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Billet de blog 17 mars 2024

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Aider l’Ukraine jusqu’à la victoire : une folie ?

Depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie de Poutine, le 24 février 2022, de nombreux leaders d’opinion arguent que la France se fourvoie en aidant militairement l’Ukraine, que ses intérêts sont ailleurs, qu’envisager toutes les possibilités, comme cela a été évoqué le 26 février 2024 par le Président de la République serait pure folie. Pour autant, s’agit-il d’aventurisme ou de réalisme ?

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Le problème auquel les Européens ont à faire face est considérable et heurte toutes les certitudes sur lesquelles s’était élaborée la construction européenne : rompre avec le nationalisme conduisant aux aventures militaristes, renforcer les solidarités économiques afin d’améliorer le niveau de vie des populations, limiter les dépenses militaires en s’en remettant pour l’essentiel à la protection américaine. Depuis le 24 février 2022 et ce conflit aux portes de l’Europe qui s’inscrit dans la durée, toutes ces fondations se trouvent ébranlées. Ceci conduit à réinterroger les contextes historiques qui ont conduit aux deux conflits mondiaux ayant débuté en Europe et à chercher à établir de possibles parallèles avec la situation actuelle. Sur ce point, une précaution s’impose, aucune situation géopolitique à un instant donné ne reproduit à l’identique une situation géopolitique ayant eu lieu précédemment. Néanmoins, certaines structures peuvent présenter des similitudes. Elles constituent des points de repère et contribuent à élaborer des réponses bricolées, dans un contexte incertain. Ceci présente toujours des risques et laisse ouverte la porte à des erreurs d’interprétation que les historiens jugeront à froid, plus tard, dans 50 ou 100 ans.

La première référence qui fut utilisée a été celle du mécanisme ayant conduit au Premier conflit mondial. Henri Guaino percevait, le 12/05/2022, la situation en Ukraine comme présentant des similitudes avec celle ayant débouché sur le pire par un engrenage implacable (Henri Guaino: «Nous marchons vers la guerre comme des somnambules» (lefigaro.fr). Il faisait ici référence à l’ouvrage de Christopher Clark (2013) : « Les somnambules. Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre ». Cette analyse d’un embrasement non voulu, mais où furent conduites les puissances européennes, contribua, pendant les années 30, à orienter les choix politiques des démocraties britannique et française et à ne pas leur faire prendre conscience de la nature du risque nouveau auquel la montée du nazisme les confrontait. La politique de « l’apaisement » (ou « Appeasement ») mise en œuvre, en tout premier lieu, par les Britanniques visait à offrir la primauté à la diplomatie et à ne pas se laisser entrainer dans un nouveau conflit mondial. Les références historiques permettant d’analyser les situations contemporaines trouvent là leurs limites. Cette volonté de faire jouer à tout prix la diplomatie et le dialogue correspond à l’attitude adoptée dans un premier temps par les états européens et en premier lieu par la France. Il fallait maintenir un canal de discussion avec Vladimir Poutine et ne pas « humilier la Russie » (comme l’indiqua Emmanuel Macron, le 3 juin 2022 (Kiev fustige les appels de Macron à « ne pas humilier la Russie » (lepoint.fr). Depuis le contexte a changé. La guerre s’inscrit dans la durée et l’éventualité d’une victoire de la Russie laisse entrevoir des perspectives angoissantes pour l’Union européenne, d’autant qu’une victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine, en novembre 2024, ne peut être exclue. L’Europe, cette puissance de paix, se trouve confrontée aux vertiges de la guerre. Hubert Védrine estimait ainsi, le 02/03/2024 qu’il ne resterait que quelques mois pour mettre Poutine en situation d’échec (voir le Journal Info Dimanche : Hubert Védrine : « Il ne reste que quatre mois pour bloquer Poutine » (lejournal.info).

L’approche du président français a évolué depuis. Il a suscité de sérieux remous internes et externes, en faisant valoir le 26 février 2024, qu’il fallait un « sursaut pour assurer la défaite de la Russie », et en ajoutant ne pas exclure l’envoi d’hommes sur le terrain (voir Le Monde du 27/02/2024 : Guerre en Ukraine : Emmanuel Macron appelle à un « sursaut » pour assurer la « défaite » de la Russie (lemonde.fr), ou Le Monde du 14/03/2024 : Guerre en Ukraine : la métamorphose d’Emmanuel Macron, colombe devenue faucon (lemonde.fr). Cette évolution ne résulte pas tant d’un zigzag dans l’attitude de la diplomatie française comme le pointe François Ruffin (voir Le Monde du 16/03/2024 : François Ruffin : « Sur l’Ukraine, les zigzags d’Emmanuel Macron perdent les Français et nos alliés » (lemonde.fr), mais  d’un changement de paradigme dans le référentiel d’interprétation. C’est dorénavant le schéma de la montée des tensions dans l’Europe des années 30, avec les revendications croissantes de l’Allemagne nazie et les atermoiements des démocraties, qui prévaut comme modèle interprétatif. Dans ce contexte, est-il fou d’envisager toutes les possibilités, et par là-même de laisser penser à Poutine que toutes les possibilités peuvent être envisagées ? Ou bien, faut-il lui indiquer a priori, les lignes oranges ou rouges qu’il ne faudrait pas dépasser, lui laissant le temps de mesurer ses risques et d’adapter sa stratégie ?

La formulation du changement d’attitude vis-à-vis de la Russie a suscité nombre de messages indignés. Ainsi, réagissant à l’annonce d’Emmanuel Macron, le leader de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon écrit immédiatement sur X le 27/02/2024 : « L'envoi de troupes en Ukraine ferait de nous des belligérants. La guerre contre la Russie serait une folie. Cette escalade verbale belliqueuse d'une puissance nucléaire contre une autre puissance nucléaire majeure est déjà un acte irresponsable. Le Parlement doit être saisi et dire non. Pas de guerre ! Il est plus que temps de négocier la paix en Ukraine avec des clauses de sécurité mutuelle ! ». Cet argument de l’impératif de négociation fut fidèlement repris par Adrien Quatennens sur BFMTV, le 13/03/2024 où il répéta « Il faut négocier » : Guerre en Ukraine: pour Adrien Quatennens, "il y a un conflit, il faut négocier" (bfmtv.com). Sur le principe cette position est généreuse, mais elle se heurte à trois interrogations majeures : négocier quoi, avec qui et avec quels objectifs ? Sans oublier, l’autre point occulté : que souhaitent les Ukrainiens dans cette situation ? Va-t-on (peut-on) les contraindre à abandonner une partie de leur territoire, pour acheter une paix factice ? Revenons sur le qualificatif de « folie », en procédant à quelques retours historiques : aurait-ce été une « folie » d’intervenir contre Hitler le 7 mars 1936 lorsqu’il ordonna la remilitarisation de la Rhénanie en violation du traité de Versailles ? Aurait-ce été une « folie » d’aider massivement les républicains espagnols suite au putsch militaire de Francisco Franco le 17 juillet 1936 ? Aurait-ce été une « folie » de ne pas signer l’abandon de la Tchécoslovaquie, l’alliée de la France, lors des accords de Munich des 29-30 septembre 1938 ? Un autre argument est fréquemment utilisé : ce conflit ne menacerait pas l’Europe, comme le laisse également penser Jean-Luc Mélenchon, le 28/02/2024 (voir Marianne : "Il n'est pas question d'aller faire la guerre" : Mélenchon "consterné" par Macron sur l'Ukraine (marianne.net). Il suffit de regarder la manière dont les Baltes, les Finlandais, les Polonais, les Tchèques ou les Roumains, sans parler des Moldaves qui ne sont pas membres de l’Union européenne, abordent ces questions pour se rendre compte que la menace russe est bien réelle et non une fiction comme le laisse supposer Jean-Luc Mélenchon. Quant au Rassemblement national, parti qui prétend incarner le patriotisme, il est clair qu’il est déjà vassalisé et prêt à toutes les compromissions. Lors du premier débat pour les élections européennes, le jeudi 14 mars sur Public Sénat (voir : Elections européennes : le Grand Débat (youtube.com), il  ne fit même plus mine de masquer ses intentions en confiant sa parole à Thierry Mariani, personnage affichant ouvertement ses positions poutinistes (voir son interview récente sur BFMT TV le 20 février 2023 : "Les deux parties" ont provoqué la guerre en Ukraine, affirme Thierry Mariani - Vidéo Dailymotion). Il y renvoie dos-à-dos agresseur et agressé et considère que des crimes de guerre sont commis des deux côtés, à égalité.

Il est par ailleurs surprenant que ce soient les mêmes qui dénoncent l’affaiblissement de la France et réfutent que l’on puisse tenir tête à Poutine. Très nombreux sont ceux qui pleurent à longueur d’émission de radio, ou de télé sur le « déclin » de la France, de l’Europe, de l’Occident, comme en témoignent les prises de position et les arguments pour le moins fragiles d’Emmanuel Todd, après avoir publié « La défaite de l’occident » (voir  TV 5 Monde, du 1er mars 2024 : https://www.youtube.com/watch?v=kn7D7wvF1QY). Ces propagandistes du « déclin » devraient reconnaître qu’il est utile que la France prenne un rôle de leader sur les questions de géopolitique en Europe, rôle qui ne peut convenir à l’Allemagne, en raison de son histoire, ni au Royaume-Uni, en raison de son retrait de l’Union européenne, ni aux Etats-Unis, moins concernés par le front européen que les Européens eux-mêmes.

Au final, est-il justifié de considérer qu’il s’agit d’une « folie » d’envisager le pire ? Malheureusement, non. Il faudrait surtout craindre dans le contexte actuel, que la seule et unique folie consiste à ne pas aider suffisamment l’Ukraine et à permettre la victoire de Poutine. Les promoteurs d’un prétendu dialogue possible avec le tyran, ne seraient, une fois de plus, que les répliques de Neville Chamberlain se targuant d’avoir obtenu la signature de « Monsieur Hitler » le 30 septembre 1938, après les accords de Munich et d’être ainsi parvenu, avec Edouard Daladier, à préserver la paix en Europe. La suite attesta qu’ils s’étaient fourvoyés. Rappelons-nous que des textes ont été signés engageant la parole de la Russie. Le mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994 (voir : https://treaties.un.org/doc/Publication/UNTS/Volume%203007/v3007.pdf)  garantissant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, il a été déchiré. Les Accords Minsk I du 5 septembre 2014, prévoyant un cessez-le-feu et la démilitarisation du Donbass, ils n’ont jamais été jamais appliqués. La signature de Minsk II, le 12 février 2015, visant à réactiver le protocole de Minsk (ou Minsk I), elle a été bafouée (voir : Tout ce qu’il faut savoir sur les Accords de Minsk en 22 questions - Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org). De fait, avec un personnage comme Poutine, il ne semble guère censé d’accorder la moindre confiance à une signature. Celle-ci ne vise qu’à obtenir un avantage tactique et non à régler une crise. La « folie » n’est donc pas là où l’ont placée tous les leaders d’opinion masquant difficilement leur tropisme pour Poutine. L’objectif n’est pas de vaincre la Russie sur son territoire, mais de la renvoyer dans les frontières d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Il ne s’agit pas non plus de renverser le régime de Poutine, cela ne peut résulter que des actions des Russes eux-mêmes.

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