L'idée était, au départ, brillante et même porteuse d'espérance : choisir un candidat commun à l'opposition de gauche face à l'éventuelle candidature du président de la République à la prochaine présidentielle. Cela supposait une initiative «à la Mitterrand» reposant sur l'élaboration d'un programme commun pour gouverner ensemble, derrière une personnalité légitimement qualifiée afin de conduire l'opposition à la victoire... une sorte de synthèse entre le modèle 1965, corrigé en 1974 et l'expérience de la «majorité plurielle» de 1997 à 2002.
L'expérience italienne
Le Parti socialiste, maître d'œuvre d'un gigantesque barnum préélectoral, proposait le modèle italien des «primaires» ouvertes pour gommer le souvenir des «primaires» fermées et internes de 2006. Or, le modèle italien expérimenté en 2005 (plus de 4 millions et demi de citoyens italiens de plus de 18 ans inscrits sur les listes électorales et «immigrés réguliers» domiciliés de plus de trois ans, votant dans 59 816 bureaux de vote et payant un «cens» participatif de 1 €) ne peut s'apparenter à la configuration de la gauche française ; le modèle italien consistait à regrouper (primaires de coalition) derrière Prodi une myriade de petits partis principalement de centre gauche.
Par ailleurs, le chef de l'exécutif italien n'étant pas élu au suffrage universel direct, les primaires à gauche associaient une procédure nouvelle de désignation d'un chef de l'opposition au suffrage universel «sympathisant» mais direct avec un scrutin de confirmation qu'étaient les élections législatives.
On connaît le résultat: Prodi plébiscité par un « peuple de gauche » dans ses « primaires de coalition » ne l'emportait, en avril 2006, que de quelques voix sur Silvio Berlusconi et dû démissionner en 2008 ; la seconde expérience de « primaires » italiennes, avec la participation de 3 millions et demi de sympathisants de gauche (de l'ex PC au parti centriste), ne permit pas à Walter Veltroni de battre la droite italienne au scrutin d'avril 2008... Tout ceci pour remarquer, comme Marc Lazare, professeur de sciences politiques, «qu'une primaire ne garantit en rien la victoire aux élections».
Quant au modèle des « primaires » américaines, il s'écarte entièrement du concept électoral français et même italien. Seulement la France, avec son mode d'élection présidentielle reposant sur deux tours de scrutin, se prête déjà à une représentation proportionnelle de l'électorat à l'occasion du premier tour: depuis 1974, quasiment toutes les grandes formations politiques ont leur candidat. A la représentation proportionnelle de l'électorat s'ajoute, en plus, à gauche comme à droite, une diversité de « petits » candidats.
Pour remédier à cet état de fait, et traumatisé par son élimination au second tour de la présidentielle de 2002, le PS a inventé un troisième tour... qui ne devait être, au moins pour la gauche, que le premier tour. Or, à l'exception des radicaux de gauche pour l'instant, tous les autres partis se sont mis en ordre de marche pour 2012, et très démocratiquement procédent en interne à leurs « primaires ».
Le Parti socialiste, dont les militants ont plébiscité le projet de primaires ouvertes, se retrouve aujourd'hui avec une machine infernale: désigner le candidat socialiste au scrutin de 2012 par un corps électoral qui ne serait que partiellement et authentiquement militant du parti. Curieuse procédure qui conduira, en octobre prochain, à toute sorte de dérives
Les deux voix du « corps électoral des sympathisants » !
S'il s'agit de compter, au-delà des «encartés», la population électorale «sympathisante» au Parti socialiste, il n'est pas certain que des primaires ouvertes y parviennent... et les instituts de sondage, à la limite, ont de meilleurs instruments de mesure. S'il s'agit de plébisciter ou faire plébisciter un candidat par des sources extérieures au parti, le résultat n'est, non seulement pas évident, mais même risqué.
Que demande-t-on à ces «sympathisants»: faire un don de 1 € et signer une «charte des valeurs de gauche». A ce stade, toutes les manipulations sont possibles et ceux qui se rendront aux urnes sauvages d'octobre 2011 peuvent autant venir, à ce «premier tour des élections présidentielles» de la droite voire de l'extrême droite comme des autres partis de gauche.
Au fond, un écologiste, par exemple, dispose ainsi de deux voix : la première, en octobre 2011, qui lui permet de valoriser le moins bon candidat socialiste pour mieux placer le candidat écologiste ; et la seconde en avril 2012 qu'il apportera au premier tour des élections présidentielles pour le candidat écologiste. Le même raisonnement est autant valable à droite ou au centre... et ce n'est pas l'émargement à une « charte des valeurs » (n'emportant, au demeurant, aucune contrainte juridique ou même morale) qui y ferait obstacle. Un électorat « centriste » peut très bien venir voter aux primaires socialistes pour favoriser le candidat le plus « libéral » du parti au détriment du plus « unitaire » ; de même un autre électorat issu du militantisme de la majorité présidentielle, sans état d'âme, voire bien cornaqué, peut fausser le jeu des candidatures socialistes en portant ses suffrages sur le plus faible adversaire face au président sortant ou d'ici là un autre candidat de la droite présidentielle...
Mais le problème le plus grave de ces primaires ouvertes n'est sans doute pas dans la cuisine électorale ou les arrières boutiques des faussaires. Il est dans l'histoire électorale, le droit et les valeurs de la République.
Pour la première fois une atteinte possible au « secret du vote »
Lorsqu'en 1989, Charles Pasqua lance avec Gérard Longuet (pour l'UDF-PR à l'époque), Alain Peyrefitte pour le RPR et Philippe Mestre pour les «adhérents directs» de l'UDF «une initiative pour des primaires à la française», nous sommes loin d'un affrontement possible Balladur-Chirac ; un premier texte est élaboré en 1990 et adopté par l'UDF et le RPR le 10 avril 1991 ; en juillet 1994, la machine s'affole et un premier avant-projet de loi est élaboré («relatif au concours apporté par l'Etat aux partis et groupements politiques désireux d'associer le corps électoral au choix de leurs candidats») ; le sondage Sofres publié le 1er juillet 1994 révèle que «pour 65% des Français, le système des primaires est aussi bien adapté pour la gauche que pour la droite», que «41% des Français sont pour la mise en place d'une procédure» et que «84 % souhaitent que le vote ait lieu dans les bureaux de vote».
A gauche, les radicaux du MRG étaient «globalement favorables» et plus tard, après 2002, dans une proposition de loi, Roger-Gérard Schwartzenberg confirmera ce choix.
Néanmoins après l'engouement, chacun s'interroge sur la constitutionnalité du projet, le problème délicat des comptes de campagne ; outre le traditionnel principe d'égalité de tous devant la loi surgit rapidement un autre aspect fondamental des libertés publiques : avec ou sans projet de loi, il devient clair qu'«un électeur refusant de participer à ces primaires pourrait être fiché comme n'étant pas de droite». «Il y aurait là une atteinte au secret des opinions politiques, dont chacun pourrait se plaindre devant les tribunaux», écrit Thierry Brehier dans le Monde du 1er décembre 1994. Dans les débats internes au RPR et même à l'UDF cet aspect du secret du vote oblige certains, comme Philippe Séguin, voire Alain Juppé, à devenir plus prudents et émettre de nombreuses réserves.
Cet «historique» n'est pas dépourvu d'intérêt car les primaires ouvertes pour désigner, hors les murs du PS, non plus un leader de l'opposition de gauche, mais le candidat du Parti socialiste relèvent aussi d'une certaine naïveté.
En clair, un non adhérent du PS qui signera la charte (non contraignante) des valeurs de gauche et qui aura payé son « denier du culte » se retrouvera automatiquement sur un fichier sans que l'on sache qui détiendra ce fichier et quelles sont les garanties apportées à sa conservation et son secret. Il ne s'agit pas, bien évidemment, d'une exploitation de type commercial de cette liste d'émargement qui n'aurait pas, d'ailleurs, une grande portée au niveau de la communication politique mais :
- de l'établissement pour la première fois depuis la Révolution française d'un «classement» nominatif, en dehors de tout cadre législatif et constitutionnel, de l'opinion (vraie ou fausse, au demeurant) de certains citoyens
- de l'établissement d'un cens pour avoir accès à un droit fondamental
- tristement d'une initiative qui vient de la gauche
- de la fragilité et de la non garantie de la conservation des listes d'émargement
Une autre inquiétude : droit de vote et délit d'opinion
Une « primaire » ouverte devrait, a priori, ne pas exclure des citoyens de leur droit de vote quelle que soit leur opinion ; or il est à craindre, dans la pratique, que tel électeur soit refoulé avant même d'émarger, sous prétexte qu'un voisinage l'aurait identifié comme «impur» à gauche. Avec des dispositions d'organisation nomade et des bureaux de vote qui ne seront pas tous tenus par des officiers d'état-civil, le risque de délit d'opinion ne demeure pas seulement une vue de l'esprit.
Imaginons un citoyen ayant satisfait à tout le parcours initiatique de la consultation... et qui se présente à une prochaine élection locale avec une étiquette non-conforme aux «valeurs de gauche» ; la section locale aura vite fait de dénoncer le «traître», «fiché» à vie. Car la notion de droit de rectification sollicité à la CNIL n'aurait aucune portée, s'agissant d'un fichier détenu par un parti politique, lequel, de par la loi, est protégé comme les associations cultuelles, les syndicats ou les obédiences philosophiques. En revanche, la boîte de pandore est ouverte pour les plaintes éventuelles devant les tribunaux.
Enfin les élus pourront prendre connaissance, avec plus de facilité, de ces listes d'émargement qui leurs révèleront, hors de l'émargement des militants, des opinions méconnues, des bonnes et mauvaises surprises...
Enfin le problème du financement
Plus technique, cette question s'éloigne de la préoccupation citoyenne pour intéresser, en revanche, les spécialistes du droit électoral et particulièrement ceux du financement des partis et des campagnes électorales.
En l'état, et en référence à la seule « primaire » fermée et donc interne au parti socialiste en 2006, on établit une différence entre les dépenses engagées lorsqu'il s'agit de procédures concernant la sollicitation ou l'implication des seuls adhérents du parti (avec certaines dérogations calendaires en matière de désignation du candidat) et les procédures visant «tous les électeurs et non les seuls militants» qui entrent dans les comptes de la campagne du candidat.
Quelles solutions ?
D'abord, car il s'agit de l'essentiel, s'assurer que :
- aucune copie ne soit faite des listes d'émargement
- aucune extraction (qui laisserait apparaître une «opinion sympathisante de gauche») ne soit établie par différence entre la liste globale et la liste des adhérents, des jeunes de moins de 18 ans et des étrangers inscrits au Parti socialiste
- les listes d'émargement de ces élections « primaires » qui concernent des électeurs non membres du parti socialiste soient conservées non pas par le parti politique mais par le juge des élections, à savoir le Conseil constitutionnel
- et dans ce cas que la conservation durant cinquante ans ne permette à quiconque d'y avoir accès, même pas les chercheurs.
Après 2012 et en raison du débat déjà engagé dès 1989, entamer un processus de réflexion législative fixant des règles bien établies, et particulièrement le secret du vote, dans un cadre constitutionnel compatible pour que les partis qui le souhaitent puissent concevoir des méthodologies fédératives à l'occasion des élections présidentielles à venir.
Au-delà de ces considérations et d'un devoir de précaution à prendre, le Parti socialiste, dont l'enjeu légitime est de gagner la prochaine élection présidentielle, par sagesse, devrait en revenir au mode de désignation interne, ce qui évacuerait d'office toute suspicion sur les manœuvres possibles, sources d'entachement et de décrédibilisation.
Denys Pouillard
Directeur de l'observatoire de la vie politique et parlementaire site : www.vlvp.fr