Faites entrer les témoins... Depuis 1959, vingt cinq personnalités se sont succédées « rue de Rivoli » puis à Bercy en charge du budget ; exception faite de l'actuel président de la République et des deux derniers titulaires, Eric Woerth et François Baroin, dix-neuf pourraient encore utilement témoigner mais trois sont au Conseil constitutionnel. Et l'on compte un ministre, trois députés, trois sénateurs, un député européen ; ainsi que le maire d'une grande ville, un président de région et un adjoint à la mairie de Paris ; trois (dont l'une des plus grandes fortunes de France installée en Suisse) sont retirés de la vie politique et deux autres- dont la seule femme titulaire de la fonction - continuent de servir autrement la République.
Robert Boulin, Pierre Bérégovoy - mais aussi Maurice Papon - firent partie du « club »...car il s'agit bien d'un club unique dans la République : un club de techniciens, les seuls au demeurant, dans l'exercice du pouvoir, à la tête des plus grandes directions administratives de l'appareil d'Etat, dont celle des impôts. Tous les gouvernements de la Vème République ont eu un ministre ou ministre délégué ou secrétaire d'Etat aux attributions spécifiques « budgétaires » (Valéry Giscard d'Estaing en est le premier titulaire dès le 8 janvier 1959 - « secrétaire d'Etat aux finances chargé du budget et de la fiscalité ») ; la nomination à cette fonction, souvent en début de carrière ministérielle, sert de rampe de lancement à des promotions plus honorifiques : des ministères plus politiques d'abord qui ont conduit quatre d'entre eux à Matignon dont un président de la République et deux autres à l'Elysée, sans, toutefois, avoir été chefs du gouvernement ; et par ailleurs, un président du Sénat.
La fonction technique expose le titulaire, davantage à la critique interne venant des ses collègues du gouvernement (les restrictions traditionnelles de crédits), qu'à la vindicte naturelle de l'opposition parlementaire ; le seul moment désagréable à passer n'occupe en fait que les trois derniers mois de l'année !
Ce « club » fermé assure une continuité républicaine qui peut tout autant conduire au renforcement d'amitiés politiques qu'à des protections pérennes que les ministres se transmettent, parfois contre leur gré. Les observateurs attentifs, dans les salles des pas perdus du Sénat et de l'Assemblée, savent reconnaître les connivences qui conduisent souvent à la tolérance et parfois à « l'ouverture » ! La transmission de pouvoirs, lors des changements de titulaires, est toujours accompagnée d'un entretien au cours duquel les « affaires courantes » comportent leur volet de « bienveillantes recommandations...généralement fiscales et surtout, ultime précaution sans note écrite ; mais il arrive, depuis que les post'it existent, que l'un de ces petits papiers colorés, imprudemment décollé d'un dossier, s'égare et rappelle au titulaire son obligation de résultat, surtout lorsqu'il s'agit, depuis une quarantaine d'années d'une recommandation « présidentielle » !
Dans l'ordre d'entrée en scène : Valéry Giscard d'Estaing, Robert Boulin, Jacques Chirac, Jean Taittinger, Jean-Philippe Lecat, Henri Torre, Christian Poncelet, Pierre Bernard-Reymond, Maurice Papon, Laurent Fabius, Henri Emmanuelli, Alain Juppé, Pierre Bérégovoy, Michel Charasse, Martin Malvy, Nicolas Sarkozy, François d'Aubert, Alain Lamassoure, Christian Sautter, Florence Parly, Alain Lambert, Dominique Bussereau, Jean-François Copé, Eric Woerth, François Baroin.
Les affaires d'héritages Bettencourt, Wildenstein, César et aujourd'hui Lagardère, en rappellent d'autres, moins connues ou moins popularisées, des années 70, visant des grandes fortunes industrielles. Mais il y a aussi les dossiers ordinaires de contrôles allégés, de pénalités effacées, de remises gracieuses qui entrent en conflit avec les instructions pénales et souvent désespèrent les magistrats. Toutes ces dérogations ont un motif valable dans l'intérêt de la France, de l'Histoire, d'un grand service autrefois rendu, d'un pied à l'étrier ou, avant les lois de moralisation de la vie politique, un « coup de pouce » offert à un parti ou à des campagnes électorales. Les trois dernières républiques regorgent de ces aides en nature...mais aucun des témoins n'osera avancer un nom, une date, même pas une anecdote : secret d'Etat...secret d'un club qui compte aussi sur l'obligation de réserve des « petites mains », de leur secret professionnel. « Voyeurs...vous ne saurez rien » !
En 2010, ces récentes « affaires »viennent bousculer la réputation technique traditionnelle de ce ministère annexe ou presque autonome qu'est celui des impôts. Elles font découvrir au grand public la fragilité d'un système qui, contrairement au passé, a tout mis en réseau au point de faire « sauter » le transformateur, faute de ne pas avoir su faire la distinction entre l'intérêt général avec ses fatales - mais non moins condamnables - exceptions, et les intérêts particuliers avec leurs rétributions, compensations inavouées et mélange des genres en y associant des fonctions partisanes.
Directeur de l'observatoire de la vie politique et parlementaire (site : www.vlvp.fr)