Ce n'est pas lui faire offense, je pense, de préciser que Gérard MOREL s'est risqué à un second métier de poète musical à un âge où certains ont déjà raccroché la guitare, éprouvés par trop d'années de cavales et de tournées. On a bien tort, objectivement, de toujours croire que la considération artistique ne peut s'évaluer qu'en fonction des années de jeunesse. Et les Ministères de Culture successifs devraient bien plutôt que d'encourager (sans pour autant les négliger, bien sûr) toujours les jeunes pousses, en accréditant plutôt l'idée qu'il faut des décennies pour qu'un artiste s'accomplisse vraiment. En témoigne, s'il fallait davantage s'en convaincre, un RILKE qui écrivait, en 1910, dans ses Cahiers de Malte Laurids Brigge : Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas ( c’était une joie faite pour un autre ), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.
Car, avant que de se présenter en solo, en duo, en quartett, en quintett (c'est une personnalité qui aime partager et ce n'est pas un vain mot), pour entonner des refrains ou des textes déshabillés de musique, Gérard MOREL a été (et demeure) un acteur qui s'est glissé dans les rêveries de divers metteurs en scène et non des moindres. Jugez-en plutôt avec ce parcours atypique (qui reste garant d'un plus vif intérêt que ceux plus communs qu'on croise un peu trop souvent, désormais): après la fondation d'une compagnie théâtrale dite "amateur" qui crée tour à tour ARRABAL (Le Tricycle ou Pique-nique en campagne), BRECHT pour Les Fusils de la Mère Carrar ou la pièce médiévale La Farce de Maître Pathelin), il est engagé, en tant que comédien permanent par Alain RAIS, directeur artistique des Spectacles de la Vallée du Rhône, dans la Drôme et l'Ardèche. Et pour y tutoyer (excusez du peu) PREVERT, RIMBAUD, DIDEROT, Dario FO, TCHEKHOV, Karl VALENTIN mais aussi des auteurs contemporains comme Yves RENAUD... Professionnalisée, sa Compagnie de la Chenille fait connaître John GAY et L'Opéra des Gueux, George Dandin de MOLIERE tandis qu'en tant qu'acteur il séduit à la fois le Centre dramatique national des Alpes, la compagnie Alertes dirigée par Chantal MOREL pour La Cruche cassée de KLEIST, ou des textes de Serge VALLETTI (La Conférence de Brooklyn sur les galaxies). L'auteur et metteur en scène Jean-Paul WENZEL ne s'y trompe pas et l'engage aussi pour Le Théâtre ambulant Chopalovitch de SIMOVITCH (qui, comme pour Le jour se lève Leopold ! de VALLETTI fera date, au début des années 1990 au point que la tournée du spectacle dure deux années, ce qui n'était pas si courant dans le seul domaine du théâtre public). Il rejoue BRECHT sous la direction de Philippe DELAIGUE et La Vie de Galilée avant que Matthias LANGHOFF l'embarque sur son Ile du salut d'après KAFKA (Théâtre de la Ville à Paris et TNP de Villeurbanne) ou pour L'Inspecteur général de GOGOL, au début des années 2000. Encore récemment, il a contribué aux tout récents spectacles de WENZEL, comme L'Amour d'un brave type du dramaturge Howard BARKER mis en scène à la Comédie de Genève (2004).
Bien qu'il ne s'en soit jamais expliqué nulle part (sauf erreur ou lacune de notre part), Gérard MOREL a vraiment fait partie de cette confédération d'artistes nés avec l'idée viscérale que l'Art dramatique ambitionne des vertus poétiques, réflexives. Loin des simples divertissements ou des trop secs domaines de Recherche.
En 1998, à l'âge de 46 ans, parce qu'il est aussi très friand de chanson française, il s'autorise à interpréter, en public, ses propres compositions et à enregistrer ses propres albums. Depuis, c'est plus de 1000 concerts qu'il honore. En s'entourant, de préférence, de divers complices. D'ailleurs, il a trouvé sa manière bien à lui de sous-titrer ses prestations scéniques pour ne pas trop tirer l'affiche à soi: "Gérard Morel et la clique qui l'accompagne", "Gérard Morel et les Garçons qui l'accompagnent", "Gérard Morel et l'Homme-orchestre qui l'accompagne" etc. sont autant de variations précisant le type de formations musicale et chorale qu'il invente et concrétise, au gré de ses fantaisies et de ses envies. Partager: ce verbe n'est pas indifférent pour lui, il est bien plutôt fondateur d'une éthique artistique. Avec ce que cela comporte de risques et d'audace, car mélanger aussi souvent et aussi différemment les personnalités présuppose avoir déjà confiance en soi et en ces Autres. Cet automne, il a convaincu la soliste Emma la Clown de croiser avec lui, les mètres carrés de scènes qui les programmaient.
Vous ne lirez peut-être pas - et c'est assez pénible- dans les grands quotidiens des réputés grands medias que ses concerts affichent parfois complets ou son portrait dessiné à grands traits en dernière page de ces mêmes journaux. N'est-ce pas plutôt bon signe, au contraire, à l'heure où bien des publics avouent être lassés qu'on ne parle toujours que des mêmes?
L'éloge de la grasse matinée avec Il pleut des cordes ou les irrésistibles Goûts d'Olga, pour vous en convaincre, sont à entendre et visionner ci-dessous. On se gardera bien, compte tenu du fait que cet article préférait présenter honnêtement l'artiste, de commenter ces chansons afin d'en conserver la drôlerie ou l'élan de tendresse qui les tissent. Et si, par bonheur, ce gars pas degueu venait à passer près de chez vous et qu'un éventuel cafard vous taraude, n'hésitez pas, si toutefois il reste quelques places, à vous rendre, même seul (e) à l'un de ses concerts. Parions qu'à la sortie, comme autrefois on pouvait voir les visages radieux des spectateurs ayant vu un spectacle théâtral donné par un Jean DASTE, à Saint-Etienne, la belle humeur communicative et artistique que MOREL dispense vous aura permis de raccrocher quelques rides montantes à la commissure de vos lèvres? (dans le cas contraire, votre "cas" est quasi désespéré).
Et, pour aller plus loin, après découverte (au cas où): http://gerardmorel.fr
dernier album paru: Afflûtiaux cafouilleux