Dans "1984", la Novlangue est une langue inventée par le pouvoir. Elle consiste à effacer ou remplacer méthodiquement les mots qui pourraient porter des idées potentiellement subversives, afin de détruire les moyens intellectuels permettant de fomenter une révolution. Dans notre monde, il en est de même : les think-tanks et les théoriciens du management produisent depuis longtemps un langage destiné à désactiver tout retour de la lutte des classes.
Ainsi le patron est devenu un "entrepreneur" décliné lui-même en "créateur de richesses" ou "créateur d'emplois". Le travailleur est une "ressource humaine", du "capital humain", voire un "coût". Dernier avatar en date pour neutraliser le conflit : l'usage factice du terme "collaborateur". De même, la "flexibilité", la "souplesse" ou l'"agilité" ont chassé la précarité, qui est le terme exact du point de vue des salariés.
Dans "1984", un des desseins de la Novlangue est d'exercer les citoyens à la double pensée. La double pensée est une capacité à accepter simultanément deux points de vue opposés (la guerre c'est la paix) et ainsi mettre en veilleuse tout esprit critique. On y reconnaitra sans mal le "en même temps" de Macron, dont l'objectif n'est pas de promouvoir la nuance, mais de l'abolir. Déclinant l'invitation au grand débat national en mars 2019, Frédéric Lordon ne s'y trompe pas. Extrait :
"En réalité, sur la manière dont vous utilisez le langage pour « débattre » comme vous dites, nous sommes assez au clair depuis longtemps. C’est une manière particulière, dont on se souviendra, parce qu’elle aura fait entrer dans la réalité ce qu’un roman d’Orwell bien connu avait anticipé il y a 70 ans très exactement . C’est une manière particulière d’user du langage en effet parce qu’elle n’est plus de l’ordre du simple mensonge.Vous et vos sbires ministériels venus de la start-up nation, c’est autre chose : vous détruisez le langage. Quand Mme Buzyn dit qu’elle supprime des lits pour améliorer la qualité des soins ; quand Mme Pénicaud dit que le démantèlement du code du travail étend les garanties des salariés ; quand Mme Vidal explique l’augmentation des droits d’inscription pour les étudiants étrangers par un souci d’équité financière ; quand vous-même présentez la loi sur la fake news comme un progrès de la liberté de la presse, la loi anti-casseur comme une protection du droit de manifester, ou quand vous nous expliquez que la suppression de l’ISF s’inscrit dans une politique de justice sociale, vous voyez bien qu’on est dans autre chose – autre chose que le simple mensonge. On est dans la destruction du langage et du sens même des mots."
Plus récemment : les réformes de l'assurance chômage inscrites dans le "plan pauvreté ", celle des retraites maquillée (encore!) en "réforme de justice sociale" ou plan de licenciement devenu "plan social" puis "plan de sauvegarde de l'emploi". Si la Novlangue détruit le langage, la double pensée détruit la logique même, en rompant avec le principe de non contradiction, sur lequel repose la science. Poussée à l'extrême, elle se concentre à la fin du roman "1984" en la maxime : "2 et 2 font 5".
Et bien là encore nous y sommes! Dupont-Moretti qui participe à la nomination des magistrats instruisant sa mise en examen, logique. La Russie qui bombarde ses propres pipelines, logique. Le vaccin est efficace mais les non vaccinés sont une menace pour les vaccinés, logique. EDF qui subventionne ses concurrents, logique. Les exemples sont malheureusement légion...
Dans "1984", la police de la pensée est chargée de traquer les crimes de pensée, et de punir et d'éliminer leurs auteurs. Ce rôle est attribué aujourd'hui à l'armée des fact-checkers, médias aux ordres, officines d'état. Ces inquisiteurs modernes invisibilisent, discréditent ou tentent de censurer tout avis qui diverge de la propagande officielle. La chasse aux dissidents, renommés à dessein "complotistes" est ouverte.
La police de la pensée utilise la psychologie mais également les télécrans, omniprésents dans l'univers de "1984". Ils servent aussi bien à la vidéosurveillance qu'à la diffusion de la propagande. Là encore, notre réalité n'est pas bien différente : caméras et drones de surveillance, données personnelles capturées par les Gafam, expérience du pass vaccinal bientôt généralisée en passeport sanitaire mondial, carte de crédit carbone. Le contrôle social à la chinoise s'étend peu à peu.
Quels sont les ressorts de cette implacable dérive? C'est finalement assez simple. En détruisant le langage et la logique, la vérité et la nuance ne sont plus accessibles et le débat devient impossible. Or seul ce dernier est susceptible de civiliser les conflits. Ne reste donc aux dissidents que la colère et la violence. Et dans le camp d'en face, la coercition brutale.

Voici la lettre de Frédéric Lordon dans son intégralité : Lettre
Quelques passages de ce billet ont été honteusement pompés dans Wikipédia, je m'en excuse...