Cadeaux fiscaux aux plus aisés, allégements d'impôts et de normes pour les entreprises, privatisations, démantèlement des services publics, rien de bien disruptif sous le soleil. Et la sempiternelle bouillie libérale censée justifier moralement cette captation de l'Etat au profit des intérêts privés, à savoir les bienfaits de la politique de l'offre, la théorie du ruissellement vers le bas, la pédagogie-endoctrinement de la dette, ou autre "Puisqu'on vous dit que c'est pour votre bien!", disruptive cette bouillie?
Tellement moderne que ces thèses ont été élaborées il y a plus d'un demi-siècle par Milton Friedman et ses pairs. Dans les années 80 (40 ans déjà!), les modernes de leur époque, Reagan et Thatcher, furent les éclaireurs de cette politique qui par la suite s'est développée un peu partout et ne fonctionne quasiment nulle part. Même Hollande y a trempé allégrement les doigts, jusqu'au fond du pot. Disruptif, dites-vous?
C'est vrai qu'il en faut des trésors d'ingéniosité pour nous expliquer froidement que la réforme de l'ISF et la flat-taxe servent l'intérêt général et vont révolutionner la lutte contre la pauvreté. C'est la mission confiée aux experts en économie (souvent des marcheurs déguisés), nous faire accepter cette idée contre-intuitive et surannée qu'il est urgent de porter secours aux riches. "L'argent ruisselle vers le bas" nous disent-ils, ce sont les lois de la gravitation universelle.
Or, cette théorie ne résiste pas à l'analyse des faits. Appliquée avec constance et minutie aux Etats-Unis depuis 40 ans -en particulier lors des mandats de Reagan et des Bush père et fils- elle a produit des effets remarquables : stagnation du salaire médian, explosion des inégalités, disparition programmée de la classe moyenne, phagocytage de toute la croissance par les 1% les plus riches.
Cela fonctionne tellement bien que, pour combler les déficits dus à la baisse des impôts progressifs et à l'évasion fiscale (1), il faut bien souvent lever de nouvelles taxes sur l'ensemble de la population (un bon exemple : la taxe carbone). L'argent ne redescend donc pas, il est pompé du bas vers le haut. C'est tellement évident que Macron, mal à l'aise, n'assume pas complètement cette théorie datée, il lui préfère la parabole des "premiers de cordées", pour noyer le poisson. Mais le résultat est identique : d'un côté les plus grandes fortunes de France, avec en tête de gondole Arnault un ami personnel de Macron, ont vu leur magot augmenter au delà de toute décence (+50% en deux ans pour les 500 les plus riches), de l'autre côté les gilets jaunes sont dans la rue.
Dans le privé, et ça ne date pas d'hier non plus, la politique de l'offre fonctionne à plein tube : nouveaux allégements de charges (40 milliards de CICE cette année soit presque le budget de l'éducation nationale), baisse de l'impôt sur les sociétés, flexibilité renforcée (lois travail). Et peu importe si depuis 30 ans on n'observe aucune corrélation entre l'assouvissement des doléances du MEDEF et le taux de chômage.
Autres vieilles lunes, les privatisations. Celles d'ADP, des barrages hydro-électriques, de la française des jeux et d'Engie sont justifiées par la même antienne frelatée utilisée il y a 15 ans lors de la scandaleuse privatisation des autoroutes : le lavage de cerveaux culpabilisateur de la dette. Et peu importe si d'un point de vue purement économique c'est absurde (2). Et puisque l'Etat doit se désengager de tout, dans le public aussi il faut sabrer au maximum. Mais comme c'est indéfendable politiquement, on utilise la novlangue habituelle : rationaliser, réformer pour plus d'efficacité, moderniser pour un service de meilleure qualité. Mention spéciale pour Blanquer, massacreur en chef de l'Education nationale, au discours bien rodé de marchand de tapis.
Et si d'aventure on réussit à dégoûter l'usager du service public, avec un peu de chance il se métamorphosera en client et deviendra lui-même acteur du démantèlement via les écoles privés, les cliniques, les retraites par capitalisation (encouragées par la loi Pacte) etc. Résultat des courses : d'un côté un MEDEF aux anges, des dividendes record versées par le CAC40 et des vautours qui salivent sur les futurs privatisations de notre bien commun, et de l'autre côté des fonctionnaires qui mesurent chaque jour l'étendue des dégâts (spécialement les fonctionnaires en première ligne: urgentistes, pompiers, policiers, professeurs) et qui sont à bout.
Autre vieillerie recyclée, la stratégie "Starve the beast" dont voici la définition de Wikipédia : "Starve the beast (que l'on pourrait traduire en français par « affamer la bête »), est une théorie conservatrice américaine visant à créer volontairement un déficit public, au moyen d'allègements fiscaux et de politiques de réductions d'impôts, afin de forcer ensuite l'Etat à faire des coupes budgétaires, réduire ses engagements dans certains secteurs tels que l'assurance-santé, la sécurité sociale ou l'éducation."
Manoeuvre délicate tout de même sans bafouer les règles européennes sur les déficits. La parade? Flirter avec l'épée de Damoclès des 3% pour justifier les nouveaux coups de rabot et surtout miser sur des déficits de temps long, à grande inertie, typiquement les retraites. Voilà pourquoi toute la politique fiscale du gouvernement est un assèchement programmé des cotisations sociales (3) . Or ces cotisations sont des salaires différés qui financent la solidarité nationale : santé, allocations chômage et retraites.
Et comme de bien entendu, le gouvernement nous alerte déjà sur les projections peu folichonnes des futurs budgets de la Sécurité sociale et de l'Unedic, budgets qu'il déstabilise pourtant sciemment. Alors la sentence tombe : il est nécessaire de "réformer" la Santé, de "réformer" les allocations chômage et de "réformer" les retraites. Contre-réformes que mène le gouvernement à tambours battants, dans une sorte de blitzkrieg destinée à tétaniser la contestation et à masquer la supercherie.
Macron accélère donc la mise en place des idées les plus frelatées du libéralisme, il n'a de moderne que l'impatience. Mais quels sont les véritables ressorts, en dehors de ceux affichés, qui orientent sa politique? En somme, pourquoi un tel archaïsme? Une grande partie du pourquoi découle des règles européennes, qui nous dictent la plupart des politiques menées. Macron a en effet peu de pouvoir en réalité, mais laissons cela de côté. Admettons -hypothèse gratuite, difficile à vérifier- que Reagan n'était pas idéologue et désirait simplement servir la soupe à ses amis et à ses mécènes. Admettons -même remarque- que Thatcher elle, au contraire, y croyait dur comme fer (4).
Observons alors le cas Macron. Il renvoie bien sûr l'ascenseur aux riches milliardaires qui l'ont financé et fabriqué médiatiquement. Mais "en même temps", il n'est pas exclu qu'il croit réellement à cette politique, ne serait-ce que pour soulager sa conscience. Si c'est bien le cas, alors Macron, malgré les efforts des communicants (5) pour le dépeindre en startuper rebelle, n'est que le rejeton spirituel -et anachronique- de Reagan et Thatcher.
(1) Car non contents d'être bichonnés, ils continuent à pratiquer optimisation et évasion, quand il ne s'agit pas de fraude. Mais ne soyons pas trop durs, ces belles âmes n'ont-elles pas sauvé Notre-Dame?
(2) Le gouvernement ne souhaite pas utiliser cet argent pour rembourser la dette et il a bien raison puisqu'à moyen terme cette stratégie finirait par accentuer les déficits, en raison du tarissement des rentes. Il veut placer cet argent et investir les éventuelles plus-values. Le problème c'est qu'il n'existe aucun placement qui offre un rapport rendement/risques aussi élevé que les rentes pérennes qu'il menace de privatiser. Sans compter l'aspect stratégique pour notre indépendance d'une part et d'autre part la mise en place du pire des systèmes, même du point de vue des économistes néoclassiques : le monopole privé. Cette absurdité est d'ailleurs élevée au carré dans une période où la France emprunte à taux d'intérêt nuls. Ne reste qu'une explication : le capitalisme de copinage c'est-à-dire l'utilisation de l'Etat comme d'un gisement d'opportunités pour ses amis.
(3) La baisse des "charges" des entreprises (CICE) est une nième baisse des cotisations patronales, la hausse des salaires du privé est en réalité une baisse des cotisations salariales. La loi Pacte contient également plusieurs dispositifs d'allégements de cotisations. Même les mesures destinées à calmer les gilets jaunes, et c'est un comble, poursuivent le même objectif : prime de noël désocialisée, heures supplémentaires défiscalisées, fausse augmentation du Smic supportée par la Sécu, atténuation de la hausse de la CSG. Une seule exception dans cette liste non exhaustive, l'augmentation de la CSG, qui comme il vient d'être dit sera finalement de moindre portée.
(4) Penser détenir la vérité est souvent plus dangereux car cela provoque le jusqu'au boutisme. Cela explique la férocité de la répression des mineurs dans l'Angleterre thatchérienne, qui fait écho à une autre répression, celle médiatique, policière et judiciaire des gilets jaunes. S'il y a effectivement disruption, c'est dans la brutalité de la mise en oeuvre des vieilles méthodes libérales. Voir à ce propos l'excellent article de Romaric Godin : les origines économiques de l'autoritarisme d'Emmanuel Macron .
(5) Il faut reconnaître que la communication, c'est-à-dire la désinformation de masse, est le point fort de ce gouvernement, aidé en cela par des médias publics aux ordres (ce n'est pas nouveau) et des médias privés (là c'est effectivement nouveau) quasi unanimement alignés. Sur les causes de l'affaiblissement du contre-pouvoir médiatique, lire le pamphlet de Juan Branco, "Crépuscule", qui explique aussi par le menu comment Macron a été placé.