un lavabo et d’un miroir, font offices de coiffeuses juxtaposées ainsi l’une face à l’autre. Le spectateur, lui, est ainsi convié à observer souvent alternativement ou concomitamment à jardin (la chambre de Louise et George) ou à cour (celle de Sabine et Pierre). Il est alors confronté au sens absolu, concret, du terme « séparation ». A l’instar d’un Robbe Grillet, en 1957, se jouant du mot « jalousie », (2) pour à la fois désigner un sentiment ulcéré d’envie mais aussi et surtout un genre de volet à lames orientables, la polysémie du terme « séparation » autorise Claude Simon à lui offrir plusieurs acceptions et même à gagner pas seulement thématiquement du terrain dans cette variation autour des opposés réputés contraires, mais aussi esthétiquement. Le jeu de mots, lorsqu'il advient, charrie son lot de lapsus: à l'émeraude disparue répond le nom d'un lieu de fête où Georges est soupçonné, par Louise, de rejoindre peut-être une maîtresse: le Rubis Bar. Rien n'interdit, en effet, d'entendre, dans les initiales de ce nom, R.B... le mot... "herbe" !... diabolique mais amusante et fonctionnelle prouesse langagière qui, même purement ludique, permet de révéler un sens sans doute presque aussi bien caché que le bijou qui obsède tant Sabine et Louise!

La Séparation n’est pas seulement celle d’un couple en rupture de ban, mais aussi la ligne de démarcation qui éloigne la jeunesse de la vieillesse, l’ambition de la modestie, la culture du secret et le goût du scandale, le rêve de la réalité, mais surtout et bien entendu Vie et Mort convoquées toutes deux pour assouvir les pulsions mortifères ou au contraire vitales qui sommeillent en chacun.

Claude Simon n’est pas un optimiste. Il n’oublie pas que le monde est d’abord un cloaque, un endroit où il est souvent insupportable d’exister sans se débattre ni échapper à l'adversité. Il réussit pleinement son défi d’écrire pour le théâtre en magnifiant d’autant plus le principe même qui l’exige : le conflit. L'atmosphère ambiante du lieu qu'il invente est, en outre, puissamment chargé d'odeurs de macérations, puisque, sur le domaine agricole où est censé officier Georges, dans les champs, l'épandage de poires trop mûres fait monter aux narines une senteur écœurante, à la fois trop sucrée et très âcre, très acide. Comme un relent de pourriture qui rappelle que le processus de décomposition, en cet endroit, est déjà à l'œuvre et dicte sa loi.

Si décor et situation de départ s’enracinent en un contexte schématique de vaudeville, l’écrivain trouble aussitôt la proposition en introduisant quelques éléments inhérentes à la tragédie classique. La mort est bien vite annoncée. Elle se tient, obstinée, dans l’obscur des coulisses. A moins qu’elle ne soit déjà en chaque personnage ou qu’on l’aperçoive mettre en œuvre, progressivement, sa machination. Alain Françon met en relief plusieurs de ces principes. Au premier rang desquels la parole de Pierre ou de Sabine, par exemple, se donne elle aussi depuis les coulisses. Comme si, déjà évacués du champ de bataille, leurs mots n’étaient déjà que ceux des trépassés. Ainsi le brillant metteur en scène fait ressortir les moindres nuances d'une partition en apparence complexe, touffue, mais que son goût pour le langage, lui qui s'est si souvent saisi de la littérature dramatique tant classique (Marivaux) que contemporaine (Michel Vinaver, Edward Bond) parvient toujours, avec brio, à mettre en valeur sans jamais sembler intervenir en l'adaptant de manière désinvolte ou fallacieuse. 

MUSICALITÉ DU TEXTE

Car la grande et sensible particularité de ce théâtre de Claude Simon réside bien dans l’importance accordée à la musicalité du texte. Au parti pris délibéré de privilégier (ainsi fait-il aussi dans ses romans) la description longue d’un événement directement développée par le langage direct de ses personnages. Au théâtre, c'est assez rare. Et cela présuppose, de la part des acteurs, une maîtrise parfaitement rodée de l’énonciation, de la connaissance du texte, de la souplesse ou non des phrases, de la science des infinies ruptures, des assonances, digressions éventuelles, bifurcations énonciatives. Une science ici connue, contrôlée par les cinq acteurs qui témoignent que l’art dramatique n’est pas aléatoire et ne peut se contenter de souffles courts, mais qui trouve, au contraire, sa pleine résolution précisément dans l’exercice d’une pleine conscience de ce que « parler veut dire ». Ou... se refuse de dire. Car il y a -c’est alors sur ce point précis que Claude Simon apparaît comme un auteur bien de son temps du Nouveau Roman-, sous le langage proféré, une sous conversation qui opère également, presque à armes égales avec celle qui s'anime. Le jeu entre paroles conscientes et paroles tues est d’autant plus décuplé qu’il se contamine, ici, d’un côté comme de l’autre de la paroi des deux chambres. On oserait d'ailleurs presque suggérer qu'il y a là comme un effet de "Mi⟨e) cloison" qui opère savamment...

Ainsi imagine-t-on que ce que raconte Sabine à Pierre, son époux selon elle volage et fuyant, est une projection de ce que pensera et pourra dire à son tour Louise à Georges. A moins qu’une rêverie de la première soit, rétrospectivement, le souvenir d’une ancienne conversation remémorée à la faveur d’une pensée nostalgique. Ainsi sont mises en évidence des préoccupations qu'on pourrait croire, à tort, différentielles et distinctives entre les couples, quand elles ne font que se réfléchir comme par le prisme d'une glace qui ne prendrait plus en compte les années d'avance ou à reculons. 

Illustration 1
photo: Jean-Louis FERNANDEZ, tous droits réservés

Cette très plaisante fresque théâtrale doit aussi beaucoup à un quintette d'acteurs dirigés magistralement par l'ex Directeur du Théâtre national de la Colline.

Si Léa Drucker n’a plus vraiment l’âge de Louise (25 ans selon l’auteur), Françon, par ce choix de distribution, s’arrange intelligemment avec l’improvisation éventuelle de Claude Simon qui consigne, en didascalie préventive, un peu trop précisément, celui des quatre protagonistes, au risque de prêter le flanc à des interprétations biaisées (une jeune fille en couple avec un vétéran de la guerre peut paraître inféodée à une autorité abusive, ce qui est loin d'être le cas) et écarte ainsi toute supputation accessoire. Or, Léa Drucker est éblouissante dans ce rôle. A la fois diaphane et subtile, concrète et raisonneuse, elle distille ce qui lui convient de grâce et de tempérament à la fois fougueux et feutré, où couvent bien des feux que l’actrice laisse magnifiquement deviner avec son jeu en demi teinte ou chargé silencieusement d’émotions trop longtemps contenues. Catherine Hiégel, elle, témoigne d’une élégance plus rustre, en apparence, péremptoire et impétueuse sous sa couronne de cheveux presque rouges et d'abord très courts, avec sa robe très voyante virant au vermillon, usant de gestes saccadés, d’un volume de voix souvent tonitruant, offrant alors à Sabine le profil notoire d'une douloureuse personnalité. Alain Libolt est sans doute le plus étonnant de tous, dans sa composition du rôle de Pierre, l’obèse  : à grand et juste renfort de claudications et de ahanements, il parvient à faire oublier sa silhouette normalement longiligne et gracile, son caractère discret pour mieux laisser transparaître le faux côté débonnaire d’un mari écrasé par les exigences de son épouse. A son exact contraire, Pierre- François Garel promène nerveusement son corps élancé, musculeux et souple pour incarner un jeune hobereau désoeuvré, semblant revenu de tout et surtout d’une guerre qui l’a laissé comme définitivement méfiant à l’égard des mots, considérant que le babil humain ne vaut guère mieux que le pépiement des oiseaux du dehors mais qui ne peut s’empêcher d’être minutieux, précautionneux, même, avec le langage, dans ses récits. Catherine Ferran en garde malade bossue et d’allure fruste,  coiffée d’une cornette qui la fait s’apparenter à une religieuse, dessine un personnage à part, faussement monolithique dans son rôle inquiétant et symbolique : chacune de ses interventions est conçue pour rythmer la pièce et progressivement donner des nouvelles de l’état de la tante agonisante.

Tous parviennent ainsi à savourer avec gourmandise, la puissance des mots tout en soulignant leur inévitable vacuité. Toutes deux (d)énoncées au détour d'un monologue de Georges (proféré avec maestria par Pierre-François Garel) qui, s'opposant à son professeur de père dont il n'a surtout pas tenu à suivre l'exemple selon lui détestable, confie: "Je n'aime pas la lecture. Je voudrais même n'avoir jamais lu un livre, n'avoir jamais touché un livre de ma vie, ne même pas savoir qu'il existe quelque chose qui s'appelle des livres, et même, si possible, ne même pas savoir, c'est-à-dire ne pas avoir appris, c'est à dire m'être laissé apprendre, avoir été assez idiot pour croire ceux qui ont réussi à me faire croire que des caractères imprimés et alignés à la suite des uns des autres sur du papier blanc ça pourrait signifier autre chose que des caractères alignés sur du papier blanc, c'est-à-dire très exactement rien, en dehors d'une distraction, un passe-temps, et surtout un motif d'orgueil pour des types comme lui..." (3)

On rend grâce, donc, à la direction du Théâtre de la Porte Saint-Martin d’avoir permis la production et la réalisation de ce spectacle. Qui auraient pu, qui auraient dû, même, être celles, aussi, de plusieurs théâtres publics. Ne serait-ce que pour permettre d’envisager une tournée en régions et non pas d’obliger « La Séparation » à rester pour l’instant parisienne. Aussi parce que Claude Simon est un écrivain d’élégante importance. Tout comme Alain Françon. Tout comme les comédiens et les autres artisans de la pièce. Sans oublier que, pour changer un peu de spectacles à vocation excessivement performative ou en résonances avec des problématiques systématiquement sociales, avec distributions chiches ou moyens plutôt précaires, qui semblent devenir la norme en vigueur sur les scènes nationales, la teneur dramaturgique car éminemment littéraire de l'oeuvre est suffisamment avérée pour qu’elle se fasse connaître et apprécier de spectateurs d'horizons divers.

Ce n’est pas le moindre mérite de Jean Robert-Charrier, directeur de la Porte Saint-Martin et des Bouffes parisiens, que d’avoir, comme pour d’autres productions, décidé d’amenuiser le poids lourd de la sempiternelle opposition « théâtre public/théâtre privé » qui sépare encore trop systématiquement deux pôles d’excellences respectives, pourvu qu’un joyau de la rareté ne s’égare pas en vains compromis.

Comme on rend grâce aux épatantes éditions du Chemin de Fer, d'avoir publié, en 2019, La Séparation, curieusement écartée des éditions des œuvres complètes de Claude Simon pour les volumes de sa Pléiade. 

A eux tous, on dit vraiment un franc et immense « Merci ».

LA SÉPARATION, de Claude SIMON - durée: 1h 55

Du 24 septembre au 30 novembre 2025au Théâtre des Bouffes Parisiens - 4, rue Monsigny - 75002 PARIS. Métro: ligne 3, Quatre-Septembre-du mercredi au vendredi, à 20h, le samedi à 20h 30, le dimanche à 16h. Tarifs (selon catégories): de 13 à 46 €.

Puis du 15 au 17 janvier 2026, à 20h 30- Théâtre Montansier, Versailles - 13, rue des Réservoirs - 78000 Versailles. Tél 01 39 20 16 00. -de 16 à 40 € (selon catégories). 

Mise en scène Alain Françon
Avec Léa Drucker, Catherine Hiegel, Catherine Ferran, Pierre-François Garel et Alain Libolt

Assistante mise en scène Franziska Baur
Décor Jacques Gabel
Lumières Jean-Pascal Pracht
Maquillages coiffures Cécile Kretschmar 
Costumes Pétronille Salomé 
Chorégraphe Cécile Bon
Musique Marie-Jeanne Séréro
Accessoires Stéphane Bardin 
Collaborateur artistique Valéry Faidherbe

NOTES:

(1) L'Herbe, de Claude SIMON (1958), suivi de Lire l'Herbe, par Alastair Ducan, © Paris, éditions de Minuit, collection Double, 1986

(2) La Jalousie de Alain ROBBE GRILLET (1957), © Paris, éditions de Minuit, 2012.

(3) page 68 extrait de La Séparation de Claude SIMON, postface de Mireille Calle Gruber © Nolay (Nièvre), Editions du Chemin de Fer, 2019.

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