Quand je pense aujourd’hui aux migrations et aux frontières, il m’arrive de penser à la Our. Une rivière si discrète qu’on la prend parfois pour un simple ruisseau – et qui porte pourtant une frontière depuis plus de deux siècles. Pour moi, elle est bien plus qu’une ligne sur une carte : la Our, c’est la patrie, l’histoire, la mémoire, l’Europe.
Ma famille vient de là. Mon arrière-grand-mère était originaire de Verschneid, un minuscule hameau d’à peine soixante-dix habitants, dont le nom ressemble à verschneit – « enneigé » – et qui se targue d’être le seul village allemand situé à l’ouest de la Our, un cul-de-sac au bout du monde. Mon grand-père a grandi à Dasburg, pittoresque avec ses ruines de château au bord de l’eau. Pour lui, la Our était une porte vers un autre monde. Et pour moi aussi : enfant, nos week-ends étaient souvent des excursions là-bas, toujours avec le sentiment d’être au seuil de quelque chose de plus grand.
À l’horizon se dressaient les immenses antennes de Radio Luxembourg. Dans les années 1970, elles diffusaient de la musique moderne bien au-delà des frontières, jusque dans les foyers allemands. Pour ma mère, c’était de la magie : elle imaginait que les voix des animateurs sortaient directement des petites maisons au pied des mâts – comme si le monde commençait là, au milieu de l’Eifel.
Mon grand-père, né en 1929, voyait la Our autrement. Premier de sa génération à ne pas être envoyé au front, il avait grandi avec la ligne Siegfried dont les bunkers se dressent encore sur les hauteurs. Pour lui, c’était à la fois un terrain d’aventures et un paysage de peur : il se souvenait avoir volé des planches aux blockhaus pour en faire des skis improvisés, et en même temps d’avoir vu Adolf Hitler en personne dans
la région. Il connut aussi la ligne de front de 1944-45, quand Américains et nazis s’observaient, séparés seulement par la rivière. Après la libération venue de l’Ouest, il put, jeune apprenti, poser de l’autre côté de la frontière les bases de sa biographie d’après-guerre – on y parlait la même langue.
Cette frontière fut toujours plus politique que culturelle. En 1815, le Congrès de Vienne traça arbitrairement la Our comme frontière occidentale de la Prusse. Depuis, la ligne coupe des villages anciens : Übereisenbach ici, Untereisenbach là ; Stupbach d’un côté, Stoubach de l’autre. Jusqu’à aujourd’hui, on parle le même moselfränkisch des deux côtés. La frontière belge, elle, ne fut tracée qu’en 1920 après Versailles, à travers champs. Mon arrière-arrière-grand-mère est née dans un village qui était alors allemand et qui est aujourd’hui belge.
Nous nous sommes toujours vus comme Allemands. Mais pour moi, cette pluralité est devenue une richesse européenne : nous venons à la fois de France , de Belgique, du Luxembourg et d’Allemagne. Ce ne sont pas les frontières politiques qui décident de l’identité, mais les liens vécus – voilà l’essence même de l’Europe.
Car la Our est plus qu’un ruisseau frontalier. Elle peut paraître majestueuse – comme au barrage de Vianden, où elle forme une boucle spectaculaire, une sorte de «Grand Canyon d’Europe centrale ». Au milieu de ce décor, le château majestueux de Vianden. Quand le Tour du Luxembourg passe ici, les commentateurs de la télévision s’émerveillent eux-mêmes : « Comme notre pays est beau ! ».
Et à peu près au milieu de son cours s’élève le Monument européen d’Ouren : quatre pierres portant les noms de Konrad Adenauer, Joseph Bech, Paul-Henri Spaak et Robert Schuman – pionniers de l’unification européenne. Une cinquième pierre symbolise les traités de
Rome. Dans cette région rude des Ardennes et de l’Eifel – ou à proximité – ont grandi certains des pères fondateurs de l’Europe, marqués par un esprit frontalier semblable. Peut-être n’est-ce pas un hasard.
Pour moi, l’Europe à la Our n’a jamais été un slogan. Je me souviens de l’été 1990 :nous traversions en famille de Dasburg vers le Luxembourg comme si c’était évident – et les villages étaient déserts. L’Allemagne jouait son quart de finale de Coupe du monde contre la Tchécoslovaquie. Mon grand-père entra dans le poste des douaniers, qui regardaient le match à la télévision, et lança : « 1-0 pour l’Allemagne – but de Lothar Matthäus ! » Enfant, je me disais : incroyable, on peut passer au Luxembourg comme ça.
Trente ans plus tard, en mai 2020, j’ai profité de la première occasion après la fermeture des frontières due au Covid pour y retourner. Dans le premier village luxembourgeois, on me fit de grands signes amicaux ; partout flottaient des drapeaux européens peints à la main. On sentait que l’Europe, ici, n’était pas une formule, mais une réalité vécue.
Et puis, une singularité a traversé tout ce temps : depuis plus de deux siècles, la Our est un condominium – elle appartient à la fois à l’Allemagne et au Luxembourg. Ce statut a survécu aux ambitions impérialistes de l’Allemagne vers l’Ouest, aux guerres mondiales, au traité de Versailles, même à la pandémie.
Ma dernière promenade de Noël avec mon grand-père nous mena à la source de la Our. Nous l’avons cherchée – et nous étions presque déçus. Ici un filet d’eau, là un petit ruisseau ; nulle part une origine unique. Peu après sa mort, j’ai retrouvé dans ses affaires un ouvrage intitulé « La vallée de la Our – de la source jusqu’à l’embouchure. » Il ne l’avait pas écrit lui-même, mais il l’avait gardé précieusement. Il commence par ces mots : « C’est dommage qu’on ne découvre la beauté de sa patrie qu’à un âge avancé. J’ai dû chercher la source de la Our, mais une fois trouvée, j’ai suivi son cours. »
Pour moi, il ne pourrait guère exister de symbole plus beau de l’Europe.